Trois
Oncle Abe détourne le regard. Je suis tenté de faire pareil, mais je me retiens.
À mon grand soulagement, Olga connecte la seringue à la perfusion et non directement au cou de ma mère. C’est logique, puisque c’est la façon la plus facile d’accéder à la veine.
La réalité diverge encore de mon cauchemar quand je remarque le liquide transparent contenant les nanocytes et le fait que maman ne grimace même pas pendant cette épreuve. Et pourtant, ses sens sont renforcés par la peur, alors s’il y avait eu une raison de grimacer, elle l’aurait fait. Elle aurait sans doute hurlé également.
Les gens qui observent les écrans murmurent entre eux, mais personne ne paraît alarmé. Il y a beaucoup d’excitation dans l’air.
L’infirmière vérifie deux fois les signes vitaux et elle fait une grimace rappelant le Grinch. Avec un accent russe qui confirme les soupçons de mon rudar, elle dit :
— Je serai par là si vous avez besoin de moi.
Elle sort de la chambre sans attendre que quelqu’un réponde.
— Comment vas-tu ? m’enquis-je auprès de ma mère.
Elle hausse les épaules, manifestement perturbée par toute cette activité.
— Tout ira bien, Nina, dit Ada. J’en suis certaine.
J’ai lu une quantité innombrable de rapports et d’études sur le traitement, alors je devrais être aussi confiant qu’Ada. Mais je m’inquiète, car on n’a qu’une seule mère, comme on dit.
— Je sens une légère brûlure dans le bras, dit maman, mais ce n’est pas grand-chose.
— C’est normal quand c’est distribué par voie intraveineuse, explique Ada en jouant avec le bijou percé à travers deux endroits du cartilage de son oreille. Ce serait pire si vous aviez eu tout le liquide en même temps. Vous auriez pu avoir la nausée.
Je me demande où Ada a appris toutes ces informations médicales. Comme moi, elle a étudié l’informatique, bien que je n’aie pas écrit une seule ligne de code depuis dix ans. Ada au contraire, est la programmeuse la plus géniale que je connais, et c’est beaucoup dire. Dans mon travail, je rencontre des tonnes d’ingénieurs en informatique talentueux – sans parler du fait que mon meilleur ami est un expert en technologie célèbre dans le monde entier.
Comme si elle avait lu dans mon esprit, Ada dit :
— J’étais dans la chambre avec quelques-uns des autres participants, alors je sais à quoi m’attendre.
Ceci est encore un autre exemple de l’étrange comportement d’Ada en ma présence, qui a commencé quand j’ai rompu avec mon ex il y a quelques mois. Me reproche-t-elle mon manque d’intérêt apparent pour les autres participants ? Si c’est le cas, il se pourrait bien qu’elle ait raison, mais elle doit comprendre que tout ceci – depuis l’investissement d’une si grande partie de mon argent et de mon fonds de capital-risque dans Techno, jusqu’à impliquer mes amis dans la recherche et le développement des Cerveaucytes – est pour aider ma mère. Du moins, c’est ma motivation première. Bien sûr, je suis ravi que cette technologie mène également à de grandes choses pour d’autres gens, mais j’espère qu’Ada pourra me pardonner de me concentrer sur la personne la plus importante de ma vie.
— Comment cela se présente ? demande Ada d’une voix assez forte afin que les gens du fond ne puissent pas l’ignorer.
David, qui fait partie de l’armée d’ingénieurs de Techno, lève le pouce et dit :
— Jusqu’ici, tout va bien.
Ada hoche la tête, puis elle me regarde.
— Ne t’inquiète pas, dit-elle. Nina est toujours prévue pour être la première participante à passer à la Phase Une.
On dirait que mes soupçons sont avérés. Cela doit irriter Ada que je ne manifeste aucun intérêt pour les autres. Une fois que je serais certain que maman va bien, je passerai peut-être voir les autres participants, à commencer par Mme Sanchez.
— En quoi consiste ce traitement exactement ? demande oncle Abe en s’asseyant sur le canapé – la seule surface à ne pas être couverte de câbles.
Ada regarde ma mère, qui ne répond pas, ce qui me fait croire qu’elle a oublié les détails du traitement. En temps normal, cela me contrarie, mais comme nous sommes en train de réparer le problème en ce moment même, je reste optimiste.
— Ce liquide contient des Cerveaucytes, dit Ada quand elle est certaine que ni ma mère ni moi ne voulons parler. Il s’agit du produit que nous testons.
Mon oncle et malheureusement, ma mère regardent Ada d’un air ahuri et maman marmonne une paraphrase d’un proverbe russe sur les œufs qui veulent apprendre des choses aux poules.
— D’accord, laissez-moi recommencer, dit Ada en s’asseyant à l’autre bout du canapé. Les Cerveaucytes sont un type de nanocytes conçus pour pénétrer la barrière hématoencéphalique et créer l’interface cerveau-ordinateur la plus puissante jamais conçue.
Les regards ahuris ne changent pas, alors elle ajoute :
— Que savez-vous au sujet de la nanotechnologie et des neuroprothèses ?
En entendant le mot nanotechnologie, les yeux de ma mère se mettent à briller.
— Quand, j’ai terminé la fac la première fois, nous avions un microscope à effet tunnel là où je travaillais, alors il était souvent question de l’idée des machines moléculaires, particulièrement quand les traductions du travail d’Eric Drexler ont été disponibles.
— Pourquoi ai-je l’impression que je vais regretter ma question ? maugrée oncle Abe.
Pour sa défense, il a dû entendre maman parler de son ancien travail plus souvent que moi. Cet emploi est intimement lié à toute l’affaire concernant mon père, alors ces souvenirs sont comme de la dynamique émotionnelle pour maman. Comme je vois que mon oncle est sur le point de dire quelque chose qui pourrait vraiment la contrarier, je l’interromps en me laissant tomber sur le canapé entre Ada et lui.
En souriant à maman, je dis :
— La manière la plus simple d’expliquer les Cerveaucytes, c’est de dire qu’il s’agit d’un groupe de robots extrêmement petits. Ils nagent en ce moment dans ton flux sanguin jusqu’à ton cerveau où ils se brancheront sur tes neurones. Cela permettra toutes sortes d’interactions intéressantes.
J’ai déjà vu oncle Abe faire la même grimace quand il a goûté des uni sushi et qu’il a appris qu’uni est le mot japonais pour désigner les gonades d’oursin. Une fois qu’il a gagné la bataille du berk avec lui-même, il reprend la parole :
— Ça me paraît très invasif et effrayant, mais si quelqu’un devait accepter un tel traitement, c’est bien notre Nina.
C’est vrai. Maman est beaucoup plus aventureuse que son frère, y compris dans son choix de nourriture. Elle adore l’uni.
Je sens Ada se raidir sur le coussin du canapé, comme si elle se préparait à bondir. Je ne suis pas surpris. Le sujet abordé par mon oncle est la bête noire d’Ada.
— Ce n’est pas du tout invasif, dit-elle d’un ton qui s’approche dangereusement du territoire condescendant. Nina reçoit l’interface neurale la plus sûre qui existe. En n’exigeant pas d’ouvrir le crâne, comme il le faut pour d’autres technologies similaires, nous évitons le risque d’infection, sans parler de la fuite de fluide cérébrospinal...
— Ce n’est pas la première fois que quelqu’un a essayé de travailler directement avec le cerveau, interviens-je avant qu’Ada puisse gifler mon oncle au moyen d’une dissertation technique. Les patients atteints de Parkinson ou d’épilepsie reçoivent déjà des pacemakers spéciaux pour le cerveau. D’autres produits sur le marché – comme les implants rétiniens, par exemple – permettent aux aveugles de récupérer une vue rudimentaire, et les implants cochléaires permettent aux sourds d’entendre. Certains implants transforment les pensées en commande informatique de façon à ce que les patients tétraplégiques puissent contrôler leurs prothèses. Les Cerveaucytes peuvent remplacer tous ces implants dans le cerveau et, comme l’a dit Ada, de façon beaucoup plus sûre.
— Je comprends, répond oncle Abe, mais son ton me fait en douter.
En faisant semblant de tout expliquer à mon oncle, je continue en réalité pour la mémoire défectueuse de maman.
— Les Cerveaucytes sont le matériel informatique. Ils s’installeront partout dans le cerveau de maman et une fois que ce sera fait, nous pourrons utiliser le logiciel approprié – j’incline la tête en direction d’Ada, reconnaissant son rôle crucial dans la création des applications et des interfaces nécessaires – pour traiter la maladie de maman en stimulant les neurones qu’il faut dans des portions soigneusement sélectionnées de son cerveau, tout cela avec l’aide de superordinateurs externes. L’idée est de simuler les régions du cerveau pour compléter toute fonction manquante dans les parties lourdement endommagées.
Ada soupire et elle murmure quelque chose du genre :
— C’est à ce point-là que tu dois simplifier les choses pour les investisseurs ?
— Désolé, dis-je en lui donnant un petit coup de coude. Veux-tu expliquer la Phase Une à mon oncle ? Je suis certain que tu peux y arriver sans insulter l’intelligence de qui que ce soit.
— Effectivement, répond Ada, en particulier parce que la Phase Une est très facile à expliquer. Nous travaillerons essentiellement avec les neurones responsables de la vue, plus précisément ceux qui se trouvent dans la voie ventrale. Ma suite de services de réalité augmentée et de superposition d’informations invoquera l’API d’Einstein...
Oncle Abe tousse, interrompant Ada, et même les yeux de maman semblent perdus dans le vide. Malgré les capacités cognitives prodigieuses d’Ada, s’adapter à son public n’est pas son fort.
Poussant un soupir de défaite, Ada dit :
— Pourquoi ne t’en charges-tu pas, Mike ? Pendant ce temps, je me rendrai utile en vérifiant les écrans.
Elle se lève et elle marche en traînant les pieds jusqu’à l’autre côté de la chambre.
En décollant mon regard du jean noir moulant d’Ada, j’explique :
— Ada avait raison pour une chose. La Phase Une est vraiment très simple à expliquer, particulièrement si on la compare aux autres étapes. En résumé, tu verras des boîtes de dialogue pendues dans les airs, comme des bulles de pensée dans les cartoons ou les dialogues dans les b****s dessinées. Ces notes te seront fournies par une intelligence artificielle avancée nommée Einstein, qui est comme Siri dans ton téléphone – je regarde maman – ou comme Thanh dans le tien – je regarde mon oncle – seulement mille fois plus versatile est beaucoup plus intelligent. D’ailleurs, maman, Einstein a été conçu par mon ami Mitya. Tu te souviens de lui, n’est-ce pas ?
— Oui, effectivement, dit maman en russe, et je vois le sourire reconnaissant qu’elle adopte quand sa mémoire fonctionne comme il faut. C’est un gentil garçon, et puis un petit génie en plus.
— Si tu le dis, dis-je en ressentant une pointe de jalousie à cause de l’admiration sans faille de ma mère pour mon ami.
Même si elle a une très bonne opinion de mes capacités mentales, maman est partiale pour les gens dont le travail aboutit à de véritables produits. Elle les appelle les ‘faiseurs’. En conséquence, elle admire les magiciens des logiciels comme Ada et Mitya, puisqu’elle peut voir les applications qu’ils écrivent. Parce que je ne fais qu’investir de l’argent dans des entreprises, je ne suis pas un faiseur et je ne la rends donc pas aussi fière. Peu importe que sans moi, beaucoup de faiseurs ne puissent faire entrer leurs idées sur le marché.
— Tu n’as pas vu la débauche à laquelle a participé ton gentil garçon à MIT, lui dis-je avant de m’arrêter, me rendant compte que j’ai failli m’incriminer moi-même.
Maman pourrait correctement déduire qu’étant l’ancien colocataire de Mitya, j’étais également impliqué dans cette débauche.
— Tout le monde fait des choses stupides dans les universités américaines, dit ma mère sans rater une occasion de vanter sa propre expérience dans cette institution vénérable. Maintenant, pouvons-nous s’il te plaît revenir à l’explication de ce qui se passe dans ma tête ?
— Très bien, dis-je. Au début, tu auras des informations supplémentaires au sujet de tout ce qui t’entoure, essentiellement des notes sur les nouvelles personnes que tu rencontres ou les nouveaux endroits que tu visites. Ce sera comme quand je marche avec toi en te donnant des petits rappels. Bien sûr, nous ne te donnerions pas les Cerveaucytes uniquement pour cette phase, puisque des lunettes spéciales ou des lentilles de contact peuvent être utilisées pour ce type d’assistance à la mémoire. Une autre entreprise dans laquelle j’ai investi a précisément pour but de faire cela. Mais la Phase Deux conduit à une direction beaucoup plus intéressante, qui ne peut être atteinte que grâce aux Cerveaucytes.
— Nous sommes prêts, dit Ada avec enthousiasme. Nous attendons juste que JC nous rejoigne.
La porte s’ouvre et JC entre en se pavanant.
— J’ai toujours cru que les PDG étaient comme des loups, lui dit Ada. Je parlais de toi, et te voilà.
Je souris intérieurement. JC a de la chance qu’Ada ne soit pas russe, car l’équivalent de ‘quand on parle du loup’ en Russie est ‘souviens-toi de la merde, et la voilà qui arrive’.
— Bonjour, Adeline, dit JC en utilisant le prénom complet d’Ada pour se venger.
Ada cache son visage derrière l’écran, mais je sais que JC a gagné cette manche. Elle déteste son prénom complet presque autant qu’elle adore son surnom. Ce dernier honore son homonyme, la Comtesse de Lovelace. Ada Lovelace a conçu le tout premier algorithme pour un ordinateur mécanique prévu par Charles Babbage. Cette machine était nommée machine analytique, mais malheureusement, il ne l’a jamais construite, alors l’Ada historique n’a pas vu fonctionner ses programmes dessus.
JC ignore Ada et fait un sourire pervers à ma mère. Ce sourire, ses cheveux roux et son visage rond lui donnent l’air d’un leprechaun lubrique. Enfin, le sourire me paraît pervers à moi. Maman rayonne, alors même s’il me semble dégoûtant, elle doit l’apprécier. Encore une fois.
Ayant la quarantaine bien avancée ou le début de la cinquantaine, JC est l’employé le plus âgé de Techno, un endroit où certains m’appellent ‘monsieur’ alors que j’ai trente-cinq ans. Mais son âge n’est pas la raison pour laquelle JC est le PDG. Il est PDG parce qu’il a le pouvoir mystérieux de motiver les gens autour de lui. L’arme de choix de JC est de rendre les gens aussi excités au sujet de la technologie que lui, une technique qui ne fonctionne pas sur Ada, car elle ne pense pas que JC soit suffisamment excité – ce qu’il n’est pas, comparé à elle. Je me demande si Ada serait une meilleure PDG. Non pas qu’elle aimerait ce travail : elle n’aime pas gérer les gens. La convaincre de mener une équipe d’ingénieurs logiciels super intelligents a été un effort épique qui a nécessité des ruses et des suppliques.
— Vous vous appelez JC, n’est-ce pas ? demande maman.
— Oui. Puis-je vous appeler Nina, alors ?
JC marche vers elle et touche le coude sans intraveineuse.
— Je vous en prie, répond maman.
C’est peut-être moi, mais j’ai l’impression que JC prend un air suffisant parce qu’elle se souvient de lui alors qu’elle oublie la plupart des autres. Je suis tenté de lui dire l’expression favorite de ma mère au sujet des hommes : ‘pour une femme russe, un homme n’a besoin d’être que légèrement plus attirant qu’un g*****e’.
— Pouvons-nous s’il vous plaît commencer la Phase Une ? demande Ada.
Intéressant. Ada a interrompu cette conversation étrange. Cela signifie peut-être que je vois des choses qui n’existent pas ? Ada n’est pas une experte en ce qui concerne les interactions sociales, mais elle n’est pas impolie. Si elle remarque des gens plus âgés en train de flirter, elle ne les interrompt pas. Elle n’a pas dû avoir la même impression que moi.
— Si Nina est prête, dit JC, je pense que c’est une très bonne idée.
— Je suis prête, déclare maman.
JC hoche la tête avec sérieux et il va se tenir à côté d’Ada.
Je me lève du canapé et je les rejoins.
— D’accord, quand j’appuierai sur ce bouton – Ada frôle le bouton Entrée – la Phase Une commencera.
— Allez-y, dit maman en fermant les yeux.
Le doigt d’Ada survole théâtralement la touche pendant un long moment. Puis elle appuie sur le bouton en exagérant le geste.