1Julien contemple la vue offerte par la grande baie vitrée qui éclaire son salon. Pour mieux ressentir les éléments, il ouvre la porte-fenêtre et sort sur le balcon. Du quinzième étage, son regard survole les vallons cramoisis dessinés par les toitures qui s'étendent en contrebas. Leurs pentes aux inclinaisons variées s'entrecroisent, des gammes infinies de couleurs se mélangent par petites touches rectilignes allant du rouge cuivré au bleu ardoise. Parfois, dans une trouée, quand un bouquet d'arbres perce vers le ciel, une touffe verte ou jaune impose son contraste. Des sillons de pavés sombres aux parcours incertains forment les travées qui séparent les maisons enlacées et, plus loin, à la périphérie, un ruisseau de bitume plus large et éclairé de soleil, encercle la cité. À l'horizon, séparés par la plaine, les faîtages confondus du hameau voisin s'agglutinent autour de la flèche grise d'un clocher qui agace les nuages.
La crise du logement et les vieilles bâtisses faisaient fuir les jeunes vers les grandes villes, alors le maire de Lambersy n'y est pas allé par quatre chemins. Il fallait réagir, et réagir vite ! Ainsi Légo Land a surgi de terre en deux ans. Une nouvelle école et un supermarché sont en projet et, quand les électeurs tomberont d'accord sur le lieu d'implantation, la communauté des cinq communes voisines devrait donner le jour, à plus ou moins long terme, à une zone artisanale. Certains diront que ce nouveau quartier est comme une verrue au milieu du visage et qu'il défigure à jamais Lambersy. « Légo Land », c'est comme ça que les anciens du village ont baptisé cette résidence moderne, cubique et froide comme du marbre qui domine aujourd'hui la bourgade.
Du haut d'une de ces tours, perché sur son balcon, Julien observe et ne perd rien de tout ce qui s'y passe. Il voit tout et entend tout : les cris d'enfants qui montent de la cour d'école aux heures de récréations, les aboiements d'un chien qui se lamente dans une courée voisine, les crissements de pneus, les klaxons, les bavardages polis, tout lui parvient clairement et sans distorsion. Il pourrait rester des heures à observer en silence cette vision globale, que seule la hauteur peut lui offrir ; voir la vie toute proche dans la rue d'en bas et le spectacle plus lointain, plus étrange aussi, d'une course de nuages qui effleurent la campagne de leurs ombres fugaces.
Certes Légo Land n'est pas du goût de tout le monde, cet ensemble d'immeubles hurle son incongruité, sa raideur futuriste fait froid dans le dos, son altitude disproportionnée fait beaucoup d'ombre au village, mais à cet instant Julien n'en a que faire, tout cela n'est rien face au plaisir que lui procure la dominante situation de son appartement. Certains s'extasient devant un lopin de terre, ils plantent un carré de pelouse qu'ils tailleront chaque samedi, s'appliquent fièrement à cultiver quelques légumes dans un coin de leur jardin, ils ont les pieds sur terre, bien plantés dans le sol… tandis que lui, du haut de son balcon, au sommet de sa tour de verre, il peut embrasser la terre et le ciel !
Il se plaque contre la rambarde et ouvre les bras en croix. Il est le Christ au sommet du Corcovado… un vent tiède ébouriffe ses cheveux, il ferme les yeux et, comme Di Caprio sur la proue du Titanic, il crie intérieurement : « je suis le roi du monde ! »
Ses yeux fermés et une bourrasque appuyée le déséquilibrent, il se rattrape fermement à la balustrade et se penche en avant, le torse dans le vide… il rouvre les yeux sur la vie d'en bas. « Tiens, voila le facteur ! » se dit-il en découvrant la fourgonnette jaune garée à ses pieds.
Il se redresse avec agilité et se dirige vers l'ascenseur. Il n'attend rien en particulier, mais la venue du facteur déclenche chez lui une irrépressible curiosité. Le courrier n'attend pas. Sur le palier, il constate que l'ascenseur est deux étages plus bas et qu'il entame déjà sa descente vers le rez-dechaussée. Il mettra une éternité à descendre et à remonter… Julien empreinte les escaliers, après tout, un peu d'exercice ne peut pas lui faire de mal ! Tant qu'il s'en tient à la descente…
Quand il arrive dans le hall, le fonctionnaire a déjà terminé sa distribution et reprend sa course. Quelques voisins sont déjà au dépouillement. Julien ouvre sa boîte-aux-lettres et remarque tout de suite une missive qui ne ressemble pas aux courriers qu'il a l'habitude de recevoir, une enveloppe rose, d'un format original se dissocie des autres plis et attire son attention. Il s'en saisit et constate avec déception qu'elle ne lui est pas adressée. Quel dommage, pour une fois qu'une lettre promettait quelque chose de sympathique. L'écriture est délicate et soignée, sûrement une écriture de femme… à voir l'étui rose lilas, il n'y a pas de doute possible, il s'agit d'une lettre emplie d'attention toute particulière… mais elle n'est pas pour lui. Elle est adressée à Jérôme Beaumont…
— Jérôme Beaumont… ne serait-ce pas ?
Mais si ! C'est bien le magnifique échalas qui, en ce moment-même, lui tourne le dos et fait nonchalamment le tri d'un courrier abondant.
— Je crois que c'est pour vous ! lui dit Julien.
Et dissimulant sa déception sous un sourire courtois, il joint le geste à la parole en tendant à son voisin la superbe et mystérieuse missive. Celui-ci la prend du bout des doigts, sans empressement, sans y attacher plus d'importance, il la joint aux autres correspondances et continue son épluchage dans la corbeille du hall d'entrée.
— Pas très démonstratif, ce Monsieur Beaumont, pense Julien en regagnant l'ascenseur.
Cette lettre qui ne lui est pas destinée l'obsède encore ; elle dégageait un léger parfum, l'écriture inspirait une délicatesse hors du commun, la femme qui a écrit ces mots - car c'est une femme, il en est certain - doit être sensible et inspirée. Il y a des détails qui ne trompent pas. Le geste soigné d'une écriture dévoile la finesse et l'élégance de son auteur. Le ''B'' majuscule de ''Beaumont'' était un condensé de légèreté et de justesse, un graphisme rigoureux et souple à la fois, calligraphié avec aisance. Les noms et l'adresse y étaient inscrits avec amour et respect pour son destinataire. Ce Beaumont ne connaît pas sa chance.
Qu'en était-il du contenu ? Sûrement une lettre inspirée par l'amour, une lettre romantique pleine de sentiments avoués par écrit, une lettre gorgée de mots du cœur, de ces mots qu'on voudrait parfois crier si fort et qui ne sortent pas, de ces mots qu'on ne craint pas d'abandonner sur une page vierge, de ces mots qu'on ne se lasserait pas de lire, la lettre d'une femme qui ose déverser sa passion, qui met son âme à nu et dévoile sans censure la braise de son corps… cette lettre, c'est LA Lettre ! Julien en est sûr et il aurait aimé s'abreuver de ces lignes et fantasmer encore sur son expéditrice. Si Beaumont n'avait pas été là, il est probable qu'il n'eût pas résisté à l'envie de s'en saisir. Curiosité, transfert illusoire, fantasme. Cette belle enveloppe serait-elle restée quelques jours sur le guéridon de l'entrée, le temps pour Julien de nourrir l'illusion qu'elle lui appartenait un peu, juste un peu, juste le temps de se décider à la remettre enfin à son véritable destinataire ? Ou aurait-elle été décachetée dans la clandestinité et aurait-elle à tout jamais raté sa cible ?
Pendant que Julien monte les étages en fantasmant sur l'énigmatique missive, au rez-de-chaussée l'élégant Jérôme Beaumont regarde avec dédain l'enveloppe qui n'a aucun mystère pour lui, il en connaît l'origine… il ne se donne même pas la peine de l'ouvrir et la jette dans la corbeille avec les prospectus, puis sans aucun regret il monte quatre à quatre les escaliers, en sifflotant gaiement.
Parmi les vieux journaux et les publicités criardes, dans ce mélange de papiers froissés au parfum d'abandon, un pli parfait, d'un rose pastel, crie à l'encre bleue toute sa différence. Il est onze heures. Dans moins de vingt-quatre heures le contenu de la corbeille rejoindra un flot d'immondices qui emportera le message orphelin vers un océan d'oubli. Toute la journée des gens passeront et repasseront. Seule une main guidée par la curiosité peut encore l'arracher à ce destin funeste. Mais en aucun cas les savoureuses pensées renfermées dans ce billet doux, n'effleureront un jour le cœur de Jérôme Beaumont.
Julien a rejoint son appartement. Ah, Son appartement ! C'est qu'il en a parcouru des agences immobilières et des petites annonces avant de trouver la perle rare ! Situé au dernier étage de la résidence, il se compose d'un séjour-salon-cuisine en ''L'' donnant sur un balcon-terrasse ouvert sur la plus belle vue du village, une très grande chambre, un dressing, une autre chambre un peu plus étroite qui lui sert de bureau et une vaste salle de bain éclairée par une fenêtre, ce qui n'est pas fréquent pour un quinzième étage. Les pièces principales sont exposées plein sud et laissent entrer une lumière chaleureuse et rassurante qui dégèle les murs blancs. Ceux-ci sont ornés de tableaux exotiques aux tons fauves et rouges qui rappellent l'Afrique. Le sol est en parquet ambré, doux et tiède. Julien se promène toujours pieds nus chez lui, il aime le contact douillet et chaud du bois satiné. Un tapis à grosses franges délimite le coin du salon. Perpendiculaire au balcon, un large canapé en coton brun et écru invite à une assise profonde. Dans un coin, une lampe à balancier éclaire une girafe en ébène. Quelques petits meubles choisis, véritables trouvailles qu'il a achetées au compte-goutte au gré des occasions, bouleversent à peine le décor épuré de l'ensemble.
Il écarte les gros coussins et se laisse tomber dans le canapé pour prendre connaissance du mince courrier qu'il a récolté.
Téléphone – facture – facture et… refacture !
Bon ! Pas de quoi bouleverser la journée ! Il jette les enveloppes et dépose les bordereaux bien en évidence sur son bureau avant de se diriger vers la salle de bain. Il est en vacances depuis deux jours et ça fait deux jours qu'il n'est pas sorti, il n'a pas l'intention de tourner en rond une journée de plus. Dehors le soleil propage sa fièvre. Après une douche rafraîchissante, il ira profiter de la température de l'air.
Julien s'est associé à Simon, son ami de toujours. Ensemble ils ont créé une agence de voyages. Les affaires tournent plutôt bien, surtout depuis qu'ils ont mis en place un circuit touristique autour du viaduc de Millau. Celui-ci connaît un très franc succès : au cours de sa seule construction, un demi million de personnes s'était déjà déplacé pour l'admirer. Il est considéré comme une œuvre d'art de par son intégration dans le paysage. Lorsque la brume envahit la vallée du Tarn, il apparaît comme un immense voilier blanc à sept mâts naviguant dans le ciel. Le viaduc de Millau connaît déjà une renommée internationale et est considéré par certains comme « la référence architecturale du début du XXIe siècle ».
Julien sur ce coup-là ne s'était pas trompé. Bien avant la mise en service de l'ouvrage, là où tout le monde ne voyait qu'un chantier, lui il savait. Il savait qu'il y avait une place à prendre, et que les premiers arrivés seraient les premiers servis. Malgré l'avance considérable qu'il avait sur le projet, la concurrence était farouche, beaucoup voulaient s'approprier une part du gâteau. Il a parcouru l'Aveyron de long en large, mois après mois, année après année, pour trouver des partenaires fiables pour le transport, la restauration et l'hôtellerie. C'est au prix de longues négociations qu'il a su gagner leur confiance. Il fallait à tout prix, pour verrouiller et sécuriser le projet, obtenir de tous la promesse d'une exclusivité projetée suffisamment loin dans le temps, car deux ans avant l'inauguration du pont, il était trop tard pour entrer dans la partie, toutes les cartes avaient déjà été distribuées.
On parle aujourd'hui d'accentuer l'aspect touristique du viaduc en y aménageant des ascenseurs et des hublots à l'intérieur des pylônes. Julien et Simon n'ont pas de souci à se faire, le viaduc a encore de beaux jours devant lui.
C'est Simon qui a insisté pour que son ami prenne quelques jours de congés. Après les efforts soutenus qu'il venait de fournir ces quatre dernières années, l'agence était sur ses rails et avait atteint sa vitesse de croisière ; il pouvait se reposer sans crainte. Il fallait qu'il pense un peu à lui, qu'il décompresse, car ces derniers temps Julien n'était plus lui-même, il était irascible avec les secrétaires et parfois même avec les clients. Simon avait tenté à plusieurs reprises de le raisonner et de lui imposer une semaine de repos, mais sans résultat.
— Je peux tenir la barre tout seul tu sais ! Tu n'as pas confiance en moi ? Tu crois que tout va s'écrouler parce que tu n'es plus là ?
— Mais non, ce n'est pas ça ! Quand j'aurai besoin de vacances, je te ferai signe ! J'ai horreur qu'on prenne les décisions à ma place, je suis assez grand pour savoir quand je dois m'arrêter !
— Tu as fait un travail remarquable ces derniers temps, tu peux souffler un peu !
— J'n'ai pas envie de souffler figure-toi !
— Dis plutôt que tu as peur de t'ennuyer !
— J'aime mon boulot, qu'est-ce que tu veux ? Tout le monde ne peut pas en dire autant !
— Et à part ton boulot, tu ne sais rien faire d'autre ? Regarde-toi : tu n'as personne dans ta vie depuis des lustres, pas étonnant ; tu ne sors jamais !
— Mais si je sors ! Et je fais même des rencontres, figure-toi !
— Et ?
— Et rien qui te regarde !
— Dis plutôt qu'il n'y a rien à raconter !
— Tu m'emmerdes Simon ! Tu m'entends ? Tu m'emmerdes ! Qu'est-ce que c'est que cette manie que tu as en ce moment de te mêler de ma vie privée ?
— Il n'y a pas que ta vie privée qui m'inquiète ! Un jour tu vas péter les plombs !
Ils ne sont plus revenus sur le sujet, jusqu'au jour où Julien s'est entendu injurier un tour-operator japonais qui tentait professionnellement et le plus courtoisement possible de négocier un tarif pour une cinquantaine de ses congénères.
Simon avait raison, il avait franchement besoin de vacances.
— Profite de ces quelques jours et trouve-toi une fille ! avait-il ajouté.
« Trouve-toi une fille ! » Il est marrant Simon, il lui parle comme à un militaire en permission.
Ce que Julien attend de la vie, ce n'est pas UNE fille, c'est LA fille ! LA FEMME ! La compagne de sa vie, l'âme sœur, celle avec qui il pourrait tout partager, de qui il serait capable de tout comprendre au premier regard et qui lirait en lui de la même manière… Les histoires sans lendemain ne l'intéressent pas, il attend un engagement profond et sans retenue, il veut se donner en entier et souhaite la même chose en retour. Il attend de rencontrer la femme qui partagera son histoire. Il la veut belle et intelligente, il la veut délicate et sensuelle, il la veut femme, mère et sœur, il la veut sage et provocante, chaste et p**e, active, libérée et soumise… il veut en Elle, toutes les femmes du monde…
C'est peut-être à cause de cette exigence que les très rares embarcations amoureuses qui ont mouillé son cœur n'ont pas vogué longtemps avant de naufrager.
Julien sort de sa douche avec légèreté quand, au même moment, dans le hall de l'immeuble, Clarisse, sa voisine du cinquième, fraîchement mariée et toute jeune maman sort de l'ascenseur avec quelques difficultés. Elle pousse devant elle la poussette où se prélasse le résultat de six heures de souffrances ; Maxime, un adorable bambin déjà expert dans l'art de faire des bulles. Après s'être extirpée non sans mal de la cabine récalcitrante, elle s'arrête devant sa boite-aux-lettres et le chérubin se retrouve nez-à-nez avec la corbeille à papiers. Pendant qu'elle défriche le contenu de sa boite, bébé est attiré par la couleur bonbon du pli qui dépasse des chiffonnades amalgamées de la poubelle. Il n'a qu'à tendre la main et le tour est joué ! Le parfum de ce nouveau gadget lui plait bien, il est agréablement surpris et s'arrête de faire des bulles. Maladroitement, il tourne et retourne le carré de papier dans ses petites menottes et, fronçant le duvet de ses sourcils, il l'étudie avec le plus grand sérieux. Après réflexion, il se dit que cette grosse friandise au parfum si doux doit avoir bon goût. La meilleure façon de s'en assurer serait d'y gouter. Il commence par s***r un coin de l'enveloppe, au premier contact il fait la grimace, cette sucette n'a pas le goût auquel il s'attendait ; la colle, l'encre et le parfum mêlés… c'est un peu spécial, mais une fois la surprise passée, ça n'est pas si mauvais. Et s'il essayait par un autre coin ? Mais cette fois-ci en connaisseur ! Hummm ! Pas mauvais ! Pas mauvais du tout ! Plus on le s**e et plus ça devient mou ce truc, on peut même le mâchouiller et faire des boulettes. C'est une vraie découverte !
Clarisse est tellement absorbée par son courrier qu'elle ne s'aperçoit pas que son marmot est en plein nirvana. Elle range ses lettres dans son sac à main, en sort ses clefs de voiture et reprend l'ascenseur vers le parking souterrain. Maxime fait des crachouillis roses à présent. Il est aux anges ! Ce n'est qu'une fois arrivé devant sa voiture, quand elle eut retourné la poussette pour le saisir, qu'elle découvrit avec stupéfaction son rejeton papivore.
— Maxime ! Qu'est-ce que tu fais ? Mais c'est dégoûtant ! Donne-moi ça tout de suite !
Elle lui arracha son butin de la bouche. Alors, sorti brutalement de son extase, le bébé se mit à brailler comme un écorché vif.
Les sous-sols ont la particularité d'amplifier le moindre son ; bruits de talons, claquements de portière, pneus qui crissent sur la résine époxy, chaque petit bruit déchire le silence et crée une ambiance pesante.
Maxime fut immédiatement surpris par le phénomène, il ne s'attendait pas à déclencher un tel tremblement. La cathédrale de béton lui renvoya l'écho de ses braillements, ce qui eut pour effet direct de mettre fin à sa grande souffrance et comme un miraculé touché par la grâce divine, il stoppa net ses lamentations. Clarisse en profita pour lui clouer le bec définitivement en lui colmatant la bouche d'une tétine au miel. Sans y regarder de plus près, elle fit une boulette de ce qu'il restait de l'enveloppe et la jeta sur le côté. La pelote de papier alla se caler sous la roue avant de la moto garée sur l'emplacement voisin, une Honda CB500four de 1972, rutilante comme à son premier jour. Pas une bosse, pas une griffe, pas une trace de rouille ne vient trahir ses trente-six ans. La belle est habillée de vieil or et de noir lustré, parée de chromes sobres et étincelants, cependant ses appâts laissent indifférente Clarisse qui s'engouffre dans sa Volkswagen et démarre sans un regard pour le joyau de la cathédrale.
Triste destin que celui de cette lettre, si ardemment écrite et si froidement reniée. Chaque mot choisi avec soin, finement ciselé, lettre par lettre et déposé avec grâce et précision se retrouve incarcéré, recroquevillé dans un amas de papier froissé. Il n'y a plus de mot, plus de phrase, juste une encre amalgamée, des traits brisés, entrelacés de force, des survivants dans un chiffon tremblant au moindre courant d'air.
Sur son balcon, Julien se frictionne la tête avec une lotion mentholée tout en suivant des yeux la New beetle rouge de Clarisse qui vient de sortir du parking.
Avec une voiture aussi originale, difficile de passer inaperçu se dit-il en suivant chacun de ses déplacements sans la moindre difficulté et sans but précis. Comme ceux d'un gros chat, ses yeux s'amusent de cette balle rouge, qui file, disparaît et reparaît d'un bout à l'autre d'une rue. Des fois la balle bifurque sans prévenir et ressurgit là où il ne l'attend pas. Quand la balle s'éloigne au point de disparaitre pour de bon, le gros chat désabusé fait demi-tour avec dédain et rentre au bercail.
Après avoir enfilé un jean et un tee-shirt, il prend son perfecto sur l'épaule et quitte son appartement. Un doux soleil tiédit l'air et ce serait un crime de ne pas en profiter. L'ascenseur entame sa descente et Julien se régale par avance de la balade qu'il envisage. Le voyant rouge clignotant indique le sous-sol, une légère secousse, suivie d'un subtil tintement indique l'atterrissage de l'engin et l'ouverture imminente des portes coulissantes.
L'air du parking a une température et une odeur toute particulière qu'il est impossible de ne pas reconnaître dès la première bouffée. Julien pourrait se déplacer les yeux fermés dans cet endroit si familier. D'ailleurs, il ne se donne pas la peine d'allumer les néons. La lueur des veilleuses lui suffit amplement pour retrouver son emplacement et sa fidèle monture. Le moindre rayon de lumière se reflète dans les chromes de la Honda endormie. Comme pour des retrouvailles, à sa vue, Julien presse le pas et affiche un sourire.
Pour prévenir le pur-sang de sa présence il lui caresse la croupe en commençant par la selle et en remontant vers le réservoir, puis il s'agenouille près de la roue avant pour la débarrasser de l'antivol qui l'entrave. Il n'y introduit pas la clef, la boule de papier rose qu'il voit à cet instant le laisse perplexe. Mille questions l'assaillent.
— Est-ce que ça pourrait être ?… oui, c'est bien la même se dit-il en la défroissant, mais comment a-t-elle pu arriver là ? La première fois dans ma boite aux lettres et maintenant, au pied de ma moto.
Peut-on se dire harcelé par une lettre ? Il n'a pas rêvé, cette enveloppe, il l'a remise en mains propres à Beaumont. Il ne connaît pas les circonstances qui l'ont transportée par deux fois jusqu'à lui, mais il est certain qu'une force inconnue le relie à cette lettre, on n'échappe pas à son destin, cette lettre lui est destinée au-delà des apparences, au-delà même des intentions de son expéditrice. Si par deux fois elle lui est parvenue, d'une manière ou d'une autre, ce n'est pas par hasard, il est concerné, lui et personne d'autre. Il se sent tout à coup investi d'une urgence, d'une nécessité qui le dédouane de toute gêne et qui lui donne le droit de prendre connaissance du message. Cette lettre, il ne l'a pas détournée, il l'a découverte chez lui, à deux reprises sur des espaces qui lui sont exclusivement réservés. Elle a trouvé son chemin d'elle-même. Cette lettre ne lui était pas adressée, mais une manigance divine avait d'abord trompé le facteur et, par une conjoncture inexpliquée, avait ensuite déposé la missive à ses genoux. Quand ce genre de phénomène s'impose à vous, vous ne résistez pas !
« Désolé ma belle, mais ça sera pour une autre fois ! » dit-il en s'adressant à son impassible moto.
Cette lettre, il allait la lire et il allait s'en délecter, mais pas dans le parking. Il savait par intuition qu'une émotion même infime pouvait le transcender et, à aucun prix, il n'aurait voulu être surpris et partager son trouble avec qui que ce soit.
C'est à l'abri des regards indiscrets, en toute quiétude, dans l'intimité de son alcôve qu'il prendra le temps de voler les mots qui ne sont, malgré tout, pas pour lui.