I-3

2005 Mots
– On n’en fait plus comme cela ! Le moule est brisé ! Mais si, on en faisait encore ! Grand-mère le constata joyeusement, tandis qu’elle rentrait dans la vieille maison avec sa fille et Madel. Ce jeune homme était charmant, tout à fait bien élevé. Vital n’aurait qu’à prendre modèle sur lui. Certainement, il se montrait poli, mais sans cet air de déférence, cette courtoisie de l’ancien temps qui se remarquait aussitôt chez le jeune Marsy. – As-tu vu, Madel ? – Oui, grand-mère. Mais M. Vital doit être plus gai, plus amusant. M. Marsy paraît très sérieux. – Mais il a un sourire admirable ! Et ses yeux sont très, très beaux. – Très beaux, appuya distraitement bonne-maman, qui semblait un peu absente. Vers la fin de l’après-midi, après l’office, Constance et tous les siens vinrent goûter à la vieille maison. Les deux petites filles, qui n’avaient pas faim à la suite de toutes les émotions de cette journée, croquèrent un gâteau et allèrent s’asseoir dans le jardin, sous un cerisier. Elles se prirent la main et causèrent en petites phrases courtes, avec des silences recueillis. Le vieux banc craquait sous elles. De temps à autre, une cerise ou deux, gâtées, tombaient avec un petit bruit mat sur le sol sablé ou sur la robe blanche des enfants. Des mouches susurraient dans l’air chaud, qui sentait les fruits mûrs. Dans la plate-b***e, contre le mur, des sauges dressaient leurs longs épis fleuris dont le rouge ardent défiait les brûlures du soleil. Des héliotropes altérés penchaient leurs tiges lasses, qui venaient effleurer la bordure de buis, un peu émancipée, car grand-mère détestait les jardins trop peignés. Madel demanda : – Est-ce que ton cousin va rester longtemps ? – Jusqu’à après-demain seulement. Mais il reviendra peut-être aux grandes vacances. Il travaille beaucoup, pour être médecin, comme Vital. Je le trouve très bien quand il rit. Autrement, il m’intimide. Vital prétend qu’il est trop sérieux, qu’il ne sait pas s’amuser. Je l’ai entendu qui disait à papa : « Ce garçon-là vit comme un moine. » Et papa a ri beaucoup. Devant les enfants, une allée s’allongeait entre des cerisiers, des pommiers, des poiriers en quenouilles plantés le long des parterres bordés de buis, où les fleurs rustiques se mêlaient aux plantes aromatiques chères à bonne-maman, qui en faisait de mystérieux élixirs pour toutes les blessures. Comme le soleil s’abaissait, l’ombre commençait de s’étendre sur le sol et gagnait insensiblement du terrain sur la lumière qui éclairait encore le reste du jardin. Deux silhouettes d’hommes apparurent en haut de l’allée. Constance dit avec une petite moue : – Voilà Vital et Bernard. Ils auraient bien pu ne pas venir nous déranger ! Près de la forte carrure de son cousin, Bernard, très élancé, non complètement formé encore, semblait tout mince. Dans l’ombre qui restait lumineuse, son visage clair et fin palpitait de vie jeune, de force saine. En avançant, il regardait les deux petites filles en longues robes blanches, qui se tenaient par la main. Les cheveux de Constance s’échappaient de son bonnet de mousseline, collaient à sa tempe moite. Ceux de Madel formaient une auréole de petites boucles brunes autour du front d’un blanc mat, sur lequel s’attardait un rayon de soleil. Les grands yeux pensifs prenaient une teinte d’or foncé, dans la clarté qui environnait le délicat visage de Madel. Ils rencontrèrent le regard de Bernard, intéressé, souriant un peu. La petite bouche finement modelée, qui conservait depuis le matin un pli sérieux, se détendit légèrement. Madel dit à mi-voix : – Ton cousin a l’air très bon, et j’aime beaucoup ses yeux. Les deux jeunes gens s’approchèrent, causèrent un instant avec les petites filles. Tout en parlant, Vital étendait le bras et atteignait des cerises, qu’il détachait d’un geste vif. Les beaux fruits roses et sucrés disparaissaient entre ses lèvres charnues, d’un rouge ardent, qui laissaient étinceler, en s’entrouvrant, la blancheur de dents superbes. – Gourmand ! dit Constance. Si au moins tu demandais la permission à Madel ? Il rit, et cette fois toutes ses dents se montrèrent. – Ma foi, il est trop tard ! J’en ai déjà avalé une douzaine. Me les reprocherez-vous, petite amie ? Il se pencha vers Madel. La gaieté vive, entraînante, riait au fond de ses yeux câlins, au coin de ses lèvres entrouvertes. Madel sourit en répondant : – Oh ! pas du tout ! Prenez-en encore tant que vous le voudrez. Je sais que grand-mère en serait contente... Et vous aussi, Monsieur, prenez, si cela vous fait plaisir. Bernard remercia, en déclinant l’offre. Vital dit avec une nuance d’ironie : – Tu es un sage, qui ne goûte pas à tous les fruits, comme moi. – La modération est une condition essentielle du bonheur, tu ne l’ignores pas. Vital murmura : – Oui, peut-être. Mais, bah ! D’un geste, d’une chiquenaude, il éloigna une mouche importune qui se jouait autour de lui, dans la lumière. Il s’assit sur le banc, près de Madel, et se mit à causer avec sa verve accoutumée. Bernard restait debout. La clarté étincelante éclairait ses cheveux blonds et sa physionomie pensive, où l’énergie se devinait, latente, sous la douceur un peu froide. Il regardait Madel de ce même air intéressé qu’il avait eu ce matin, devant l’église. L’enfant, en écoutant Vital, en lui répondant, reprenait l’expression vive et gaie qui lui était habituelle. Elle riait sans éclats, recueillie encore, tout imprégnée de ferveur tranquille dans cette gaieté même. Avec son bonnet de mousseline et sa robe longue, elle semblait une charmante petite miniature, surtout près de Constance, plus grande, plus forte et sans grâce. De la maison, Mme Nisse appela : – Allons, rentrez, mes enfants ! Ils s’engagèrent dans l’allée, que l’ombre couvrait maintenant tout entière. Bernard et Constance marchaient en avant. Madel venait derrière avec Vital. La physionomie de l’enfant devenait subitement sérieuse, exprimait une sorte d’hésitation. Vital, près d’elle, s’avançait d’un pas nonchalant, en s’éventant avec son chapeau. Il sentit tout à coup sa main saisie par de petits doigts moites. – Écoutez, arrêtez-vous un peu... Je voudrais vous demander quelque chose... Il s’immobilisa, en abaissant son regard à la fois amusé et intrigué sur le visage un peu rougissant. – Quoi donc, Madel ? – Puisque vous habitez Paris, vous connaissez peut-être papa ? Un peu d’embarras s’exprima sur la physionomie du jeune homme. Il hésita, et dit enfin : – Oui, je le connais. Pas depuis longtemps, par exemple. Il y a quelques mois, je l’ai rencontré chez des amis communs. Mon nom l’a frappé. Il m’a demandé : « Êtes-vous de Bargenac ? » Quand il a su que j’étais le fils du docteur Nisse, il m’a dit : « Je me suis marié là-bas. » Les grands yeux bruns, si gais tout à l’heure, devenaient très graves et s’attachaient sur lui avec un intérêt ardent. Madel demanda d’une voix un peu oppressée : – Vous a-t-il parlé de moi ? – Non, ma petite amie. – Et... vous ne lui avez pas dit que vous me connaissiez ? Vital fit un signe négatif. Il semblait toujours un peu gêné, comme quelqu’un qui ne sait trop jusqu’à quelles limites il lui est permis de parler. Madel, très fine, saisit aussitôt cet embarras. Elle demanda néanmoins : – Comment est-il ? – Très bien encore, très aimable, très homme du monde. Il s’occupe beaucoup de musique, c’est un amateur remarquable. – Alors, il est tout seul à Paris ? – Mais... oui. Madel secoua la tête. – Je sais bien que vous ne me dites pas tout ce que vous savez. Mais j’aimerais mieux que vous me répondiez tout simplement : « Écoutez, Madel, je ne peux pas vous en dire davantage. » Elle parlait d’un petit ton sérieux, en regardant bien en face la physionomie mobile de Vital. La lueur d’or éclairait ses yeux graves, dont l’expression devenait singulièrement profonde, un peu ardente. Vital la considéra un instant, en silence. Il dit pensivement : – Quand vous serez jeune fille, Madel, personne ne résistera à vos yeux. Il vit un candide étonnement sur la physionomie de l’enfant. Alors il sourit en ajoutant : – Vous avez bien raison de me faire ce reproche. Il était beaucoup plus simple, en effet, de vous dire que, connaissant par mes parents les raisons de vos aïeules, je me suis abstenu de parler de vous à votre père. Et il ne m’appartient pas non plus de vous donner d’autres détails à son sujet. Au bout de l’allée, Bernard et Constance se détournaient, en les appelant. La petite main de Madel serra celle de Vital. – Je vous remercie de ce que vous m’avez appris. Mais j’ai eu tort de vous le demander. Je sais bien que grand-mère et bonne-maman agissent pour le mieux et que ce sont elles seules que je dois questionner. – Bah ! c’est une bien petite faute, Madel ! Et après tout, il est très naturel que vous souhaitiez connaître quelque chose de votre père. Elle hocha la tête. – Non, pas en dehors d’elles. Aussi, je leur raconterai tout, ce soir. Surtout le jour de ma première communion, c’est très mal, vous comprenez ? Dans l’ombre claire du soir qui venait, le visage enfantin frémissait un peu, les yeux s’éclairaient d’un pur reflet d’âme très blanche, de conscience toute droite. Une émotion grave vint transformer, pour un instant, la physionomie vivante et gaie de Vital. Il posa sa large main musculeuse sur la tête de Madel en murmurant : – Vous n’êtes que blancheur. Il n’y a pas encore d’ombre dans vos yeux. Bernard Marsy revint aux grandes vacances, avec sa mère, cette fois. Ils passèrent quinze jours chez les Nisse. Mme Marsy vint faire une visite à la vieille maison. Elle était toute petite, comme grand-mère, toute mince, avec un fin visage qui se flétrissait un peu et des cheveux blonds coiffés en bandeaux très simples. La claire sérénité de son regard, le sourire discret de ses lèvres pâlies, la grâce tranquille de toute sa personne plurent beaucoup à Madel. Et Madel plut infiniment à la visiteuse. Elles se revirent les jours suivants, chez Mme Nisse. Dans le grand jardin tracé a l’anglaise, toujours garni de fleurs recherchées, Mme Marsy causa avec Madel, qui lui raconta sa vie dépourvue d’événements importants, sa jolie petite vie d’enfant très bonne et très heureuse. Elle dit comme elle aimait ses aïeules, et comme la vieille maison, le cher jardin plein de fleurs lui semblaient les lieux les plus beaux du monde. Mme Marsy murmura, en lui caressant les cheveux : – Demandez à Dieu d’y rester le plus longtemps possible. Et gardez-les toujours, comme un refuge. Vital, bien que toujours aimable et jovial, se montrait beaucoup moins disposé qu’aux vacances précédentes à amuser les petites filles. Mme Nisse disait d’un air soucieux : « Il a la tête ailleurs, » Le docteur levait les épaules : « Eh ! laisse-le ce garçon. Il est d’âge à se conduire seul ! » Quelques excursions furent organisées. Le sérieux Bernard se révéla très gai, plein d’entrain. Madel, quand elle marchait près de lui, avait une impression de sécurité singulière, et elle aimait à sentir sur elle le ferme et profond regard de ces yeux bleus dont grand-mère, qui en était décidément un peu amoureuse, disait avec enthousiasme : – Ce sont des yeux où l’on voit l’âme. Puis les Marsy partirent. Vital, quelques jours plus tard, quitta aussi la petite ville pour aller chasser chez un ami, dans la Corrèze. Madel reprit sa vie uniforme, entre les chères aïeules et Constance. Deux fois par semaine, elle allait chez M. Charminat. Cécile lui apprenait le piano et le solfège. Dans la grande pièce sombre résonnaient les notes chaudes de la voix de femme, les notes grêles de celle de l’enfant. La robe blanche de Cécile, son fin profil éclairait la pénombre. Ses belles mains agiles glissaient sur les touches. Des sons d’une douceur vibrante s’échappaient, se répandaient dans le salon à demi obscur, et de là au dehors, par les fenêtres ouvertes sur la cour étroite où le soleil n’atteignait que vers la fin du jour, pendant de courts instants. Cécile accueillait toujours Madel avec la même bonté affectueuse. Mais l’enfant remarquait chez elle de fréquentes distractions, un air absent, préoccupé. M. Charminat, lui aussi, semblait soucieux. Il confia un jour à bonne-maman : – Figurez-vous que ma petite m’a demandé de la laisser entrer au théâtre ! C’est ce Parisien de Vital Nisse qui lui a insufflé cette idée, en lui assurant qu’avec sa voix elle obtiendrait des succès sans nombre. Ma Cécile, au théâtre ! Je me demande comment, avec son éducation sérieuse, elle a pu avoir ce désir. Mais à la façon dont je lui ai répondu, elle a bien vu qu’il serait inutile d’insister. D’ailleurs, après toutes les raisons dont j’ai appuyé mon refus, je suis persuadé qu’elle a rejeté loin d’elle cette idée. Quant à Vital, lorsqu’il reviendra à Bargenac, je le prierai de se dispenser de venir chez moi. Ce garçon-là est trop Parisien pour nous. Bonne-maman demanda : – Craignez-vous que Cécile ait un sentiment pour lui ? Il leva les bras au plafond en murmurant : – Le sais-je ? Je ne connais rien à ces cervelles de femmes ! En tout cas, mieux vaut qu’elle ne le voie plus, car Cécile Charminat, sans fortune, n’est pas un parti pour le fils Nisse. Et je ne voudrais pas voir ma petite souffrir de ça, vous comprenez ?
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