Chapitre 1
Une gifle claqua, une femme poussa un cri perçant et la musique assourdissante se tut, créant un silence formidable. Cependant les spots de lumière explosaient toujours si bien que les danseurs, abrutis par l’intensité des sons, semblaient les entendre encore et continuaient de se trémousser sur le plancher marqueté du grand salon.
Enfin, se rendant compte de l’arrêt subit de la musique, les couples se figèrent. L’atmosphère trop chaude empestait la fumée et la sueur.
— Merde, gronda Fortin vaguement inquiet, on ne fume pas que du belge, ici !
Tout soudain, il avait senti que les choses prenaient une mauvaise tournure. Cette odeur de m*******a, cette faune de fils à papa ne lui disaient rien qui vaille.
Planqué dans un coin, il tâchait de passer inaperçu mais vu sa stature et sa gueule de Gary Cooper, ça lui était difficile.
Quelques filles qui l’avaient repéré avaient tenté des approches sans équivoque.
En vain. Jean-Pierre Fortin n’était pas là pour se payer du bon temps. D’ailleurs, cette ambiance frelatée lui faisait horreur. Il avait, au retour d’une journée de bricolage sur le bateau de l’association de plongée sous-marine dont il faisait partie, accepté d’accompagner son copain Béjy à cette espèce de rave party miniature.
Béjy, pompier professionnel, était le président de cette association dont le but était de localiser et d’explorer les épaves coulées au fil des siècles dans les parages dangereux de la pointe du Finistère1.
Alors qu’ils buvaient tranquillement une bière, leur travail fini, accoudés au bastingage du Talenduic, le bateau dont ils venaient de réparer le moteur, le téléphone portable du pompier avait sonné, troublant la paix du soir.
C’était Anne, la femme de Béjy, affolée : leur fille encore adolescente s’était laissé entraîner par une b***e de jeunes friqués à une soirée privée dans cette luxueuse villa du bord de mer.
Désemparé, le pompier regarda son colossal copain, le capitaine Fortin de la police nationale, attaché au commissariat de Quimper, quêtant muettement son assistance.
— Qu’est-ce qui se passe ? avait demandé Fortin, intrigué par l’air inquiet de son ami.
Celui-ci l’avait rapidement mis au courant et Fortin, homme d’action s’il en était, ne tarda pas à apporter sa réponse avec une économie de mots remarquables. Il vida sa canette de bière, la jeta dans la poubelle, et laissa tomber :
— Eh bien, on y va !
Béjy était bien d’accord pour « y aller », mais aller où ? Tout ce que sa femme lui avait dit, c’était que le type avait embarqué leur fille dans une Porsche décapotable, dont elle lui avait donné l’immatriculation.
Ces renseignements avaient suffi au capitaine Fortin pour identifier l’heureux propriétaire de cette bagnole, un petit mec de la « jeunesse dorée » du département, qu’il avait entendu quelque temps auparavant pour une histoire de trafic de drogue.
Les géniteurs du gamin, usant de leurs relations, avaient « écrasé » l’affaire et la petite frappe s’était retrouvée libre comme l’air en se payant le luxe d’adresser un doigt d’honneur au capitaine Fortin.
Il n’aurait pas dû. Comme les éléphants, dont il avait la placidité, Fortin avait de la mémoire. Ce doigt d’honneur s’y était inscrit à l’encre indélébile avec les adresses auxquelles on était susceptible de retrouver ce charmant bambin.
« Kermanec’h » en faisait partie. Cette grande villa des années 30 était la résidence secondaire du docteur Cornec-Duquesne, éminent chirurgien propriétaire d’une clinique privée et père du garnement.
Lorsqu’ils étaient arrivés sur le parking du domaine, ils avaient immédiatement repéré une Porsche décapotable.
— C’est celle-là ? s’enquit anxieusement Béjy.
— Il ne doit pas y en avoir trente-six, répondit laconiquement Fortin.
Béjy avait alors demandé :
— Qu’est-ce qu’on fait ?
— Vas-y, avait dit Fortin. Tu récupères ta gosse, tu la ramènes et on rentre.
Fallait tout de même pas compliquer les choses simples !
N’étant pas directement concerné, il avait suivi son copain jusqu’à la porte d’entrée qui était ouverte à deux battants, sans doute pour faire bénéficier le voisinage de « l’admirable » musique électronique qui assénait ses basses avec une régularité métronomique.
Heureusement, le parc était vaste et le voisin le plus proche à un demi-kilomètre de la villa Kermanec’h.
Sans être de la carrure du commandant Fortin, l’adjudant Béjy était un gaillard avec lequel il fallait compter. Pompier professionnel, sportif accompli, plongeur émérite, il avait commencé sa carrière chez les prestigieux pompiers de Paris, un corps où on ne trouvait guère de mauviettes.
Fortin avait vu Béjy fendre l’assistance et s’adresser à une jeune femme qui, sans doute à la suite d’une question qu’il avait posée, lui avait indiqué le fond de la salle. Ensuite, il l’avait perdu de vue.
Puis, entre deux basses de cette assourdissante musique, il avait entendu deux hommes s’engueuler avec véhémence, puis une petite voix paniquée :
— Non, je ne veux pas, laissez-moi !
Les invités, dans un état second causé par l’abus d’alcool et les quelques pétards qu’ils avaient fumés, empuantissant l’atmosphère, n’en avaient pas été troublés et, tels des zombies habités par un mauvais esprit, ils avaient repris leurs balancements sur le plancher parsemé de mégots, jusqu’à l’arrêt brutal de la sono.
Une voix éraillée cria :
— Musique ! Qu’est ce que tu fous, Jeannot ?
Jeannot devait être le disc jockey de la soirée. De la pièce voisine, où se trouvaient les platines, on entendit des bruits de meubles bousculés, des ahanements, si bien que Fortin se décida enfin à bouger.
Effectivement, il y avait une bagarre. Deux petits costauds maintenaient un troisième homme qui n’était autre que son copain Béjy.
Un adolescent blême, le masque crispé, retenait contre lui une toute jeune fille qui sanglotait convulsivement et gigotait désespérément dans l’espoir de faire lâcher prise à son tourmenteur.
Celui-ci, au comble de l’excitation, gronda :
— Faut savoir ce qu’on veut, ma vieille, si tu es venue ici c’est pour y passer ! Et si tu ne te tiens pas tranquille tu vas prendre une volée par-dessus le marché.
Joignant le geste à la parole, il leva sur sa victime un bras menaçant. Il n’eut pas le loisir de le rabaisser car il sentit soudain son poignet emprisonné dans une implacable étreinte.
— Du calme gamin, conseilla Fortin en serrant un peu plus sa prise.
Toute excitation avait quitté l’agresseur qui, sous le coup de la douleur, dut lâcher la jeune fille. Son visage, s’il était possible, avait encore pâli et ruisselait de sueur.
Il tomba à genoux sur le plancher en râlant :
— Lâchez-moi, espèce de brute, vous me faites mal !
Fortin, bon bougre, desserra son étreinte d’un cran :
— Et à elle, tu ne lui faisais pas mal ? Tu vas te tenir tranquille maintenant ?
Mais l’autre, qui avait repris son souffle, brailla :
— Joë, à moi Joë !
Répondant à cet appel, un nouveau venu fit son apparition. Devant lui les danseurs s’écartèrent craintivement.
Il faut dire que le gaillard qui arrivait était plutôt inquiétant : une silhouette de bodybuilder, un crâne rasé de près luisant sous la lumière et surtout, une batte de baseball à la main.
— Lâche-le, ordonna-t-il à Fortin d’une voix éraillée.
Il tenait sa redoutable massue de la dextre et du gros bout tapotait sa paume gauche comme s’il se régalait par avance de la correction qu’il allait infliger à cet empêcheur de v****r en rond.
Fortin libéra sa victime qui entreprit de se masser le poignet.
— Qu’est-ce que c’est que ce plouc ? demanda l’homme à la massue en toisant Fortin avec mépris.
— C’est un fou ! assura hargneusement l’autre, sans cesser de se frictionner avec une mimique douloureuse. Il m’a à moitié cassé le bras.
Fortin ne répondit pas. Il ne quittait pas Joë des yeux. Finalement, il conseilla d’une voix calme :
— Pose ton joujou, pépère, tu vas finir par te faire mal.
« Pépère » ne parut pas être du goût du chauve ; sa bouche se tordit en un rictus mauvais.
— Si quelqu’un doit avoir mal, ça ne sera pas moi ! dit-il en s’avançant vers Fortin la matraque haute. J’vais t’apprendre à vivre, connard !
La batte de baseball faucha l’air en direction de la tête de Fortin mais ne balaya que le vide. Devançant le geste de la brute d’une fraction de seconde, Jipi s’était laissé tomber sur le bras gauche comme un danseur de hip-hop, lançant ses jambes au ras du plancher, il faucha le malheureux Joë qui chut lourdement sur les fesses.
Avant qu’il ne soit revenu de sa surprise, Fortin était sur pied et, tandis que l’autre à quatre pattes cherchait à récupérer son arme, il lui asséna une gifle qui claqua comme un coup de canon. Puis le saisissant au col, il le redressa d’une seule main et lui envoya dans le fondement un vigoureux coup de pied qui le propulsa en avant dans une délicate vitrine Renaissance contenant de l’argenterie. Le meuble ne supporta pas le choc et s’abattit avec fracas sur le corps du malabar qui resta KO pour le compte.
Un silence de mort s’abattit sur l’assemblée. La jeune fille que Fortin avait libérée d’un mauvais sort s’était réfugiée auprès de deux autres invitées, guère plus âgées qu’elle, qui la consolaient de leur mieux tandis qu’elle était secouée de sanglots.
C’est alors que le fils du propriétaire des lieux se saisit d’une bouteille de champagne vide, la brisa sur le coin d’une cheminée de marbre et, muni de cette arme improvisée, s’avança vers Fortin l’air mauvais :
— Si tu crois que tu vas faire la loi ici… commença-t-il en essayant de prendre un air menaçant.
Une jeune femme s’avança et s’interposa :
— Arrête, Gaétan ! Arrête !
Puis, à l’intention de Fortin :
— Vous n’allez pas vous bagarrer, j’espère ? Qu’est-ce que c’est que ces histoires ?
— Jusqu’à présent je n’ai fait que me défendre, et défendre mademoiselle, plaida Fortin.
— Qu’est-ce qu’il fout ici ? demanda le nommé Gaétan qui n’avait pas lâché son tronçon de champenoise.
— Pff ! cracha un autre type. C’est un incruste…2 On ferait mieux de le vider, avec la p*****e.
— Bonne idée ! approuva un petit mec tout en se tenant prudemment en retrait. Si ça se trouve, il a buté Joë.
— Tu ne sais pas ce que tu racontes, dit Fortin. Buté par un coup de pied au cul ? On aura tout vu !
Il s’avança vers le gamin qui serrait fiévreusement son tronçon de bouteille en le regardant droit dans les yeux, si bien que celui-ci, comme hypnotisé, ne fit pas un geste pour se défendre.
Presque avec douceur, Fortin lui enleva son arme improvisée des mains en lui disant, réprobateur :
— Tu vas finir par te blesser avec ça !
Puis il prit un seau à champagne qui contenait des glaçons fondus, il le versa sans ménagement sur le crâne du tondu qui s’ébroua en grognant.
— Tiens, ironisa Fortin, voilà le mort qui se réveille !
La jeune femme qui s’était interposée vint vers Fortin :
— Allons, monsieur, laissez tomber…
Un jeune complètement allumé lui tendit un verre :
— Tiens, bois plutôt un whisky !
Fortin allait prendre le verre qu’on lui présentait en signe de paix, quitte à le déposer sur une table, lorsque l’autre, avec un ricanement hystérique, lui en balança le contenu au visage.
Aveuglé par l’alcool, Fortin s’essuya d’un revers de manche et respira fort pour refouler son envie de claquer le museau de ce petit con mais à ce moment deux gamins enhardis par sa passivité tentèrent de le pousser vers la porte. Mission impossible pour ces freluquets : campé sur ses jambes, Fortin était aussi inébranlable qu’un menhir.
Le tondu s’était relevé. Il avait encore le regard trouble et s’était entaillé la peau du crâne lorsqu’il avait percuté la vitrine.
Du sang, dilué par l’eau dont Fortin l’avait arrosé pour le faire reprendre ses esprits, avait coulé sur sa chemise blanche.
Un cendrier vola en direction de Fortin et alla fracasser une vitre. À ce moment il se sentit saisi aux bras par deux autres fêtards qui tentèrent de le paralyser. Il se secoua, mais les jeunes, surexcités, étaient tenaces.
Le tondu profita de ce que l’attention de Fortin était retenue par cette intervention pour le charger tête baissée. Il le percuta au niveau de l’estomac et, sous le choc, Fortin tomba en arrière et son crâne heurta le plancher, lui faisant voir trente-six chandelles.
Le temps qu’il reprenne ses esprits, le tondu était sur lui et deux autres types, dont le nommé Gaétan, continuaient de lui bloquer les bras. Jipi sentit une sainte rogne l’envahir. Cette fois il était réellement en état de légitime défense. Il évita le marron que le tondu lui destinait en tournant sur le côté puis, se secouant comme un sanglier, il replia ses bras sur sa poitrine, écrasant ses deux agresseurs et, les écartant soudain, il les projeta à quelques mètres de là.
Le tondu, qui avait donné du poing dans le plancher, cherchait vainement sa batte de baseball pour achever cet « incruste » si coriace et fut gratifié d’un autre magistral coup de pied aux fesses qui l’expédia derechef dans les débris de la vitrine dont il ne restait plus grand-chose.
C’est alors que Fortin se rendit compte que des éclats de lumière bleue allumaient les fenêtres et que des coups vigoureux assénés sur la porte d’entrée retentissaient.
Une voix mâle glapit :
— Gendarmerie, ouvrez !
1. Voir L’or du Louvre, même auteur, même collection.
2. Quelqu’un qui impose sa présence, notamment dans une fête à laquelle il n’est pas invité (de « s’incruster »).