0 h 50

2891 Mots
0 h 50Daniel Éberlin plaqua l’accord final de Love me tender, écouta mourir les dernières harmoniques avant de détacher les doigts du clavier. Quelqu’un dans la salle applaudit. Il abaissa poliment la tête, à l’intention de son admiratrice qu’il devinait dans la demi-obscurité de l’un des boxes. C’est elle qui tout à l’heure lui avait commandé Love me tender, par l’intermédiaire de Karin, l’hôtesse. Les autres clients ne réagirent pas, soit parce que les états d’âme d’Elvis les laissaient de glace, soit parce qu’ils avaient les mains trop absorbées, vu que ça flirtait serré ce soir dans les compartiments très fonctionnels du Train-Bleu : il y avait des jours comme ça. Une heure moins dix. Éberlin déplia de biais ses longues guibolles engourdies (près de quatre heures qu’il était devant son instrument), il rangea partitions et pupitre, referma le piano, se leva. A la sono, Mathis le patron enchaînait avec Strangers in the night. Éberlin éteignit la lampe, descendit les deux marches de l’estrade et remonta le couloir qui desservait la double enfilade des accueillantes alcôves (banquettes panoramiques et discrètes veilleuses individuelles). Il était manifeste qu’en dessinant les plans de sa boîte, un an plus tôt, dans cet ancien entrepôt à grains de la rue des Moulins, Mathis s’était inspiré de la disposition des sièges dans les voitures Corail, l’appellation Train-Bleu ayant toutefois prévalu pour d’évidentes considérations de standing. Au moment où Éberlin arrivait à la hauteur du 3 (chaque alcôve était affectée d’un gros numéro de cuivre, collé sur la demicloison de séparation), l’occupante lui adressa un signe du doigt. Il s’arrêta. — J’ai beaucoup aimé, dit-elle. — Merci. — Est-ce que vous me feriez le plaisir de vider une coupe avec moi ? Elle s’exprimait d’une voix grave, presque masculine, en vrillant les r. Une étrangère. Seule. La quarantaine, brune, très maquillée, les yeux hardis. Une bague à sa main étalée sur le guéridon flamboyait. Éberlin sourit : — Vous êtes très aimable, madame, mais je dois rentrer tout de suite. Des raisons familiales. Il s’inclina, continua, de sa longue foulée décontractée, sa chevelure souple dansant sur sa nuque. Au fond des alcôves, de part et d’autre, il entrevoyait des formes tendrement appariées, dans la pénombre hospitalière. Un couple, au milieu du couloir, s’excitait sur place, yeux clos, soudé des cuisses aux lèvres. Le Train-Bleu n’était pas un dancing – « Bar de nuit », annonçait la publicité, « avec ambiance musicale » – mais ç’aurait été, bien entendu, de très mauvais goût de rappeler au règlement des gens qui abandonnaient cent francs au guichet et sifflaient du champ’ à cinq cents balles l’unité. Éberlin débouchait du couloir. Au comptoir du bar américain, Hector, le Martiniquais, le museau plus revêche que jamais, mesurait une série de scotches. Devant lui, sur leurs perchoirs, la classique brochette des prédateurs de nuit. Mathis, appuyé à la cage vitrée du PC directorial, draguait carrément Karin, la nouvelle hôtesse, une rousse aux gros nichons, engagée de l’avant-veille. C’était fou, la valse des hôtesses au Train-Bleu ! En moins de deux mois de présence, Éberlin en avait vu défiler près d’une demi-douzaine. On racontait que les exigences amoureuses du patron y étaient pour quelque chose. Mathis était court sur pattes, tout en bedaine, avec des bajoues livides et, habillant son crâne lisse, une moumoute noire fournie qui lui bouffait le front, conférant à ce Casanova abusif une expression à la fois chafouine et bornée. De loin il gratifia Éberlin d’un mince salut distrait et dans un second temps parut se rappeler quelque chose et lui jeta un mécanique : — Meilleure santé à votre dame ! Éberlin secoua la tête et grimpa au petit trot l’escalier hélicoïdal. Il avait déclaré à Mathis que, sa femme étant souffrante, il souhaitait ne pas trop s’attarder ce soir. Bon prince, Mathis lui avait fait grâce d’un quart d’heure… En vérité, Kouka se portait comme un charme, mais elle l’avait tellement tanné toute la sainte journée, qu’il lui avait promis de rentrer plus tôt. C’était chaque fois la même corrida, quand elle se croyait enceinte : torrents de larmes, récriminations et résolutions funestes, la grande déprime. Et même en faisant la part de la comédie, Éberlin n’aimait pas la savoir seule dans de pareilles dispositions. Il traversa le hall d’entrée, eut un mot aimable pour la préposée au vestiaire, Mme Keller, pinça les phalanges flasques de Gerling, le portier taciturne, et sortit. Il resta quelques instants immobile devant la porte, offrant ses joues moites à la caresse poivrée qui montait de la rivière. 0 h 55. La rue des Moulins était vide, toute pleine du grésillement vaste de l’écluse de la Wurtzmuhle. Dans le « wynstub » voisin, Chez Haas, où fréquentaient les Allemands, un chœur d’hommes chantait Muss i’denn. Éberlin repensait à la cliente du 3. Son regard effronté, sa voix aux consonances étranges. S’il l’avait désiré… Ce n’était pas la première fois qu’une belle esseulée lui témoignait de l’intérêt. Le processus avait été presque toujours identique, un billet que Mathis le patron lui faisait tenir par l’hôtesse : La dame du box numéro… souhaiterait entendre tel air. Elle vous invite à boire un verre avec elle en fin de soirée. Il exécutait le morceau demandé, jouait Love Story ou Borsalino ou Let it be. Et boudait fermement la seconde partie du programme. Mathis un jour le lui avait reproché : — Attention, mon vieux ! Vous allez indisposer la clientèle ! Il avait mis les points sur les i : — Monsieur Mathis, je crois avoir été engagé pour la saison en qualité de pianiste. Pas comme play-boy ! L’autre avait calé, mais Éberlin pensait que depuis sa cote au Train-Bleu avait nettement baissé. Il n’en avait jamais parlé à Kouka, laquelle, en dépit des superbes théories ultra-libertaires qu’elle affichait, était jalouse comme vingt tigresses. Éberlin se détacha du portail. Sa voiture était garée place du Cygne. Il se demanda s’il passerait par le pont des Moulins ou suivrait le quai du Woerthel, le long d’un des bras de l’Ill. Il opta sans raison consciente pour le deuxième itinéraire, remonta la rue sur une centaine de mètres, atteignit la corne du quai, alors qu’une heure tombait à l’église Saint-Thomas, aussitôt relayée par le bourdon de Saint-Pierre-le-Vieux. Devant lui, l’échine massive des Ponts-Couverts, la palette or et encre de la rivière, la ponctuation composite des quais et ruelles de la Petite-France. Il s’engagea sur l’étroite chaussée. — Hep, monsieur ? dit la voix enfantine. Il s’arrêta, l’aperçut qui s’extrayait de l’encoignure d’une porte, une fillette, haute comme trois pommes, fluette, avec un long col gracile et un casque de cheveux blonds frisés comme une toison. — Tu viens avec moi, monsieur ? Campée devant lui, elle le considérait d’un air sérieux, les deux mains aux hanches, en tendant joliment le cou. Sur le mur gris la robe très courte jetait une tache claire. — Avec toi ? Mais où cela ? — Chez maman. Elle pointa l’index en direction du vieux quartier, hocha la tête avec une gravité comique : — Les rues ne sont pas sûres. Viens, monsieur, je te conduirai. Elle lui attrapa la main, s’y suspendit. Et il se laissa faire, un peu étourdi, la suivit dans la rue des Moulins, s’appliqua à accorder son pas au trottinement menu de l’enfant. Il demanda : — Qu’est-ce que tu fabriques dehors, si tard ? C’est pas une heure pour les petites filles ! — Tu as raison, dit-elle. J’attendais maman. — Comment cela, tu l’attendais ? Où est-elle ? — Elle travaille la nuit. Tout à l’heure elle m’a dit de dormir, mais je n’ai pas pu. J’ai peur souvent, dans le noir. Pas toi, monsieur ? — Plus maintenant, déclara Éberlin, amusé. Mais ça m’arrivait aussi quand j’étais môme. — Tu vois… Ils débouchaient dans la rue du Bainaux-Plantes. — On n’est plus très loin, dit la petite fille. Sois tranquille, je connais le chemin. Éberlin émit un grognement contrarié. Il venait de penser à Kouka, à qui il avait juré qu’il serait à la maison de bonne heure. La réception en fanfare qu’elle allait lui réserver quand il réintégrerait la rue de l’Arc-en-Ciel ! Quelle poisse tout de même ! La seule gosse paumée à 1 heure du matin dans les rues de Strasbourg, il avait fallu qu’il tombe dessus ! — Elle fait quoi, ta mère ? — Elle est artiste. Il enregistra l’accent de fierté. — Où cela ? L’enfant sembla chercher, avant d’avouer : — Je ne sais pas. Elle répéta, très vite : — C’est une artiste. La curiosité d’Éberlin s’avivait. — Et ça t’arrive souvent d’être seule le soir ? — Oui, dit l’enfant. Mais quand elle ne doit pas rentrer tôt, je le sais, je ne l’attends pas, j’ai l’habitude. Ou bien, je vais chez mon parrain. Mais ce n’était pas le jour, tu comprends ? Non, il ne comprenait pas très bien. Captivé, en revanche, par le bagou de ce petit bout de femme. — Quel âge as-tu donc ? A nouveau elle réfléchit. — J’ai eu six ans. C’était le matin du lièvre de Pâques1. Tu connais, le lièvre de Pâques ? — Oui, bien sûr. La rue du Bain-aux-Plantes était déserte. Il y avait longtemps déjà que les cinémas avaient fermé. Un couple de touristes, de loin en loin, qui se hâtait vers son hôtel. Parfois un chat jaillissait d’une courette et traversait la voie comme une flèche phosphorescente. Et Éberlin sentait frémir les doigts de l’enfant contre sa main. Le silence, que découpait le claquement sur les pavés de ses chaussures aux talons ferrés, et toujours, quelque part, le chuintement de friture d’une écluse. Ils atteignaient la rue Seyboth au moment où les lanternes s’éteignaient, provoquant une nouvelle crispation de la menotte. La petite accéléra, ils parcoururent encore une quarantaine de mètres. — Voilà, dit-elle, c’est ma maison. Tu montes avec moi ? Oh ! oui, monsieur, tu veux bien ? supplia-t-elle. Y a une ampoule grillée au premier, et ça craque… Elle ne se détachait pas de lui, il la devinait nouée d’appréhension. Il n’eut pas le cœur de la planter là, il la suivit à l’intérieur de l’immeuble. Ils montèrent d’abord, comme la fillette l’avait annoncé, dans une quasi-obscurité, où traînaient des odeurs de salpêtre et de bois moisissant. A mesure qu’ils se hissaient, l’enfant ayant elle-même actionné la minuterie, la cage d’escalier s’éclairait. C’était exigu, contourné, vieillot, proprement tenu pourtant. A chaque palier des plantes vertes s’alignaient, dans leurs bacs. Au quatrième et dernier niveau, elle lâcha enfin sa main, s’accroupit pour ramasser une clé sous le paillasson. Dressée sur la pointe de ses sandalettes, elle l’introduisit dans la serrure. Un bébé à l’étage inférieur se mit à vagir. Éberlin eut le temps de déchiffrer le nom sur le carton punaisé au-dessus de la sonnette : Rolande Stern. L’enfant poussa la porte, alluma et se retourna : — Chut, monsieur ! Il dort. Il pénétra dans le vestibule. La petite refermait derrière lui et s’enfonçait au cœur de l’appartement. Elle réapparut presque aussitôt : — Oui, Tarzan dort. Tarzan c’est mon chien. Viens, monsieur. Il la rejoignit dans un séjour en réduction, pimpant et lumineux malgré sa structure mansardée. Quelques petits meubles, d’un modernisme sage, disposés avec goût. Sur la table de verre ronde, au bas de la fenêtre habillée de rideaux bonne femme, un bouquet de centaurées pourpres dans une faïence en vieux Soufflenheim. La pièce était impeccablement rangée et sentait bon la cire. L’enfant s’était assise sur un siège paillé, étroit comme une chaise de poupée et accompagnait chacun des gestes d’Éberlin de son regard vif couleur de mer. Elle avait un fin visage très expressif, auquel les taches de son semées en désordre sous les pommettes ajoutaient une touche de fantaisie. — Je ne t’ai même pas demandé ton nom, dit Éberlin. — Sylvie. Sylvie Stern… — C’est joli. Sylvie, tu ne connais vraiment pas l’endroit où travaille ta maman ? Elle secoua la tête, sans cesser de le fixer. — Voyons, tu m’as dit qu’elle rentrait tard ? — Oui, très tard. Souvent je ne l’entends même pas. — Ta maman te laisse seule ? — Mais non ! répliqua-t-elle. J’ai Tarzan, on dort ensemble. — Ah… Mais alors aujourd’hui ? Qu’est-ce qu’il y avait de changé ? Elle ne répondit pas tout de suite, elle réfléchissait. — Ce soir, elle n’aurait pas dû sortir. — Pourquoi donc ? — Mais parce que c’est lundi ! dit-elle, comme si la conclusion allait de soi. Le lundi elle est là. On reste ensemble tous les trois, on regarde la télé quelquefois dans sa chambre, ou bien elle nous raconte de belles histoires. Je me couche plus tard. Elle s’arrêta. Une ombre altérait l’eau pure des pupilles. — Elle a été appelée pour son travail. Elle n’était pas contente, ça non, pas du tout ! Elle disait au téléphone : « Non, non, non ! c’est le soir à la petite ! ». Après, elle est venue dans la chambre, elle nous a dit qu’elle devait repartir, de dormir. Et elle est sortie. Tarzan, il a obéi, presque tout de suite. Moi, je n’ai pas pu. J’ai attendu, attendu… Et puis je suis allée au-devant d’elle, dans la rue. Alors je t’ai vu, monsieur. Voilà. Éberlin avait écouté l’enfant avec sympathie. Il l’imaginait sans peine, la pauvrette, éveillée dans l’appartement vide et soudain, prise de panique, courant à la rencontre de sa mère. En même temps, il éprouvait un sentiment de malaise, comme si le hasard l’avait jeté au travers d’un drame. Le hasard… Si au lieu de prendre par la rue des Moulins, en quittant le Train-Bleu, il avait obliqué vers la Wurtzmuhle, il n’aurait pas rencontré la gosse, il ne se poserait pas ces questions… Il se souvint d’un mot prononcé par la petite. — Tu m’as parlé de ton parrain. Il habite où ? Le front de Sylvie se creusa de minuscules rides, signe de l’intensité de la recherche. La gravité des traits dans ces moments tranchait sur la grâce enfantine de la mignonne toison bouclée. — Il s’appelle Charles, dit-elle. On l’aime beaucoup, moi et Tarzan. Il nous fait des cadeaux, il a une drôle de casquette. — Où habite-t-il ? répéta patiemment Éberlin. Elle se mordilla la lèvre inférieure : — C’est loin, sur les quais. On traverse la ville. — Tu pourrais m’y emmener ? Elle balança la tête avec une grimace dubitative : — Oui, je peux te conduire, je crois que je trouverai. Mais c’est la nuit, je ne sais pas… L’idée ne devait pas l’enchanter, car elle ajouta : — A cette heure, il dort. Il dort très tôt. — Il n’a pas le téléphone ? — Je ne sais pas. — Comment il s’appelle ? — Charles. — Charles comment ? Elle souleva les épaules : — C’est le parrain Charles. Éberlin poussa un soupir découragé : il tournait en rond. Très peu de chances de dénicher le gars en pleine nuit, même en se faisant piloter par l’enfant. Il consulta sa montre : 1 h 45. Et Kouka qui l’attendait ! Il était très, très ennuyé. — Écoute, Sylvie. Tu vas te coucher bien sagement, d’accord ? Ta maman ne tardera plus… Elle s’était remise debout. — Maman… tu crois… je ne sais pas… Le désarroi criait dans les pupilles claires. Elle ébaucha un mouvement dans sa direction : — S’il te plaît, monsieur … Je ne veux pas que tu me laisses ! Il eut honte de sa reculade. Oui, il était incapable de la plaquer et de se tirer tranquillement : trop tard. Seulement, que faire ? Il n’allait tout de même pas passer une nuit blanche chez une inconnue à papoter avec une gosse de six ans ! Éberlin pesa le pour et le contre, et trancha : — Entendu. Je t’emmène à la maison, et je préviens ta mère. Comme ça, dès qu’elle rentrera… Il dégota dans son portefeuille une note de station-service, griffonna quelques lignes au verso, plié en deux sur la table ronde : J’ai recueilli votre petite fille dans la rue. Elle se trouve chez moi, au 64 bis, rue de l’Arc-en-Ciel. Tel. 33.37.21. Daniel Éberlin. Il se redressa, plaça le billet bien en évidence contre le vase de centaurées. — On y va, Sylvie ? — Attends, dit-elle. Je vais réveiller Tarzan. Elle disparut durant quelques minutes, et revint, portant une petite valise de toile bleue et, serrée contre sa poitrine, une minuscule boule de couleur mêlée, gris, jaune, beige, cloutée de deux perles de jais qu’on entr’apercevait derrière le rideau des touffes laissées en friche, à l’exception de deux mèches tressées et nouées d’une cocarde jaune. — Il ne pouvait pas rester seul, expliqua-t-elle. S’il s’était réveillé, tu comprends… Des fois il fait des cauchemars. Elle posa ses lèvres sur la truffe luisante. Il ne broncha pas, il avait l’air de s’être rendormi. Éberlin se chargea de la valise, ils sortirent. Sylvie verrouilla la porte, garda la clé, précisa : — Maman a la sienne. * * * Kouka, heureusement, s’était couchée. Mais avant de se retirer elle avait tenu à annoncer la couleur. Tandis qu’ils s’introduisaient dans le hall avec des prudences de squatters, il lut son message laconique, tracé au rouge à lèvres sur le miroir du vestiaire : NADA. Le problème restait donc entier, et ça ne présageait rien de fameux, songea Éberlin, quant à la qualité de l’accueil. Il fit passer la petite dans le séjour, lui dit à voix basse de patienter un moment, qu’il revenait. Il ouvrit doucement la porte de leur chambre. La lampe du couloir allongea une langue jusqu’à la couche carrée, surbaissée, où Kouka dormait, enfouie dans la plume. — Kouka ? Elle se dressa sur les coudes, râla : — Qu’est-ce que tu fous là ? Toujours ses réveils grincheux. — Je rentre, tu vois. Ça va ? — Non, dit-elle, lugubre. Cette fois c’est cuit ! T’as pas lu mon mot ? — Si… Kouka, tu vas avoir une surprise. Je t’ai amené… — Quoi encore ? coupa-t-elle avec aigreur. Par la meurtrière il cueillit son regard, un regard tellement ténébreux qu’il faiblit, hésita à continuer. Juste à cet instant, dans la salle, Sylvie toussotait. Kouka étira le cou, parut quelques secondes incrédule, puis elle balança la couette, déboula du lit et courut vers la porte. Elle se ravisa alors, se rappelant qu’elle était nue, hormis la vaste culotte en indémaillable noire dont elle se bardait « les jours difficiles ». Elle enfila un peignoir et fusa hors de la chambre, tirant dans sa foulée un Éberlin assez inquiet. A la double porte du séjour, elle s’arrêta pile. — Bonjour, dit la petite fille. Mon nom est Sylvie. Lui c’est Tarzan. Kouka plissait les paupières pour mieux voir, écartant avec nervosité les mèches noires qui lui tombaient dans les yeux. Elle poussa une exclamation horrifiée : — Un clebs ! La bouche mauvaise, elle fonça sur Éberlin : — Où est-ce que tu les as pêchés, ces deux zèbres-là ? — Reste calme, Kouka, je t’explique… Ce qu’il fit, avec tous les détails. Pendant qu’il parlait, la jeune femme examinait minutieusement la fillette, sans se départir de son attitude de reine outragée. Sylvie de son côté ne la lâchait pas des yeux. Et puis ce fut le récital qu’Éberlin redoutait. Kouka se mit à arpenter la vaste pièce, en dessinant avec ses bras des moulinets tragiques : — Daniel, t’es complètement ravagé ! Où tu veux qu’on la case, cette môme ? T’aurais au moins pu me prévenir, non ? Tais-toi ! Et le clébard ! J’aime pas les chiens ! Ça pue, c’est plein de puces, ça sème des poils partout ! Tiens, déjà ça me gratte ! J’avais vraiment besoin d’un pareil cadeau, dans mon état ! Sylvie continuait à l’observer avec intérêt, en pressant très fort son trésor endormi. Et Kouka sans transition suspendait sa lamentation, elle se rapprochait, couvait l’enfant d’un regard étonnant, mélange de cautèle, de curiosité, d’attendrissement : — Ça va, dit-elle d’une voix apaisée, on va se débrouiller. Viens, petite. Je m’appelle Kouka.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER