1 h 40-1

2058 Mots
1 h 40Rolande écarta les lourds rideaux, et appuya contre la vitre son front brûlant. Elle contempla le paysage nocturne : la perspective nue des allées de la Robertsau, les lampadaires qui scintillaient au milieu des tilleuls de bordure, les voitures endormies entre les arbres, et tout au fond, la façade verre et métal du Palais de l’Europe, encore éclairée. Elle demeura là quelques secondes à écouter le silence. Derrière, du côté de la salle de bains, le conditionneur d’air poussait un ronflement de bonne compagnie. Elle recommença à marcher. Elle avait remis ses vêtements, robe tee-shirt rayée bleu ardoise et orange et ballerines assorties à larges barrettes. Plus de deux heures qu’elle attendait, essayant d’amuser ses nerfs dans ce cabotage insipide entre la fenêtre et le bout du couloir. Deux heures de cohabitation forcée avec la mort. Au début pourtant ça n’avait pas traîné. Moins d’un quart d’heure après son appel, il y avait eu ce coup de fil, d’un inconnu. Il s’était fait expliquer la situation, puis il avait ordonné : — Ne bougez pas, on arrive. Elle avait eu une inspiration, elle avait dit : — Prévenez Bob, je vous en prie ! Un petit silence glacé, et on avait coupé, sans commentaire. Elle avait été stupide : Bob ne viendrait pas. Il le lui avait dit, oublie-moi, je dois partir. Elle n’existait plus pour lui, effacée à jamais. Elle continua son parcours balisé, fenêtre, angle du vestibule, porte, couloir, s’arrêta. Par une pente mécanique, elle repensait à Sylvie, cela revenait sans cesse, comme un élancement de fièvre. Est-ce qu’elle avait fini par s’endormir ? ou bien… Elle ne pouvait même pas lui téléphoner, la petite ne décrocherait pas, c’est elle précisément qui le lui avait défendu, de peur qu’au bout de la ligne un jour il n’y ait la voix impure… Deux mondes que de toute son énergie elle s’était acharnée à ne pas mêler, celui de Sylvie, une fillette presque comme les autres, et le sien, ramassé dans ces chiffons de carnaval pervers. Elle reprit sa déambulation. Un moustique vrilla l’air, ricocha contre quelque chose et se tut. Puis l’ascenseur gronda dans les abysses de l’immeuble. Elle écouta monter la rumeur, le déclic de la porte, une clé qui tintinnabulait, quelque part. Le silence. Non, ce n’était pas encore pour elle. Attendre. Attendre quoi ? Qu’est-ce qui pouvait se passer ? Elle se sentait désarmée, entortillée dans sa toile, sans recours. Demain tout Strasbourg serait au courant, les journaux, sa photo à la une des Dernières Nouvelles… Et Sylvie aussi allait savoir, rien n’y ferait cette fois, Sylvie allait découvrir le vrai visage de sa maman. Rolande eut une crispation de révolte. Non ! Pas Sylvie, pas sa petite fille ! Elle sursauta. On grattait à la porte de la chambre. Elle eut quelques secondes d’indécision, puis remonta le couloir, déverrouilla la porte. L’homme lui décocha un regard soupçonneux et s’introduisit dans la chambre sans la saluer. La cinquantaine, costaud, des épaules de débardeur, un nez tronqué, pas un poil sur le crâne, tout dans la moustache filasse, drue et épousant le dessin de la lèvre. Il portait un blazer marine à boutons de cuivre, un pantalon anthracite, une chemise en crêpe indien rose. Il s’était arrêté au pied du lit et observait le cadavre travesti en mâchonnant mollement quelque chose, les mains enfoncées dans les poches plaquées de sa veste. Il se retourna. Il avait des yeux délavés, très froids. — C’est Michael A. Timothy, dit-il. Sans hâte, il enfila une paire de gants en cuir noir, expliqua : — Il était le nouveau patron de la mission britannique pour l’énergie près de la Communauté. Une huile, quoi ! Après un dernier regard au mort, il parcourut la pièce d’un pas pesant, tout en continuant sa rumination lente. Appuyée à la cloison du cabinet de toilette, Rolande détaillait chacun de ses gestes. Il examina les deux candélabres, le magnétophone, demanda : — Qu’est-ce qui s’est passé ? — Mais j’ai déjà expliqué, dit Rolande. — Dites quand même : on a peut-être mal compris. A contrecœur elle refit son récit. Il écouta, en polissant le dos de son gant droit. Ses yeux sans fond n’exprimaient aucun sentiment. Il soufflait un peu et à chaque inspiration la houle de ses pectoraux mafflus tendait le blazer autour du bouton de laçage. Quand elle eut terminé, il lorgna derechef vers l’ensoutané, secoua la tête : — Vicieux, hein ! Sûr qu’il l’a pas volé ! Elle sentit qu’il ne la croyait qu’à demi, et elle précisa : — Je ne l’ai même pas touché. Ça l’a pris tout d’un coup, comme une attaque. Il continuait à branler du chef, il répéta : — Verdeckel2 ! Un sacré vicelard, sir Timothy ! Le v’là bien avancé ! Du même ton sans gaieté il ajouta : — Et nous aussi, par le fait. Il contourna le lit, tapota au passage la bible posée sur une tablette, avoisinant une fiole de marc de gewurtz, cadeau de la maison. Il lut le bristol : Avec les compliments de la direction. Il saisit l’échantillon d’alcool, le décapsula, le flaira et le vida cul sec. Il revint vers Rolande en se léchant les lèvres. — Bon. Va falloir à présent prendre les grands moyens. Bien entendu, on se passe des poulets, vous me suivez ? Elle dit oui, en songeant qu’elle, elle n’avait guère à redouter de la police, au contraire, et que la solution la plus sage eût été de tout lui confesser. Mais il y avait Sylvie. — Compte tenu de la personnalité du type, poursuivait l’homme, ça risque de faire pas mal de vagues. Vous allez donc vous mettre au vert quelque temps. Je suis chargé de vous conduire de l’autre côté de la frontière. — Pourquoi ? dit-elle, traversée d’une crainte brutale. Il l’effleura d’un regard distrait. — Personne ne sait la direction que va prendre l’enquête. On a pu vous voir entrer ici. Si on vous coince on remonte plus haut. Vu ? — Mais ma fille ? dit-elle. J’ai une gosse ! — On s’en occupe, n’ayez pas peur, elle manquera de rien. Il ne la regardait pas, il observait l’Anglais en lissant paisiblement le gant de cuir noir. — Il serait possible peut-être… commença-t-elle. Elle allait lui parler de Charles, lui proposer… Elle se mordit la lèvre à temps. — Quoi ? Vous disiez ? Il s’était retourné. Elle dit : — Rien, je ne sais plus, je n’ai pas ma tête à moi… Il l’enveloppa de son regard vide : — Fiez-vous à l’Organisation. Quand ça se sera tassé dans le secteur, votre gosse vous rejoindra. On s’occupe de tout. Elle cacha mal un frisson. — Je dois absolument passer chez moi… prendre quelques affaires, embrasser ma petite… Il eut une grimace ennuyée. A toute vitesse elle ajouta : — Sinon elle va faire des bêtises. Il faut que je lui parle. Il rumina quelques instants, interrogea sa montre. — D’accord. Mais le minimum, hein ? L’heure tourne. Vous avez un garage ? — Oui. — Rentrez votre bagnole, je vous piloterai moi-même. Là-bas, vous n’aurez pas besoin d’une voiture. Trop dangereux, hein ? Vous restez planquée quelques jours, et sitôt qu’on y voit plus clair… Il se courba pour rassembler les pièces du déguisement de la jeune femme, sans oublier le chapeau ; il les serra sous son bras. — Donnons pas trop d’idées aux flics : je me charge des frusques. Bon, je descends le premier. Attendez encore dix minutes, et évacuez à votre tour. Profitez-en pour voir si vous laissez rien traîner derrière. Je serai devant chez vous. Une Opel Manta beige. Il reluqua une dernière fois l’Anglais, répéta tristement : — Vicieux tout de même, le Timothy ! Il sortit. 2 heures. Rolande entra dans la salle de bains, procéda par acquit de conscience à une revue scrupuleuse des lieux, mais tout était en ordre : pendant qu’elle attendait, elle avait déjà rangé ses affaires de toilette dans le sac de cuir fauve qu’elle portait en bandoulière. Elle inspecta de même chaque partie de la chambre, ravalant son dégoût. Les dix minutes s’étaient écoulées. Elle éteignit, sortit à son tour, tira la porte, remonta le couloir à pas de loup. Elle atteignit l’ascenseur, qui fut vite à pied d’œuvre. Elle s’y enferma, appuya sur la touche du sous-sol. Au rez-de-chaussée, la double porte à glissière s’ouvrit automatiquement. Le hall était vide. Derrière le comptoir de la réception le Vietnamien la regardait, exactement comme il l’avait regardée à son arrivée tout à l’heure. Il ne bougea pas, son visage demeura impassible. L’engin repartait, la déposait au parking privé de l’hôtel. Elle courut dans les allées, que des tubes au néon éclairaient d’une lumière souffreteuse. Elle parvint à sa voiture, mit en route, sortit du parking. A 2 h 20, elle reverrouillait la porte du garage, quai Turckeim et rattrapait à pied la rue Seyboth, qui lui est parallèle. Les grosses lanternes d’éclairage public étaient éteintes, mais elle discerna l’Opel en stationnement à la hauteur de l’immeuble, entrevit très vaguement l’homme, à la place du conducteur. Elle monta les quatre étages, hésita à l’instant d’introduire la clé. Elle avait un besoin avide de tenir sa gosse dans ses bras, et, simultanément, elle était nouée, mesurant l’importance du geste – le dernier avant combien de temps ? Elle disposait de quelques minutes pour annoncer son départ à Sylvie, lui donner le change, lui masquer jusqu’au bout son chagrin, lui expliquer… Est-ce qu’elle en était capable ? La porte roula lentement. Rolande était certaine que l’enfant ne dormait pas, qu’elle allait accourir. Elle donna de la lumière, entra dans le séjour, suspendit un moment sa progression, décontenancée par le silence. Elle marcha vers la chambre de l’enfant, remarqua la porte ouverte, appela d’une voix blanche : — Sylvie ? Pas de réponse. Elle pénétra dans la petite pièce. Le lit était vide, vide aussi la corbeille d’osier du chien Tarzan. Comme une folle elle revint dans le séjour. Aperçut le papier, appuyé contre le vase au milieu de la table. Elle lut le message de l’inconnu : J’ai recueilli votre petite fille… Son cœur battait la chamade. Du revers de la main elle essuya la sueur à ses joues. Elle avait eu si peur ! Elle se calma un peu, relut le billet… Daniel Éberlin, un numéro de téléphone… Elle releva le front. Une idée jaillissait dans sa tête, s’imposait aussitôt. Sa chance, la chance de son enfant ! Elle entendait encore la promesse qui coulait des lèvres de pierre : — Elle manquera de rien… On s’en occupe… Elle eut un nouveau frisson, elle regarda le papier. Ce mot tombé du ciel, si amical… Elle courut jusqu’au téléphone, fit le numéro. La sonnerie, là-bas se traînait. Rolande gardait les yeux sur la porte extérieure, écoutait. L’homme déjà s’impatientait au volant de l’Opel, il allait monter… Mon Dieu, vite, faites que… On décrochait enfin. Une voix d’homme, pâteuse de sommeil, disait : — Allô, oui ? — Je suis la maman de Sylvie, la petite que… On poussait un gros soupir soulagé : — Ah, je suis bien content ! Excusez-moi, mais… la gosse était si paumée que j’ai pensé… Le temps de me rhabiller, et je vous la ramène. — Écoutez… Elle n’avait pas préparé ses mots. Elle regardait à la pendule l’aiguille noire qui courait sur le cadran doré. — Est-ce que vous pourriez la garder quelque temps ? — Pardon ? fit l’homme interloqué. La garder ? Jo ! mais… — Pendant quelques jours. Je vous en supplie ! Sa voix se cassa. Le correspondant restait muet, interdit. Rolande perçut des bruits divers, des chuchotements, que traversait par éclats une voix féminine grognonne. Elle joua son va-tout : — Je suis dans une situation très difficile. Impossible de vous expliquer comme ça, au téléphone, mais je dois disparaître un moment. — Disparaître ? s’étonna la voix, déjà compatissante. Si vous avez des ennuis… On pourrait peut-être vous donner un coup de main ? Vous ne voulez pas qu’on prévienne la police ? — Non ! protesta-t-elle. Surtout pas la police ! Je vous raconterai tout plus tard, vous comprendrez. Il ne faut pas que la petite se doute de quoi que ce soit. Il faut qu’elle continue à… à croire que… Elle bafouillait, elle ne savait plus où elle en était. C’était comme un SOS éperdu qu’elle jetait dans la nuit. Elle ne quittait pas des yeux la grande aiguille noire qui caracolait. Le type allait grimper… Est-ce qu’une marche, en bas, n’avait pas craqué ? Chez ses correspondants la discussion à mi-voix avait repris, très animée. — Je vous défraierai de tout. Donnez-moi seulement quelques jours… Je vous en conjure ! Pour la petite ! A l’autre bout, on se livrait à une dernière empoignade. Puis la voix nette de l’homme, très calme : — On ne comprend rien de rien à vos histoires, mais on suppose que vous avez de bonnes raisons… — Merci. Elle ravala un sanglot. — La gosse nous a parlé de son parrain. On peut prendre contact avec lui, si vous… — Non, elle est beaucoup mieux chez vous. — Ah ! Bien, puisque vous le dites… Et à votre gosse, qu’est-ce qu’on raconte ? Elle dort, à présent, mais demain ? — Expliquez-lui que sa maman est en voyage. Embrassez-la pour moi. Et qu’elle prenne bien ses cachets ! Dites-lui, elle saura. Je vous rappelle dès que possible. Merci encore. Elle raccrocha précipitamment, tant elle craignait qu’il se ravisât. Elle entra dans la salle d’eau, se tamponna les yeux avec un gant. Elle était tout à fait calme, se sentait légère, libérée. Ce fil qui la ligotait n’existait plus, elle redevenait maîtresse de son destin. Elle passa dans sa chambre, tourna la clé d’un secrétaire, en sortit un coffret métallique. A l’intérieur, un pistolet de petit calibre, emmailloté dans un linge taché, qu’elle déplia. Elle garda l’arme, toute luisante, au creux de sa main, s’imprégna avec un plaisir trouble de son odeur de graisse rance. Elle revoyait Charles, sa bonne trogne tannée par les embruns de toutes les mers… Il disait :
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