Chapitre 3

2908 Mots
– « Je vais écrire cela, dès demain, à ma sœur, » se disait-elle, « que le monsieur deux fois mal élevé, comme elle l’a appelé, dîne ce soir avec Favelles !… Cette fois, je suis sûre de savoir qui c’est. Favelles est en train de lui faire les honneurs de mon pauvre moi… Sinon, causerait-il avec ces précautions, en se penchant, et confidentiellement ? Est-il écrit en assez gros caractères, le cher homme ?… Que c’est singulier pourtant ! Je songeais tout à l’heure à ces rencontres aux eaux qui bouleversent toute une vie. Il y a vraiment quelque chose d’un peu fantastique dans cette coïncidence que le baron se trouve connaître quelqu’un qui nous a frappées ce soir, Agathe et moi, dont nous avons parlé comme nous en avons parlé… Oui, quel étrange concours de petits événements tout de même ! Cinq minutes plus tard, le train était parti. Nous n’avions pas vu cet homme durant tout le séjour d’Agathe à Ragatz. Il ne l’avait pas vue, lui non plus. Et il faut qu’il vienne porter une lettre à la gare juste à temps pour la remarquer, car il l’a remarquée. Elle a eu beau dire : ce n’était pas moi qu’il regardait, ni nous. C’était elle… Mais qui est-il ? Peut-être un baigneur arrivé d’hier ou de ce matin, et alors le hasard est plus étonnant encore… Je le saurai, cela m’amusera, et aussi jusqu’à quel point il est vraiment ce « monsieur deux fois mal élevé » Il n’en a pas l’air, mais pas du tout, en ce moment. Je parierais à son attitude qu’il est gêné que Favelles lui parle de moi devant moi… » En songeant, elle étudiait les deux hommes dans la grande glace qui servait de panneau au mur contre lequel s’appuyait sa petite table. Le Beau du second Empire avait cette mine importante de l’initié qui étale à un nouveau venu sa science de la Société. Son interlocuteur et lui ne tournaient plus les yeux du côté de Mme Liébaut. Celle-ci était pourtant si certaine d’être l’unique objet de leur entretien qu’elle se disait encore : « Le baron va me le présenter, ou il ne serait pas le baron, tout à l’heure sans doute, dans la galerie. » Les habitués de l’hôtel se rencontraient en effet, comme d’un accord tacite, après chaque déjeuner et chaque dîner, dans un long promenoir couvert, où les uns restaient assis en fumant et prenant le café, tandis que les autres marchaient les cent pas. Les arbres du parc verdoyaient autour de cet étroit salon en plein air. Des plantes grimpantes paraient les pelouses de leurs feuillages et de leurs fleurs qui enguirlandaient jusqu'à la toiture. Un orchestre, caché dans un kiosque, accompagnait les propos, de sa musique dispersée dans la pluie ou le soleil, dans le vent ou la nuit, suivant le temps et l’heure. Le promenoir aboutissait à une rotonde, où les boutiques, particulières aux villes d’eaux des bords du Rhin, étalaient leurs colifichets chatoyants : pierres au rabais, de toutes nuances, améthystes et cornalines, lapis et onyx, sanguines et chrysoprases, à côté des centaines de ces objets en bois travaillés entre la Suisse et la Forêt Noire : coucous et couteaux à papier, becs de cannes et trophées de chasse. Une profusion d’écharpes rayées, venues des lacs italiens, si proches, voisinaient avec des bijoux en corail et des mosaïques sur bois envoyés de Sorrente, et des peignes, des épingles, des couteaux à papier, des crochets en écaille brune ou blonde, expédiés de Naples. Enfin c’était l’innombrable amas des « souvenirs » que les patients d’une cure achètent tous, tôt ou tard, dans l’oisiveté de leurs heures vides. Une fois à la maison, ces brimborions, de pittoresques, deviennent hideux. Ils ressemblent en cela aux intimités ébauchées autour du verre d’eau et des salles de bains. Mais, comme Madeleine n’était pas encore rentrée à Paris, ce petit coin du promenoir l’amusait toujours. Il se dessina dans son esprit avec ses moindres détails, et Favelles s’avançant vers elle suivi de l’inconnu : « J’aurai là une minute amusante, » se dit-elle. « Ce monsieur a parfaitement vu, à la gare, que nous l’avions surpris en flagrant délit d’indiscrétion. Il vient de voir que je l’ai reconnu. Quelle mine aura-t-il ?… Je le jugerai là-dessus, j’aurai de quoi divertir un peu ma bougonne Agathe… » Le dîner de la jeune femme s’achevait parmi ces pensées. Arrivée en retard, elle se trouvait rester l’une des dernières dans la vaste salle à manger. Le baron Favelles et son compagnon s’étaient levés depuis longtemps et ils avaient disparu quand elle se prépara, elle aussi, à rentrer chez elle. Entre l’instant où elle s’était figuré gaiement l’embarras de l’inconnu et celui où elle remettait la mante destinée à protéger son demi-décolletage contre la fraîcheur du soir, une réflexion très différente des précédentes avait sans doute traversé son esprit ; car, au lieu de se diriger vers cette porte du promenoir, où elle risquait presque sûrement de retrouver les deux hommes, elle quitta la salle à manger par une autre sortie qui donnait directement sur le parc… Une réflexion ?… Une impression plutôt, un de ces vagues et presque indéfinissables instincts comme l’approche d’un homme Elle prouve aussi que notre rencontre à la gare lui a fait une impression… Notre ?… Non. Encore une fois, il n’a vu là-bas que ma sœur. Elle était à la fenêtre du wagon, regardant du côté où il venait, et moi je lui tournais le dos… D’ailleurs, quand il nous aurait remarquées toutes les deux, nous nous ressemblons tellement, qu’en ce moment je le défierais bien de nous distinguer l’une de l’autre… À cause de cette ressemblance, il restera. Si c’est ma sœur qui l’a frappé, il voudra la revoir en moi… La revoir en moi ?… La revoir en moi ?… » Elle se répétait ces mots tentateurs, indéfiniment, et, toute songeuse, elle continuait : – « J’ai encore dix jours à passer ici, pourquoi ne pas en profiter ? Si le commandant Brissonnet a vraiment remarqué Agathe, il voudra se lier avec moi à cause d’elle. Je m’y prêterai… Ce ne sera pas de la coquetterie. Il s’agit seulement de lui donner le désir et la possibilité de venir chez moi, à Paris. Il viendra chez moi. Il y retrouvera ma sœur. Je m’effacerai alors… Ce sera à lui de se faire aimer… Et si, pendant ces dix jours, cette ressemblance est la cause qu’après avoir admiré Agathe à la gare, c’est de moi qu’il devient amoureux ?… Il n’y a pas de danger…, » se répondit-elle en haussant ses fines épaules…, « il n’aura pas de peine à constater que mes affections sont prises, bien prises, que j’aime mon mari de tout mon cœur… Il saura vite qu’il n’y a pas d’espoir. Alors, quand il se retrouvera vis-à-vis de ma sœur, c’est moi qu’il reverra en elle… Il se sera épris de l’aînée à travers la cadette… Mon Dieu ! Agathe a raison, je vois toujours tout en beau. Je suppose aussitôt qu’il aime une de nous ! Sais-je seulement s’il n’a pas un attachement déjà ? Cette lettre qu’il allait jeter au train, avec la crainte évidente de manquer la dernière poste, ne l’adressait-il pas à une femme ?… Bah ! Même en ce cas, il ne s’agirait point d’un sentiment bien sérieux. Il ne se serait pas arrêté ainsi, à la vue d’Agathe, s’il avait au cœur un vrai amour… Après dix minutes de conversation, d’ailleurs, je saurai à quoi m’en tenir. Un homme qui n’est pas libre, ça se reconnaît si vite !… Mais sera-t-il encore là demain ?… Pourvu qu’il y soit ! Dire que dans deux ou trois mois, ma sœur pourrait être sur le point de refaire sa vie avec lui et que ce petit retard de l’express de Paris en aurait été la cause… Que ce serait amusant tout de même, si sa vie s’arrangeait ainsi et pour ce motif !… Mais je suis folle. Allons dormir… »Elle prouve aussi que notre rencontre à la gare lui a fait une impression… Notre ?… Non. Encore une fois, il n’a vu là-bas que ma sœur. Elle était à la fenêtre du wagon, regardant du côté où il venait, et moi je lui tournais le dos… D’ailleurs, quand il nous aurait remarquées toutes les deux, nous nous ressemblons tellement, qu’en ce moment je le défierais bien de nous distinguer l’une de l’autre… À cause de cette ressemblance, il restera. Si c’est ma sœur qui l’a frappé, il voudra la revoir en moi… La revoir en moi ?… La revoir en moi ?… » Elle se répétait ces mots tentateurs, indéfiniment, et, toute songeuse, elle continuait : – « J’ai encore dix jours à passer ici, pourquoi ne pas en profiter ? Si le commandant Brissonnet a vraiment remarqué Agathe, il voudra se lier avec moi à cause d’elle. Je m’y prêterai… Ce ne sera pas de la coquetterie. Il s’agit seulement de lui donner le désir et la possibilité de venir chez moi, à Paris. Il viendra chez moi. Il y retrouvera ma sœur. Je m’effacerai alors… Ce sera à lui de se faire aimer… Et si, pendant ces dix jours, cette ressemblance est la cause qu’après avoir admiré Agathe à la gare, c’est de moi qu’il devient amoureux ?… Il n’y a pas de danger…, » se répondit-elle en haussant ses fines épaules…, « il n’aura pas de peine à constater que mes affections sont prises, bien prises, que j’aime mon mari de tout mon cœur… Il saura vite qu’il n’y a pas d’espoir. Alors, quand il se retrouvera vis-à-vis de ma sœur, c’est moi qu’il reverra en elle… Il se sera épris de l’aînée à travers la cadette… Mon Dieu ! Agathe a raison, je vois toujours tout en beau. Je suppose aussitôt qu’il aime une de nous ! Sais-je seulement s’il n’a pas un attachement déjà ? Cette lettre qu’il allait jeter au train, avec la crainte évidente de manquer la dernière poste, ne l’adressait-il pas à une femme ?… Bah ! Même en ce cas, il ne s’agirait point d’un sentiment bien sérieux. Il ne se serait pas arrêté ainsi, à la vue d’Agathe, s’il avait au cœur un vrai amour… Après dix minutes de conversation, d’ailleurs, je saurai à quoi m’en tenir. Un homme qui n’est pas libre, ça se reconnaît si vite !… Mais sera-t-il encore là demain ?… Pourvu qu’il y soit ! Dire que dans deux ou trois mois, ma sœur pourrait être sur le point de refaire sa vie avec lui et que ce petit retard de l’express de Paris en aurait été la cause… Que ce serait amusant tout de même, si sa vie s’arrangeait ainsi et pour ce motif !… Mais je suis folle. Allons dormir… » Mme Liébaut se doutait si peu du secret sentiment caché au fond, très au fond de ce romanesque projet, que sa première action le lendemain fut d’en écrire longuement à son mari. Elle lui envoyait ainsi chaque jour une chronique de sa vie aux eaux et de la santé de leur fille. Ce matin encore elle vit en pensée le médecin recevant cette lettre, au moment de sortir. Il l’ouvrirait dans le coupé de l’Urbaine à deux chevaux qui le menait à son hôpital. Liébaut était attaché au service de la Pitié. De là il courait à travers Paris de visite en visite. Ces quatre pages d’une fine écriture seraient lues entre deux séances de douleur. Elles seraient le viatique quotidien, la petite joie de cet homme excellent, que Madeleine croyait aimer, qu’elle aimait réellement, mais d’une de ces affections dont l’accoutumance a fait une simple amitié. L’honnête femme sourit à cette image qui lui représentait le compagnon de sa vie, dans l’exercice de son accablant métier. Cette physionomie du praticien, déjà usé à quarante-trois ans par l’excès du travail et l’absence totale d’exercices physiques, n’avait rien de commun avec celle de l’officier d’Afrique, empreinte, elle aussi, d’une précoce lassitude. Seulement les fatigues de l’explorateur évoquaient le mystère du désert, les dangers affrontés dans un lointain décor de larges fleuves, de palmiers gigantesques, de sauvages et vierges étendues. La poésie de la mort bravée froidement parait ce visage tourmenté d’un mâle attrait que n’avait pas le masque bourgeois du docteur, dont les paupières s’étaient ridées à cligner sur des livres de pathologie, les tempes dégarnies à méditer des ordonnances, les épaules voûtées à se pencher sur des poitrines pour les ausculter. Contraste uniquement extérieur ! À la réflexion tous les dévouements se valent, et celui d’un père de famille qui peine courageusement pour les siens n’est pas d’une autre essence que le sacrifice d’un soldat. Madeleine avait l’âme assez saine pour comprendre cette grandeur des humbles vertus, qui n’est méconnue que des cœurs vulgaires, mais, si raisonnable qu’elle fût, elle gardait dans un arrière-pli de son être cette graine de fantaisie féminine qui s’épanouit en floraisons dangereuses sous le prestige des aventures exceptionnelles et des personnalités frappantes. Rien de plus imprudent que le jeu à quoi elle se préparait : cet effort pour attirer l’attention d’un homme qui, dès la première rencontre, l’intéressait un peu trop. Elle en avait une préconscience, si l’on peut dire, puisqu’elle s’était déjà donné cette justification anticipée : « Si je veux qu’il me remarque, c’est afin de substituer plus tard ma sœur à moi-même, et qu’un goût léger pour moi devienne un sentiment sérieux pour elle. » Sophisme d’une sensibilité à demi ignorante d’elle-même. Il faut toujours en revenir au proverbe dont le plus passionné des poètes, et qui a payé cher son expérience, a fait le titre de son chef-d’œuvre : On ne badine pas avec l’amour… Madeleine eût répondu, si on l’eût interrogée quand elle sortit de sa maison, vers onze heures, sa lettre dans la main, avec sa petite fille, qu’il ne s’agissait d’amour, ni peu ni prou, encore moins d’un badinage, et elle eût été d’une absolue bonne foi ! Une chance s’offrait, cette chance longtemps et vainement cherchée de refaire l’avenir d’Agathe, et la sœur cadette n’eût pas admis une seconde qu’une autre cause lui donnât la vague émotion dont elle était saisie en s’acheminant vers l’hôtel et se posant cette question : – « M. Brissonnet est-il parti ? Est-il resté ?… Je le saurai tout à l’heure. C’est le moment où Favelles fait sa promenade après son bain et avant son déjeuner. Il sera allé se renseigner, aussitôt sorti… Justement, le voilà… Et les voilà… » Madeleine Liébaut avait suivi d’instinct, et comme sans y penser, pour gagner l’hôtel et sa boîte aux lettres, un chemin un peu détourné qui rejoignait l’allée du parc, où le Beau du second Empire étalait volontiers ses élégances de onze heures. Il était là, chaussé des plus fins souliers jaunes, guêtré de coutil clair, dans un complet de flanelle rayée, d’une coupe à lui, qui trouvait le moyen d’antidater, si l’on peut dire, par sa forme, cette toute moderne étoffe. Une fleur s’ouvrait à sa boutonnière, cachant à moitié le mince ruban rouge, militairement porté. Le chapeau de paille posé sur le coin de la tête, le cheveu astiqué, vernissé, laqué, le baron fumait, en dépit de toutes les lois de l’hygiène, son deuxième cigare de la journée. Dans l’orbite de son œil s’enchâssait un monocle d’écaille dont la sertissure spéciale et le large ruban moiré faisaient une prétention. Hélas ! un presbytisme croissant en faisait une nécessité. Ce vieil enfant de près de trois quarts de siècle dressait son torse, tendait son jarret. Il dominait de ses épaules le grêle et maladif héros, tout nerfs et tout énergie morale, qu’était Brissonnet. Le commandant, pauvrement vêtu d’un pardessus de drap sombre visiblement acheté dans un magasin de confections, coiffé d’un chapeau melon vaguement roussi aux bords, les pieds pris dans des bottines à lacets dont les cassures ignoraient les coquetteries de l’embauchoir, eût fait triste mine à côté du seigneur qui le promenait sous les arbres du parc, dans la jolie clarté de cette matinée, n’eût été l’air d’aristocratie comme naturellement répandu sur lui. Son regard, qui vous poursuivait d’une obsession, quand vous l’aviez une fois croisé, l’éclairait tout entier. Mme Liébaut n’eût pas plus tôt rencontré de nouveau ces yeux d’une si extraordinaire puissance d’expression, qu’elle éprouva, comme la veille, un intime sursaut d’obscure timidité. Elle regretta presque d’avoir pris ce chemin. Ses doigts nerveux caressèrent – pourquoi ? Était-ce contenance ? Était-ce appréhension d’un danger ? – les boucles de sa fille, qui leva son joli visage avec un sourire pour lui dire : – « Maman, voici M. Favelles avec un autre monsieur. Comme il a l’air malade, celui-là ! Et comme ses yeux brillent… » – « C’est sans doute un voyageur et qui aura pris les fièvres dans des climats tropicaux… » – répondit la mère. Elle avait à peine achevé cette phrase, toute vague et où sa fillette ne pouvait pas deviner qu’elle connaissait parfaitement l’énigmatique personnage ; déjà les deux hommes débuchaient de l’allée, le baron rutilant de l’orgueil d’un cornac qui produit son éléphant, et le cornaqué, tout nerveux, tout contracté, aussi passionnément désireux d’être ailleurs que la jeune femme à qui le présentateur disait : – « Hé bien ! chère amie, le commandant Brissonnet n’est pas parti… Vous regrettiez son départ. Je l’ai retenu, et je vous l’amène…
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER