Quand un jeune homme et une jeune femme qui gardent, entre eux deux, sans se connaître encore, le petit mystère d’un secret, même le plus innocent, sont confrontés de la sorte et avec aussi peu de préparations, les premiers mots prononcés par l’un et par l’autre revêtent une signification décisive. La voix, la simple voix de quelqu’un dont on a remarqué la physionomie accroît ou détruit d’un coup un intérêt naissant. Un geste y suffit, une attitude, trop ou trop peu d’aisance. Que Brissonnet eût eu seulement une allure ou très assurée ou très empruntée, qu’il eût émis d’un timbre déplaisant quelque phrase ou prétentieuse ou banale, et le fragile échafaudage de l’édifice sentimental construit en imagination par la cadette pour y abriter le futur bonheur de son aînée, s’écroulait. Ce fut le contraire qui arriva. Aussitôt que Favelles eut proféré cette formule de présentation trop clairement dénonciatrice de l’entretien de la veille, Madeleine se sentit rougir. Elle vit que la brusquerie soulignée de cette phrase ne gênait pas moins Brissonnet. Ses paupières avaient battu sur ses yeux, l’éclair d’un instant, assez pour dénoncer chez cet officier qui avait fait la guerre – et dans quelles conditions ! – une susceptibilité de délicatesse égale à celle de Mme Liébaut. Celle-ci lui sut tout de suite un gré infini de cet accord, et elle éprouva le besoin de marquer sa sympathie au héros intimidé. L’indiscrétion de Favelles lui en fournissait le prétexte. Elle répondit donc :– « C’est vrai, j’aurais été bien au regret, comme toute vraie Française, d’avoir passé aussi près d’un des compagnons du colonel Marchand, sans lui avoir dit combien tous les miens et moi-même avons admiré le courage des soldats de Fachoda et aussi combien nous les avons plaints… » Le commandant l’avait regardée, tandis qu’elle parlait, sans timidité cette fois. Elle put lire dans ces prunelles sombres une reconnaissance et une pudeur. Pareil sur ce point à son noble chef, Brissonnet n'aimait guère à parader dans la tristesse de sa vie actuelle avec les fortes actions de sa vie passée. D’ordinaire, on était sûr de le mécontenter en l’interrogeant sur le cruel épisode auquel s’associe le nom du village africain que les Anglais viennent de débaptiser, par respect pour la poignée de braves, ramassés là devant le Sirdar victorieux. Il devina qu’aucune curiosité mesquine ne se dissimulait derrière ces quelques mots de Mme Liébaut, et qu’ils exprimaient un sentiment sincère. Il répondit avec une simplicité pareille, d’une voix qui avait un charme très particulier, – elle était très mâle et très douce, extrêmement ferme dans les notes hautes et caressante dans les notes profondes : – « Ce n’est pas là-bas que nous avons été à plaindre, madame, c’est depuis… Bien moins que ceux qui ont fait perdre au pays le fruit de notre effort… » Mais il avait trop l’orgueil de ses sentiments pour s’abandonner à sa plus intime douleur devant une inconnue, si sympathique lui fût-elle. Il eût eu l’horreur de se prêter sur un pareil sujet à un échange de propos superficiels. Il détourna donc la conversation : « D’ailleurs, le passé est le passé, » continua-t-il, « l’existence du militaire tient toute dans le verbe servir. Il n’a rien à reprocher à la destinée du moment qu’il peut le conjuguer dans ses trois temps : j’ai servi, je sers, je servirai. M. Favelles prétend que les eaux de Ragatz me mettront en état de dire ce futur sans mensonge. J’avoue que je ne l’espérais guère en venant ici et que je l’espère moins encore… – « Répétez-lui, chère amie, » dit le Vieux Beau à la jeune femme, « qu’il ait un peu de patience, et quel miracle ces bains ont accompli sur Charlotte. N’est-ce pas, mademoiselle ?… » continua-t-il en s’adressant maintenant à l’enfant qui, tout effarouchée d’être interrogée ainsi, fit tourner, au lieu de répondre, une corde à sauter qu’elle tenait à la main et elle se prit à courir avec dans l’allée. – « Certes, » fit la mère, « elle n’aurait pas sauté comme cela il y a six semaines… » – « Et moi, je n’aurais pas pris un contre de quarte avec ce doigté…, » insista Favelles, et, de sa canne, il esquissa un mouvement de fleuret. L’homme du second Empire avait été naturellement dans sa jeunesse un de ces friands de la lame, comme il y en eut tant aux environs de 1865. Une grimace de souffrance contracta son visage, tandis qu’il étendait de nouveau son bras en tournant son poignet raidi et remuant ses doigts noueux. Il exécuta pourtant plusieurs mouvements, puis appuya son bâton à terre en disant un : « Voilà après dix-sept bains… » triomphal, qui plissa dans un demi-sourire les fines lèvres de Madeleine. Un sourire semblable passa sur le visage d’habitude si tragique du commandant. C’était le signe qu’avec un peu de bonheur et de paix, une enfantine gaieté renaîtrait vite dans cet homme sur lequel pesaient trop d’années d’une trop ardente et trop pénible tension. Le vaniteux baron était si fier de ne plus cheminer, courbé et traînant la patte, qu’il ne remarqua pas ce double sourire, et tous les trois s’engagèrent dans l’allée où la petite gambadait toujours en fouettant de sa corde le gros sable bleu pris au lit du Rhin. Mme Liébaut et Brissonnet se taisaient ou presque, et Favelles s’épanchait en souvenirs. Malgré son constant souci d’être à la mode, le besoin de conter faisait sans cesse de lui le classique vieillard de la légende : laudator temporis acti. Son geste d’escrimeur lui avait rappelé les bretteurs de sa jeunesse et les belles séances de terrain, au sortir de la Maison d’Or et du Café Anglais. Les aventures aujourd’hui oubliées d’aimables compagnons qui furent de charmants causeurs et des gloires de salles d’armes revenaient dans son discours : celles d’Alfonso de Aldama, de Georges Brinquant, de Saucède. Madeleine écoutait d’une oreille distraite ces noms qui ne lui représentaient même pas des fantômes, – et ceux qui les portaient ont été des vivants si vivants ! – À la dérobée, elle étudiait l’officier d’Afrique, retombé à cette habituelle méditation qui semblait le transporter bien loin, là-bas, aux pays du ciel torride, de la forêt primitive et du danger. Ils n’avaient pas fait deux cents pas de la sorte ; soudain et sans que rien eût pu faire prévoir cette résolution, le commandant prit congé avec une telle brusquerie que Favelles lui-même en demeura décontenancé : – « On vous verra cette après-midi ?… » demanda-t-il. « Mais qui vous presse ?… » Et comme Brissonnet s’éloignait, après une réponse aussi évasive que brève : – « Il a de ces accès de sauvagerie, » dit le baron, « qu’il faut lui pardonner. Je ne serais pas étonné que le soleil du Congo lui eût frappé la tête… Soyez indulgente pour lui, madame Madeleine. Il n’a pas causé ce matin… Baste ! vous le reverrez. On ne peut pas se manquer les uns les autres dans cette cuvette qu’est Ragatz… Je crois m’apercevoir qu’il vous a déçue. Je lui ferai prendre sa revanche… » La psychologie de l’ancien sous-préfet avait sans doute été plus pénétrante, quand il travaillait pour son propre compte. Sans quoi il n’eût assurément pas mérité la note flatteuse trouvée dans l’armoire secrète des Tuileries. Ce départ subit du commandant était précisément le contraire de cette maladresse déplorée par le présentateur. Durant les toutes premières minutes, le plaisir de trouver l’énigmatique personnage de la gare et du restaurant si pareil à son imagination avaient enhardi la timide Madeleine, mais déjà elle commençait à se reprocher une familiarité trop hâtive avec un nouveau venu qui pouvait la mal juger. Cette fuite inopinée calma aussitôt ce léger frisson de scrupule. Elle recommença de se livrer au songe caressé la veille et le matin, d’autant plus librement qu’après sa lettre si franche à son mari, elle ne gardait aucune arrière-pensée. Comment l’idée lui fût-elle venue qu’un sentiment personnel se mélangeât à un dessein si désintéressé : un mariage à ménager peut-être entre l’officier glorieux et malheureux, d’une part, et de l’autre, sa sœur malheureuse elle aussi, dans sa richesse et avec son nom ? Un seul point troublait la conscience de la prudente bourgeoise qu’elle restait, même dans son romanesque : elle ne savait de Brissonnet que ses actions d’éclat. Elle ignorait tout de sa famille. Quand le soir, elle se retrouva de nouveau avec Favelles, après dîner, elle employa des ruses de diplomate à l’interroger sur les origines du commandant, sans avoir l’air de s’y intéresser. – « C’est là le malheur, » répondit Favelles. « Il vient d’en bas. Il a brûlé l’étape, comme on dit. Ses parents étaient des cultivateurs près de Périgueux. Ils ont fait de gros sacrifices pour l’élever. Je rends à Brissonnet cette justice : il n’en rougit point. Il vous raconterait lui-même, s’il vous connaissait mieux, le dévouement de ce père et de cette mère – qu’il a perdus, voyez quelle épreuve, pendant qu’il était en Afrique ! … Pourtant cette humble origine se sent à des nuances. Ainsi la façon dont il nous a quittés ce matin… Ah ! si je pouvais en faire un homme du monde ! Avec sa tournure, s’il arrivait simplement à comprendre quelle force c’est de se mettre en habit tous les soirs… ! » Quand l’ancien sous-préfet prononçait de ces formules, le sérieux de son rouge et important visage d’ex-viveur et d’ex-fonctionnaire était vraiment impayable. « Il ferait le mariage qui lui plairait, d’autant plus qu’il n’a pas de mauvaises manières. Il a des façons dignes, dans leur maladresse. Ça, c’est le soldat. Il est pauvrement mis, mais soigné sur lui. Ce qui lui manque… » ajouta le Vieux Beau avec un clignement d’yeux où reparaissait l’homme de l’odor di feminita… « ce qui lui manque, c’est d’avoir intéressé une femme comme il faut… » Puis voyant les jolis sourcils de Mme Liébaut se froncer à cette phrase, qui ressemblait fort à une insinuation : « Vous me trouvez très immoral, » insista-t-il. « Mais cet intérêt pourrait être innocent, – en tout rien tout honneur… » Il rit gaiement de son médiocre à peu près, en ajustant son monocle avec la plus comique fatuité. C’était là un autre trait de son caractère et très logique : il adorait étonner les jeunes femmes dont il s’occupait, comme de Mme Liébaut, en Sigisbée désintéressé et sincèrement dévoué, par ces sous-entendus de demi-cynisme. Ne supposaient-ils pas une longue expérience de haute galanterie ? Madeleine lui savait ce ridicule. D’habitude elle n’y prenait pas plus garde qu’aux élégances surannées dont il parait sa décadence. Son optimisme délicat, et que sa sœur lui reprochait tant, s’obstinait à voir dans le Don Juan démissionnaire, – combien malgré lui ! – les qualités réelles qu’il conservait : sa bonhomie et son obligeance, son courage devant les infirmités commençantes et la mort prochaine, la noblesse surtout de sa fidélité à la cause, aujourd’hui vaincue, qu’il avait servie tout jeune. Cette fois elle fut trop vivement choquée pour ne pas le faire sentir à son interlocuteur qui en resta un peu penaud. – « J’ai fait une gaffe, » dit-il, quand Madeleine l’eut quitté après s’être laissé reconduire comme la veille, jusqu’au seuil de sa villa, sans plus lui répondre, sinon par des monosyllabes. « C’est prodigieux qu’une aussi jolie petite Ève n’ait pas la moindre envie du fruit défendu. Son mari est un brave homme et un bon médecin. Son diagnostic est de premier ordre. Tout de même, ce lourdaud d’hôpital apparié à cette fine Parisienne, c’est un peu fort… Un percheron attelé avec une pouliche arabe. Ils ne sont vraiment pas du même pied. Et la pouliche ne rue pas dans les traits ! Et le voiture conjugale roule sans verser !… Tiens, la comparaison est drôle. Je la travaillerai. Il y a un mot là dedans que je placerai… Un percheron ?… Une pouliche ?… Un carrossier et une cobbesse, ce serait mieux… » Vérifier cobbesse avec Walter [Michel] * * * * * Cette métaphore irrévérencieuse attestait les goûts hippiques du baron. Il avait, dans ses beaux jours de grande piaffe, mangé une vingtaine de mille francs, comme propriétaire d’un quart d’écurie de courses. Elle lui revint le lendemain, à revoir la jeune femme de son docteur, qualifiée si cavalièrement, – imitons son genre d’esprit, – à côté de son protégé Brissonnet, dans une circonstance qui aurait dû le rendre jaloux de l’officier. Mais le véritable Vieux Beau, le Vieux Beau bon teint – sans épigramme ni équivoque, – n’est pas jaloux des succès des autres. Il est trop saturé de fatuité. Favelles venait donc, après avoir couru vainement après Brissonnet toute la matinée, de le retrouver en train d’écouter la musique sous les arbres de la charmille aménagée au milieu du parc, et, naturellement, il l’avait entraîné vers l’allée où Mme Liébaut s’installait le plus volontiers. Elle venait là, souvent, vers les trois heures, avec sa petite fille. Assise sur une chaise à l’ombre des branches, elle travaillait indéfiniment à quelque ouvrage avec cette patience qu’elle mettait à toute besogne. Cette rêveuse n’était jamais une oisive. Elle ne lisait guère. Les chimères dont se nourrissait sa fantaisie lui faisaient, sans qu’elle s’en rendît compte, paraître prosaïques et froides les inventions des écrivains. Cette après-midi elle avait emporté, pour occuper ses mains, des écheveaux d’une fine laine mêlée de brins de soie, destinée à se transformer en un souple mantelet pour Charlotte. Elle avait mis sa chaise sous un grand arbre où la brise éveillait un lent frémissement de feuilles, de quoi accompagner et bercer sa songerie. Sous son grand chapeau de légère mousseline pâlement rose, son souple corps pris dans une robe de batiste assortie, ses jolis doigts sortant des longues mitaines de dentelle sous lesquelles transparaissait la chair délicate de l’avant-bras, c’était une apparition de jeunesse à la croire la très grande sœur de la petite fille qui jouait près d’elle comme la veille, mais cette fois avec un cerceau. Un des ruisseaux épanchés de la montagne vers le Rhin contournait, à travers les saulaies, l’espèce de quinconce que Madeleine avait choisi pour sa retraite. Comme le baron Favelles et le commandant s’approchaient, Charlotte les aperçut, et dans une de ces crispations de mouvements que la timidité inflige aux enfants trop nerveux, elle donna un coup de baguette si maladroit que le cerceau roula dans la petite rivière. L’enfant jeta un léger cri qui fit se relever la tête de sa mère. La petite se tenait sur le bord de l’eau immobile, les bras pendants, consternée de voir le fragile objet emporté par le flot rapide. Le cerceau allait, allait, pliant encore les herbes déjà courbées par le courant, contournant les pierres autour desquelles cette eau écumait en blanche mousse, jusqu’à ce qu’il s’arrêtât quelques secondes, retenu dans un petit coude que faisait le ruisselet. On voyait le bois mince émerger de l’eau, et se mouvoir, tantôt projeté vers la terre, tantôt attiré vers la pointe de cette sorte de cap. Une poussée plus forte du courant, la pointe serait doublée, et le cerceau emporté au loin… Tout à coup, Charlotte jeta un nouveau cri, de surprise cette fois et d’espérance. Brissonnet venait de franchir d’un bond cette largeur du ruisseau. Il était sur l’autre rive, marchant parmi les hautes herbes, du pas leste d’un familier de la brousse. Il s’était penché en se suspendant tout entier d’un bras à une grosse branche d’arbre. De sa main libre, il avait saisi le cerceau, et déjà un autre bond l’avait ramené sur la rive où l’attendait la petite fille sur le bord de l’eau.Dans cette action si simple, mais qu’un gymnaste professionnel pouvait seul accomplir, il avait déployé une grâce dans la force qui contrastait singulièrement avec son apparence maladive et la structure de ses membres grêles sous la jaquette étriquée. L’explorateur avait reparu, et toutes les adresses physiques acquises par l’entraînement de plusieurs années de vie sauvage. C’est aussi la première idée qu’énonça Favelles, qui avait rejoint Mme Liébaut pendant les cinq minutes qu’avait duré ce tour de force ; et tandis que l’enfant accueillait la reprise de ce jouet perdu avec des exclamations de joie : – « Il s’est cru de nouveau en Afrique, notre commandant, » fit-il, « Si tous les soldats du colonel Marchand avaient cette agilité, je ne m’étonne plus de la route qu’ils ont parcourue… » Et, tout de suite, continuant son métier de cornac, avec cette vanité du reflet, de tous les snobismes le plus inoffensif : « Maintenant que vous êtes une paire d’amis, mademoiselle, » – il s’adressait à Charlotte revenue auprès d’eux, – « demandez au commandant de vous raconter où il a appris à sauter ainsi. Deux mètres et quart. Mais oui, elle a bien deux mètres un quart… cette rivière. Hé ! Hé ! On franchirait d’autres distances quand il s’agit de mettre l’espace entre un lion et soi… » – « Un lion ? » demanda la fillette. « Vous avez rencontré un lion, monsieur ? » – « J’en ai rencontré cent, » répondit Brissonnet, en riant malgré lui du regard stupéfié de la petite Parisienne, « deux cents… Mais M. Favelles me fait trop d’honneur en m’attribuant une vitesse à la course capable d’échapper à la poursuite d’un fauve… Je n’en ai jamais eu le besoin d’ailleurs. Quand un homme rencontre un lion, mademoiselle, sachez-le, c’est toujours le lion qui commence par se sauver. Ça miaule très fort, ces grandes bêtes. Ce ne sont que d’énormes chats, voyez-vous… »