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3011 Mots
4 Le chagrin et la colère se partageaient l’âme de Chiara. Elle avait le cœur lourd, mais lourd à y porter la main. Elle aurait aimé pleurer, bien plus encore crier, se libérer par un geste v*****t de cet étouffement insupportable. Elle avait hâte d’arriver chez elle, et avançait d’un bon pas malgré ses hauts talons, sans perdre la conscience de son allure fière et fluide que Franck encourageait et qu’Arturo avait tant flattée : — Tu feras un jour la couverture de Vogue ! lui avait-il dit. Elle n’avait pas dit non. Tout sombrait maintenant dans la dérision. Quelque chose de désespérant qui l’opprimait. Cela tenait dans la réflexion d’Arturo : — Ta pudeur, tu sais ce que j’en pense ! Mais comment ne se serait-il pas mis en colère en entendant le mot pudeur ? Comment aurait-il pu soupçonner le sens que Chiara donnait à ce mot ? Malgré toute sa finesse, Arturo était impuissant à percer le secret des secrets. Alors, comment aurait-il compris ce que c’était que la pudeur de Chiara ? Le motif de ses dissensions avec Arturo les mènerait sans doute à la rupture : elle se ferait évincer comme une incapable, une dilettante, et pour tout dire une non-professionnelle. Alors qu’au contraire, depuis le peu de semaines qu’elle était à Viva International, et même depuis qu’elle avait admis qu’elle s’engageait sur cette voie, tout lui avait été bon pour se former : elle s’était étudiée sur ses photos, dans les miroirs, en posant sous les critiques de Franck d’abord, de bien d’autres ensuite… Et beaucoup de compliments aussi, excessifs peut-être… Elle avait appris à placer un pied, deux pieds, car tout est langage, les bras, les mains, les yeux… Comment sourire, comment ne pas sourire, prendre un air distant qui ne soit pas revêche, avenant qui ne soit pas trivial. Tout ce travail sur soi, non pour se créer un personnage nouveau, mais pour être pleinement soi-même épanouie. Se pouvait-il que toute cette application aboutisse à se faire remercier, virer, foutre à la porte… elle aurait aimé trouver un mot plus grossier, ordurier, de ceux qu’ordinairement elle s’interdisait, car Franck l’avait convaincue qu’ils avaient quelque chose de dégradant pour une femme qui les prononçait, n’empêche, une bonne obscénité l’aurait placée matériellement au niveau où elle se voyait tombée. Après s’être fait vertement tancer et être sortie dignement de Viva International, elle s’était comme enfuie par la rue de Marignan vers les Champs Élysées où elle avait tant aimé à se noyer les premiers temps qu’elle habitait à Paris. Elle traversa l’avenue à hauteur de la rue du Colisée. Au soleil, elle ralentit le pas. Le mouvement de ses pensées l’éloignait de son ressentiment contre Arturo. En cherchant dans le passé, elle identifia le véritable coupable : Franck l’avait intoxiquée de son amour. Quelle amertume ! Arrivée devant la terrasse où elle avait coutume de s’arrêter et grignoter, elle passa. Au lieu de gagner aussitôt son chez elle, elle poussa jusque chez Séphora. Il y avait un temps où elle avait pensé : « Avec ma formation, je suis sûre de trouver ici un emploi. » Et même si Franck l’avait arrachée à ce projet, elle ne pouvait s’empêcher, déambulant dans ce labyrinthe rempli de parfums, de milliers de produits de beauté, d’éprouver le plaisir d’être un peu chez elle et le regret de ne pas y avoir fait lentement ses débuts à Paris. L’étape suivante eût été un poste chez Guerlain. Elle se disait cela sans le croire vraiment : son rêve avait été de s’introduire dans cette illustre maison et de devenir créatrice de parfums. Elle revint sur ses pas et entra dans la célèbre boutique, temple du luxe et de la volupté. Elle eut un regard circulaire, courtois, se rendit au premier étage, enivrée de la magie des fragrances. Elle rêvait tout éveillée. Elle s’amusa, devant le manège à parfums, à reconnaître chacun de ces noms vedettes qui lui étaient familiers et elle susurrait quelques précisions qui lui venaient à l’esprit. « Vol de Nuit »… 1931… Saint-Exupéry… Air France… Et des noms de femmes célèbres qui en avaient chanté les louanges. Arletti. Sabine Azéma. Inès de la Fressange… « Shalimar », « Temple de l’amour », elle articula doucement « Taj Mahal » et songea presque tristement que le triomphe de ce parfum avait été fait dans les années 20 par les Américaines alors que les Françaises l’avaient un temps boudé. Elle fit un sort à chaque nom : « Mitsouko », « Nahéma », « L’Heure bleue », tous. Celui qui l’émut le plus fut peut-être « Jicky ». Voilà un centenaire qui se porte bien ! Et cette idée réjouissante fut aussitôt assombrie : elle avait appris qu’en 1989 on ne lui avait pas souhaité ses cent ans. Il aurait pourtant mérité une petite place dans le brouhaha de la célébration du bicentenaire ! Encore dans ses songes, elle redescendit les marches en bois précieux incrusté de mosaïque or. Sur l’avenue, la réalité reprit de la consistance : le roulis des incertitudes lui souleva le cœur. Elle fut soudain pressée de rentrer. Elle traversa le passage du Lido. Rue de Ponthieu, elle était chez elle. Elle vivait des instants de désespoir qui s’effaçaient dans la perspective d’un renouvellement de sa vie. Elle ne repoussait pas l’idée qu’Arturo sache tout sur elle. Ce à quoi elle se refusait, c’était de prononcer les mots qui révéleraient ce qu’elle niait. Elle imaginait plutôt Franck se dévouant, levant, pour Arturo seul, le voile du mystère, et l’amenant à la comprendre, à l’accepter : après tout, il semblait tenir à elle. Il y avait encore une autre hypothèse libératrice : celle d’un retour à sa première aspiration, et un nouveau départ grâce à ses années d’études. Mais ces portes entrouvertes claquaient en se refermant et Chiara se sentait perdue. Chez elle, elle échoua à se distraire. Ni télévision, ni musique, ni livre familier, encore moins ses propres photos, rien ne l’arrachait à son malaise. Le mal venait d’ailleurs. Il n’était pas incurable. Elle se sentait incapable de réfléchir, d’agir, elle n’était plus qu’une poupée de chiffon. Elle se mit au lit. Elle fut réveillée par l’ouverture intempestive de la porte de la chambre. La main encore sur la poignée, Franck fit une pause. Il se montra sans la voir. Exprès. Il fit un tour, exhibant son exaspération, ouvrit la penderie où il n’avait rien à chercher, et ressortit, sans un mot, sans un regard. Ce n’était pas sa façon ordinaire : il n’aimait rien tant que de la trouver au lit et de la mettre en éveil. Elle fut blessée de cet air glacial. Elle l’aurait bien traité par le mépris, mais elle s’adorait en consolatrice. Elle le suivit dans la cuisine : — Chabichou est de mauvais poil ? lui dit-elle, mi-câline, mi-ironique. Elle savait toutefois qu’elle l’agacerait, que c’était presque une provocation, car il la voulait avec un langage choisi, des manières délicates, de la distinction, des raffinements. C’était ainsi qu’il voyait la féminité. Elle s’y pliait avec délices. Elle aimait en lui tout le contraire. Quelque chose de maladroit, de rude dans le langage et les manières, de la désinvolture toute virile dans les actes de la vie, sauf en amour où il n’était que dévotion. L’un comme l’autre avait besoin de cette différenciation des sexes pour se sentir accompli. — Arrête de m’appeler de ce surnom ridicule, lui dit-il, contenant sa colère, c’est grotesque ! Si tu recommences, je te donnerai, moi aussi, un nom de fromage ! — Et lequel, s’il te plaît ? — Roquefort ! Chiara faillit hurler de rire. Elle se rattrapa de justesse et lui dit, avec une préciosité outrée qui signifiait qu’elle était encore dans le registre du jeu : — Hmm ! Ce n’est pas très féminin, comme nom, et puis, c’est un peu salé… Quant à l’odeur… Tu crois que ça te plairait ? — Je ne sais pas. En tout cas, ça ne me plairait pas moins que ce que j’ai entendu de la bouche d’Arturo. — Arturo ? — Oui, il m’a appelé. Il voulait me parler de toi. Il m’a reçu aussitôt. Tu as agi comme une irresponsable. Peux-tu me dire pourquoi tu te permets de ne pas aller à un casting ? Il est furieux, et moi, encore plus que lui. Tu n’as fait que quelques malheureuses campagnes publicitaires comme n’importe quel boudin, et tu te prends déjà pour Gisèle Bündchen. Redescends sur terre, Chiara. Tu prends la grosse tête. Il va falloir te calmer. Elle lui lança un regard de haine. Elle se rassembla pour ne pas répondre. Si elle parlait, elle ne s’arrêterait plus. Surtout, elle prononcerait des mots définitifs. Elle s’imposait une maîtrise de soi qui exigeait toujours plus d’efforts… pourtant, elle craqua, elle hurla un « Merda » envahissant… dont Franck fut peut-être autant surpris qu’elle. Elle restait assise, comme écroulée sur le canapé du salon, lui, grand et solide, debout dans le chambranle de la porte de la cuisine. Il la regardait, ne la reconnaissait plus. Il avait devant lui une baudruche perforée, oubliée. Les questions qu’il lui avait posées et les reproches qui s’ensuivaient n’avaient plus lieu d’être. Chiara lui était devenue étrangère. De même qu’on lève les yeux du livre à la fin d’un épisode captivant, il avait besoin de reprendre haleine, de prendre contact avec une réalité nouvelle. La crise de nerfs avait laissé Chiara sans ressort et d’autant plus abattue qu’elle s’était montrée sous son mauvais jour, celui qu’elle n’avait jamais extériorisé. Elle avait explosé, s’était répandue, en avait éprouvé une impression d’indignité. En contrepartie, le sentiment d’inhibition, presque de mutilation qui l’avait saisie à la suite de l’algarade d’Arturo, sentiment augmenté, aggravé, rendu douloureux par les reproches de Franck, ce sentiment s’était estompé. Elle faisait la part des choses. Elle ne pouvait en vouloir au patron de Viva International qui ignorait tout de sa situation, chose flatteuse, mais dangereuse, elle venait d’en faire l’expérience. Il n’en allait pas de même de Franck, qui savait tout d’elle, connaissait les détails compromettants de son corps, et avait néanmoins fait chorus avec Arturo pour mieux l’accabler. Maintenant qu’elle se ressaisissait, dans un mélange de calme, d’indifférence peut-être, et d’estime de soi, elle eut besoin de s’expliquer. Elle se redressa, fit quelques pas. Elle était vêtue d’un kimono et chaussée de mules. Debout, elle sentait son corps, son port. Elle reprenait de l’assurance. D’une voix neutre, elle dit ce qu’elle avait sur le cœur. N’était-ce pas suffisant qu’Arturo ait exprimé sa colère ? Fallait-il que lui, Franck, se rende en hâte à Viva International, écoute des doléances, voire des menaces, sans broncher, sans essayer de prendre son parti de quelque façon, comme c’était son devoir vis-à-vis d’elle ? Bien au contraire, il avait pris part à la curée, et peut-être promis de mettre fin au désordre. — Tu arrives ici, et tu me parles en maître, alors que tu me vois prostrée dans mon lit, que tu sais que je vis blessée, blessée par amour pour toi. Voilà comment je suis récompensée. C’était pour lui qu’elle avait quitté sa ville, sa mère, ses amis, pour lui qu’elle avait quitté l’école de Grasse. C’est lui qui l’avait fait entrer dans ce milieu de la mode, lui qui était fier de la voir acquérir de la notoriété. Savait-il seulement à combien de refus désobligeants, à combien de regards scabreux, à combien d’humiliations elle s’était exposée pour en arriver là ? Combien ces castings ressemblaient à des foires aux bestiaux ? — Chiara, mon chéri, écoute-moi. Il avait un regard contrit et amoureux. Je veux bien accepter tous tes reproches, mais à condition qu’ils soient justifiés. Bien sûr que je suis fier de toi, fier de te voir si vite progresser. Les castings, je les connais. C’est vrai qu’il y a là-dedans un part de foire aux bestiaux. Mais reconnais que des vexations, tu en as reçu moins qu’une autre, et reconnais aussi que tu t’es autosuggestionnée. Tu avais peur qu’on voie ce que tout le monde doit ignorer, que tu es un petit garçon. (Le terme petit garçon était admis entre eux et Franck pouvait l’employer — avec précaution et parcimonie — sans offenser Chiara car c’était l’expression même qu’elle avait employée lorsqu’il l’avait rencontrée, pour qu’il comprenne dans cette formule resserrée la différence — Oh ! toute petite différence ! — qu’il y avait entre l’image qu’elle offrait — dans laquelle Franck voyait la féminité même — et une réalité qui comportait un hic pour un homme pointilleux, et des appas pour certains autres. Franck alors n’avait pas saisi aussitôt le message dans l’étendue de sa signification. Insensiblement, il s’était acclimaté à l’idée d’abord, à la chose ensuite. Il l’avait découverte telle qu’elle était, il y avait pris goût.) Tu avais peur qu’on voie ce que tu dissimules, alors tu te figurais qu’on le devinait, insistait Franck. Et puis, ça t’a passé. Tu trouvais agréable d’être un mannequin qui devient célèbre. Tu n’as jamais regretté ton école. Ne crois pas qu’aujourd’hui tu serais un nez quelque part. Tu serais petite vendeuse chez Marionnaud. Et les vendeuses, il leur faut des nerfs solides, autant que dans un casting ! — Moi, répondit Chiara, ce que je n’aime pas dans ton attitude, c’est que tu te défiles dès qu’il y a une responsabilité à assumer. Tu te précipites au premier signe d’Arturo, il te dit qu’il s’agit d’un casting pour de la lingerie, et tu fais semblant de ne pas comprendre les vraies raisons de ma défection, tu viens ici, tu me critiques. Si quelqu’un sait que je ne peux pas me trouver nue dans un vestiaire, avec d’autres filles, à passer des slips transparents, ce quelqu’un, c’est bien toi ! Tu es lâche, d’avoir pris parti contre moi. Franck réalisait qu’en effet, ayant connu Chiara sur la plage en mini bikini, l’ayant photographiée dans toutes les poses, la voyant au quotidien composer sans effort avec sa gêne insoupçonnée, il n’avait jamais pensé au vestiaire commun, et à tout ce qui s’en suivait. — Pardonne-moi. Lui dit-il en la prenant dans ses bras, espérant apaiser la discorde. Chiara se dégagea pour ne pas mettre un terme à l’explication qui s’imposait. — Toi ! Pardonne-moi de ce que je vais te dire ! Aujourd’hui pour moi est une journée très importante. J’ai pensé sans cesse à ma condition. L’altercation avec Arturo m’a ouvert les yeux. Vivre dans le non-dit avec lui ne m’amène à rien. Il va falloir que tu lui exposes ma situation. Franck se voulut conciliant : — Oui, tu as raison, on peut, on doit le mettre dans la confidence. C’est un garçon à trouver la chose formidable. C’est une excellente idée. Il crut par ces mots arrêter une conversation qui les conduirait sur des voies qu’il ne voulait pas emprunter. Mais Chiara n’était pas d’humeur à en rester là : — Franck, tu sais très bien qu’Arturo n’est qu’un aspect du problème. Aujourd’hui, j’ai pris une décision définitive. J’ai besoin d’aller au bout de ma transformation, de me faire opérer. — Si tu crois que ce genre d’opération va être la solution à tous tes problèmes, tu te trompes. — Bien sûr, toi, tu voudrais que je reste comme tu m’as connue parce c’est comme ça que tu m’aimes. Jusqu’à aujourd’hui, je me suis pliée à ta volonté pour ton bonheur, pas pour le mien. J’ai toujours le sentiment de n’être pas à ma place, toujours le sentiment d’être enfermée dans un corps que je réfute. Que tu le veuilles ou non, je dois et j’irai me faire opérer. » Elle éclata dans des sanglots qui semblaient ne plus devoir finir. Franck avait toujours été sensible à ses pleurs. Elle le savait. Il aimait la consoler. Ce jour-là pourtant, il avait surtout envie de se faire pardonner : elle avait fait de lui un coupable. Il se pencha vers elle, en amoureux, en repentant. Il la prit dans ses bras, lui susurra des mots d’amour qu’elle semblait ne pas entendre. Pourtant, ses sanglots se firent moins sonores. Lui enserrant le cou, elle se pressa contre lui. Souvent, leurs querelles d’amoureux finissaient de la sorte : il la prenait virilement dans ses bras, la portait « comme une jeune mariée » pendant que lascivement, mais non sans feindre de protester ou de se débattre, elle se laissait transporter sur le lit, lieu favori des ébats qui achèvent les brouilles. Ce jour-là, il se saisit de son corps avec un désir renouvelé par l’impression que les menaces qui pesaient sur leur liaison avaient été repoussées. Chiara se laissa griser par la force sensuelle qu’exhalait la douce violence de son amant. Il la libéra de son kimono comme si, affamé, il eût été impatient de dévorer sa chair. Et sans déplorer, comme Proust, qu’il n’y eût pas d’organe spécifique du b****r, il promena ses lèvres et ses dents sur sa proie gémissante et offerte. Les premiers temps de leurs amours, elle avait, à ce stade de leurs caresses, pris des initiatives, et des plus surprenantes, toujours par pudeur, pour éviter qu’il lui enlève le slip et découvre ce qu’elle avait voulu garder secret. Mais au fur et à mesure qu’avait progressé leur intimité, il s’était habitué aux formes de Chiara, creux et bosses, les avait aimées, ne savait plus s’en passer, et avait fait en sorte que Chiara se tolérait telle qu’elle était, du moins ne boudait pas son plaisir. Depuis qu’elle n’avait plus de précautions à prendre, elle le laissait improviser le scénario : elle s’abandonnait à ce qui ressemblait à de la passivité, mais qui, par une attitude, un regard, un soupir, était pour lui le meilleur des aphrodisiaques. Il était arrivé à Chiara, s’entendant appeler « ma déesse », et se voyant adulée, de se dire qu’il lui faisait l’amour comme on fait une prière. Et son ego s’en repaissait. Ce jour-là, la séance amoureuse prit fin dans cette sorte d’apothéose où monte le plaisir physique bien conduit. Dans les instants d’assoupissement qui suivirent, Franck la serra dans ses bras avant de s’endormir. Elle ne manquait pas de sommeil. Elle s’enfonça dans ses pensées, sa vie, sa situation. Elle éprouvait pour Franck une grande tendresse. Elle admettait dans son for intérieur qu’elle devait lui être plus que reconnaissante. C’est lui qui, la rencontrant à Grasse, l’avait remarquée, lui avait donné de l’assurance et la force de vaincre l’intransigeance maternelle. Elle analysait l’embarras où elle s’était trouvée : lorsque, pour respecter sa pudeur, Franck avait ignoré d’elle son sexe et son plaisir, elle s’était sentie réduite à l’état d’exutoire, mais lorsqu’à l’inverse, Franck avait aimé son sexe — de garçon — tout autant que sa poitrine, elle avait senti en lui une tendance homosexuelle et en elle une perte de féminité. Quoi de plus insupportable ? Alors, il lui était parfois venu des idées pernicieuses. Des idées ridicules, évidemment, mais qui l’imprégnaient, l’intoxiquaient. En faisant l’amour. Franck, pressé par l’imminence de l’o*****e, mais désireux de prolonger le plaisir, était sorti d’elle, s’était allongé sur le ventre, sans bouger. C’est là qu’elle avait eu un doute : que signifiait vraiment cette position ? Et s’il s’était agi de la part de Franck d’inverser les rôles ? L’horreur. Elle le regardait, endormi. Elle ne lui en voulait pas de se leurrer en croyant que son aptitude à l’aimer résolvait tous les problèmes qui étaient en elle. Problèmes qui ne pouvaient trouver de solution que dans la fameuse opération, qu’il détestait. Elle ne lui en voulait pas, elle le plaignait. Elle connaissait l’inéluctable, vers quoi elle se dirigeait. Il faudrait le quitter. Elle s’en voulait à elle-même de préparer tant de chagrin à celui dont elle se disait : « J’aime tant son amour ! » Elle pensa à Maxime : « Lui aussi, se disait-elle, est épris de moi, sans rien savoir de mon énigme. Il ne fait que percevoir un obstacle, qu’il veut surmonter. » Avec lui, elle voulait vivre le « vrai » le « grand » amour, par opposition à ce qu’elle éprouvait pour Franck, qui n’était pas en accord avec l’idéal qu’elle s’était forgé. Elle connaissait son pouvoir sur Maxime qui lui disait son amour avec conviction. Elle restait plus réservée. Elle savait que cette attitude instillait le doute au cœur de Maxime, un fond d’inquiétude propice à la naissance de la passion. Elle était sur la bonne voie. Elle parviendrait à son but à condition de ne pas commettre avec Maxime la faute qu’elle avait faite avec Franck : rien de physique tant qu’elle ne se serait pas enfin opérée. *** ***
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