Chapitre 1
Chapitre 1
Le téléphone sonna, troublant le silence du petit bureau qu’occupaient Mary Lester et le lieutenant Jean-Pierre Fortin, un local fort modeste, situé au premier étage du commissariat de Quimper.
Deux plateaux plastifiés, du plus pur style administratif, disposés à angle droit à usage de table reposaient sur des caissons métalliques grisâtres pourvus de tiroirs. Plaquées aux murs peints d’un vert terne, deux armoires à usage de classeur et, devant les bureaux, deux chaises de tube en coquille de plastique orangé étaient destinées aux visiteurs. Cette teinte mettait un peu de soleil dans la grisaille ambiante, mais un tout petit peu seulement.
L’ensemble était aussi enthousiasmant qu’un clair de lune sur un dépôt d’Emmaüs.
L’habitude étant une seconde nature, les flics qui occupaient ces locaux ne voyaient plus ce morne décor ; cependant, les suspects interrogés y reniflaient comme des remugles d’univers carcéral, surtout quand ils avaient de bonnes raisons de redouter les foudres de la justice.
L’ordinateur du lieutenant Fortin avait été repoussé à l’extrême bord de la table, ce qui permettait à ce zélé fonctionnaire de s’immerger dans l’Équipe, son journal favori, en prenant ses aises.
À la cinquième sonnerie, le capitaine Lester, qui tapait un rapport, leva des yeux excédés de son écran pour regarder Fortin qui, perdu dans sa passionnante lecture, ne semblait rien entendre :
— Tu es sourd ?
Le grand lieutenant tressaillit :
— Hein ? Quoi ?
Il paraissait tout soudain descendre d’un nuage.
— Qu’est-ce qu’il y a ?
— Il y a que le téléphone sonne.
— Ouais… et alors ?
Elle secoua la tête, ce qui traduisait son agacement. Par moments, Fortin avait le don de la mettre hors d’elle.
— Tu n’entends pas ?
Fortin aurait dû se méfier, sa voix était trop douce.
— Ben si…
Elle explosa en montrant l’appareil :
— Alors, qu’est-ce que tu attends pour répondre ?
Fortin sentit qu’il était temps de faire quelque chose. Pour ne pas avoir l’air de céder trop vite, il replia son journal tranquillement et tendit la main vers l’appareil qui continuait de sonner.
— T’énerve pas…
— Je ne m’énerve pas, fit-elle, contre toute vraisemblance, tu vois bien que je suis occupée, tu pourrais…
— De toute façon, je suis sûr que c’est pour toi !
— Eh bien, prends quand même !
Le lieutenant haussa ses larges épaules en grommelant :
— Si c’est un ordre, capitaine…
Mary, la bouche pincée, le regarda. Ce qu’il pouvait être c… par moments !
Sans s’émouvoir, le grand jeta d’une voix égale :
— Lieutenant Fortin, j’écoute…
Son front se plissa et il demanda :
— Qui ?
Son interlocuteur dut se répéter, alors il couvrit le micro de sa large paume et dit avec satisfaction :
— Je t’avais bien dit que c’était pour toi !
Elle eut à nouveau une mimique d’agacement et abandonnant son clavier, elle prit l’appareil des mains de Fortin.
— Allô ?
Elle reconnut immédiatement la voix et le timbre fortement marqué d’accent douarneniste du brigadier Mériadec de permanence ce jour-là.
— Capitaine, il y a quelqu’un qui demande après vous.
Malgré son énervement, la tournure de phrase la fit sourire. Elle répéta :
— Après moi ?
— Voui ! confirma le brigadier Mériadec.
— Il a donné son nom ?
— Voui, ce serait un certain Yann Charpentier.
Mary resta un instant silencieuse puis répéta :
— Charpentier ?
— C’est ce qu’il m’a dit, réaffirma Mériadec.
— De quoi s’agit-il ?
— Il n’a pas précisé, il a juste dit que c’était personnel.
— Ah… Personnel ?
Elle soupira.
« Qu’est-ce que c’était encore que ce raseur ? Le mieux était de le lui demander pour s’en débarrasser au plus tôt.»
Elle soupira, résignée :
— Eh bien, passez-le moi, Mériadec !
Il y eut un déclic et elle demanda :
— Allô, monsieur Charpentier ?
Une voix mâle, bien timbrée, lui répondit :
— Lui-même. C’est bien au capitaine Lester que j’ai l’honneur de parler ?
— Oui, monsieur, dit-elle sur la réserve.
Que lui voulait donc ce type ?
— C’est à quel propos ?
— Je voulais juste vous demander des nouvelles de votre chat…
Elle s’était attendue à tout, sauf à ça. Après un temps de silence, elle répéta :
— De mon chat ?
— Oui, un gros, un magnifique chat noir qui a récemment été blessé par balle…
Tout d’un coup elle fit le rapprochement. Cette voix…
— Vous êtes…
— Yann Charpentier, le vétérinaire qui l’a recousu…
Son mécontentement fondit comme neige au soleil.
— Oh docteur, fit-elle, je suis confuse… J’étais occupée et…
Il protesta :
— C’est moi qui m’excuse de vous appeler sur votre lieu de travail. Si je vous dérange, je ne m’attarderai pas.
— Pas du tout ! Pas du tout ! dit-elle très vite. Grâce à vos bons soins, Miz Du va très bien, je vous remercie. C’est bien aimable à vous de vous en inquiéter.
— Il n’a pas été trop traumatisé ?
— Pensez-vous ! C’est un chat de combat, il en a vu d’autres.
C’était une conversation bizarre, ponctuée de silences.
— Un chat de combat ? Vous m’étonnez ! Je n’ai jamais entendu parler de cette espèce.
— Un chat de garde, aurais-je dû dire.
— Un chat de garde ? Vous me surprenez encore plus.
— Pourtant il garde ma maison comme le ferait un chien, mieux même que le ferait un chien…
Il soupira :
— Eh bien, on en apprend tous les jours ! Vous m’intriguez, ce ne doit pas être un chat ordinaire.
— Non, ce n’est pas un chat ordinaire, loin de là. D’ailleurs, vous-même me l’avez fait remarquer.
— En effet…
Mary voyait Fortin qui la regardait d’un air interrogatif. Du doigt, elle lui fit signe qu’il n’y avait rien de grave.
Elle demanda :
— Vous êtes à votre cabinet en ce moment ?
— Non, j’avais un changement de carte grise à faire à la préfecture et, en sortant, je me suis permis de vous appeler.
— Vous êtes toujours en ville ?
— Oui, je vous l’ai dit, devant la préfecture.
La préfecture était à deux rues de l’hôtel de police et n’était séparée du café de l’Épée que par la largeur de l’Odet, ce fleuve côtier qui coupe la ville en deux. Elle proposa :
— Si vous avez quelques minutes, je vous offre un café à l’Épée.
Le vétérinaire n’hésita pas une seconde :
— Bien volontiers, je vous attends.
— À tout de suite.
Elle raccrocha, se leva et endossa cette veste de cuir qu’elle appelait son bleu de travail, un bleu qui sentait le bon faiseur.
— Je m’absente quelques minutes, Jipi…
— J’ai entendu, dit le grand lieutenant sans relever la tête. Si je comprends bien, je boirai mon jus tout seul.
— Mais non ! Je sais bien que tu iras voir Albert, sa mère fait du si bon café !
Albert Passepoil, le lieutenant informatique, ne venait jamais au travail sans la thermos de café préparée amoureusement par sa mère et il avait toujours plaisir à le partager avec Mary ou Jean-Pierre Fortin.
— Et puis, si tu t’ennuies, tu peux toujours terminer mon rapport.
— Je ne m’ennuie jamais, assura Fortin.
Elle le taquina :
— Surtout quand il y a un rapport à taper.
Il ne marcha pas dans la provocation et dit d’une voix suave :
— Tu fais ça tellement mieux que moi !
— Ben tiens… Et toi, qu’est-ce que tu fais de mieux que moi ?
Il montra son journal, ironique :
— Lire L’Équipe.
Elle leva les yeux au ciel :
— Faut reconnaître que, de ce côté, tu es insurpassable.
Après cet échange de piques, elle gagna la porte, mais s’arrêta avant de la refermer :
— Qu’est-ce qui t’arrive aujourd’hui, Jipi ?
Il répondit brutalement :
— Pourquoi tu me demandes ça ?
— Je ne sais pas… Je ne te sens pas, ce matin.
— Tu ne me sens pas, tu ne me sens pas… Ça veut dire quoi ?
— Je trouve que tu as une drôle de tête. Tu ne serais pas en train de nous couver quelque chose ?
Fortin détestait aborder ce sujet. Ce colosse qui ne tremblait pas devant une douzaine de voyous était terrorisé par l’idée d’être malade. Un rhume le mettait à l’article de la mort et, quand une enquête nécessitait une visite dans un hôpital, il n’en menait pas large.
— J’couve rien ! assura-t-il furieux.
— Alors, c’est que tu me caches quelque chose.
— Que veux-tu que je te cache ?
— Je ne sais pas, dit-elle, je trouve que tu n’as pas l’air franc du collier.
— Moi ?
L’indignation le tétanisait.
Elle en remit une couche :
— Ouais, je trouve que tu as une gueule de faux-cul.
— De faux-cul ? répéta-t-il douloureusement en se levant à demi, tu es gonflée Mary Lester, tu vas trop loin !
— Peut-être, concéda-t-elle après un temps de silence, peut-être… Dans ce cas, je te prie de m’excuser.
— Ouais, grommela-t-il en se rasseyant.
— On en reparle tout à l’heure, dit-elle, le scrutant une dernière fois.
Il haussa à nouveau ses puissantes épaules :
— Vaudrait mieux qu’on n’en reparle pas.