Chapitre Un
Le tentacule violet frémissant rampe entre les jambes de la fille.
Je lance un regard prudent à ma grand-mère.
Évidemment. La plupart des grands-mères auraient une crise cardiaque en voyant ce genre de spectacle, mais la mienne observe avec fascination, comme une gynécologue amateure.
Un deuxième tentacule se joint à la fête.
La fascination de grand-mère s’accroît, désormais égale à celle d’une proctologue amateure.
Je tourne la tête de la télé à elle, puis reporte mon regard sur l’écran. Pour finir, je demande avec précaution :
— Grand-mère… est-ce qu’on regarde du porno à tentacules ?
Elle fronce légèrement les sourcils et appuie sur pause.
— On appelle ça des hentai. Ce sont des dessins animés créés au Japon.
Vraiment, le Japon ? Ça ne vous suffit pas de manger du poulpe cru ? Maintenant, il faut que vous corrompiez ma grand-mère un peu trop obsédée par le sexe ?
Je pousse un soupir.
— Pourquoi est-ce qu’on regarde un hentai ?
Elle remue ses sourcils épilés à la perfection.
— Ton grand-père et moi aimons ça. Je me suis dit que ce serait tout à fait ton truc.
Que Cthulhu me vienne en aide, s’il y a bien une personne sur cette Terre qui distribue bien trop d’infos personnelles sur elle-même, c’est ma grand-mère. Elle est encore pire que sa fille… ma mère.
— Qu’est-ce qui te fait penser que le porno à tentacules serait « tout à fait mon truc » ?
Elle tourne les yeux vers le grand aquarium près de la fenêtre, celui où habite Gros Bec, mon meilleur ami, qui se trouve être un énorme poulpe du Pacifique.
— Tu aimes beaucoup ce machin, et tu es en période sèche, alors je me suis dit…
Je me racle bruyamment la gorge de manière appuyée.
— Tu es en train de suggérer que je me mette à la zoophilie ?
C’est vrai que j’adore tout ce qui a trait aux poulpes. Étant biologiste marine et ayant sept sœurs, je trouve ça logique. Mais ça ne veut pas dire que j’ai envie d’avoir des relations sexuelles avec eux.
Elle hausse les épaules.
— Comme je l’ai dit à mon ami scatophile au bingo de l’autre jour, je ne juge pas les fétiches des autres.
Je me pince l’arête du nez.
— Je n’ai aucun fétichisme avec les poulpes. Je ne suis même pas sûre que ça existe.
Elle sourit.
— On appelle ça la Règle 34. Si tu peux l’imaginer, alors ça existe en porno.
Je pince les lèvres.
— Si quelqu’un couche avec le moindre être vivant sans son consentement, je me réserve le droit de le juger. Et peu importe qu’il moleste un poulpe, une chèvre ou un cafard.
Grand-mère fait un signe de tête vers Gros Bec.
— Tu n’arrêtes pas de répéter qu’il est très intelligent. Il pourrait peut-être apprendre le langage des signes avec ses tentacules ?
C’est aussi difficile de parler avec elle qu’avec ma sœur, Gia. Et ça tombe bien, vu qu’elles portent le même nom. J’essaie quand même :
— Gros Bec et moi sommes juste amis.
— Vous pourriez être des amis avec bénéfices.
Beurk.
— C’est strictement platonique.
— Eh bien… je suis tombée sur ton godemichet en forme de tentacule en nettoyant ta chambre.
À ma grande stupéfaction, elle prend un air embarrassé en disant ça… c’est une première.
Je rougis autant que Gros Bec quand il essaie d’avoir l’air menaçant. Puis je me rappelle que la Floride est réputée pour ses effondrements de terrain.
L’un d’eux pourrait-il m’engloutir dès maintenant ?
— J’ai acheté ça pour rire, Grand-mère. Et puis, les poulpes n’ont pas de tentacules. Tu confonds avec les pieuvres et les calamars.
— Ah oui ? s’étonne-t-elle en étudiant le bassin avec confusion. Comment appelle-t-on ces huit appendices, alors ?
Je m’avance vers le bassin et prends la télécommande qui le contrôle.
— Des bras.
Elle me regarde en clignant des paupières.
— Quelle différence ?
Je sais que je suis en train de passer en mode biologiste marine devant le mauvais public, mais je ne peux pas m’en empêcher.
— Si les ventouses sont sur l’intégralité…
— Les ventouses ? répète-t-elle en agitant les sourcils.
— Beurk, Grand-mère, arrête. Comme je le disais, si les ventouses sont sur l’intégralité des tentacules, c’est un bras. S’il n’y en a qu’au bout, c’est un tentacule. Les bras sont aussi plus affinés, alors que les tentacules sont allongés et…
— OK, OK, désolée, dit-elle.
Je plisse les yeux.
— Désolée d’avoir suggéré que j’aie des relations avec mon octopus ? Ou désolée d’avoir fouiné dans mon tiroir privé ?
Elle affiche un sourire malicieux d’enfant pas sage.
— Désolée d’avoir posé la question.
Avec un soupir agacé, j’active le moteur sous l’aquarium et ce dernier se met à rouler.
— Au cas où ce ne soit pas assez clair, Gros Bec et moi allons nous promener un peu.
Ma grand-mère me fait signe au revoir et reporte son attention sur son porno, l’air tout aussi fascinée qu’avant.
Eh, je ne la juge pas. Je regarde Aquaman en boucle à chaque fois que je me sens d’humeur fougueuse.
La fille du film d’animation gémit de cette voix haut perchée caractéristique du genre. Les hommes japonais trouvent-ils les voix d’enfants sexy ?
OK. Je juge peut-être un peu.
Pour ne pas m’imposer plus longtemps, je guide le bassin motorisé de Gros Bec jusqu’à la salle à manger, où je trouve mon grand-père assis à table, occupé à réassembler un fusil sniper avec amour. Comme ma grand-mère, il est en excellente forme, surtout pour un octogénaire. Avec sa masse de cheveux épais et ses bras musclés, il pourrait faire don d’une partie de sa testostérone à d’autres hommes plus jeunes.
Il lève les yeux de son arme et un sourire étire ses lèvres ridées.
— Ah, Câpre. Qu’est-ce que tu fais ?
Je souris. Je m’appelle Olive (mes parents sont des hippies diaboliques) et quand mon grand-père m’appelle « Câpre », il veut dire « petite Olive », ce qui me fait à nouveau sentir comme une petite fille. Évidemment, je ne lui dirai jamais que son surnom est incorrect, d’un point de vue botanique : les câpres sont les fleurs d’un buisson alors que les olives sont issues d’un arbre fruitier d’une espèce totalement différente.
— J’emmène Gros Bec en balade, dis-je avec un signe de tête vers le bassin.
Grand-père regarde l’aquarium en plissant les yeux, et Gros Bec choisit ce moment exact pour se déguiser en rocher – comme chaque fois que Grand-père tente de le regarder.
Ce dernier se frotte les yeux.
— Il y a vraiment un poulpe là-dedans ? J’ai l’impression que vous essayez de me faire croire que je deviens sénile, ta grand-mère et toi.
— Non. C’est Gros Bec qui te fait des blagues.
Je ne peux en vouloir à mon grand-père de ne pas réussir à distinguer mon ami à huit bras. Niveau camouflage, les octopus battent les caméléons à plate couture. Et puis, si un caméléon se retrouvait dans l’eau, ses talents de camouflage ne suffiraient pas à l’empêcher de devenir le déjeuner d’un octopus.
Grand-père secoue la tête.
— Pourquoi ?
Je hausse les épaules.
— C’est une créature dotée de neuf cerveaux, un dans la tête et un dans chaque bras. Tenter de comprendre sa manière de penser ne ferait que nous donner la migraine.
Grand-père observe à nouveau le bassin en plissant les yeux, mais Gros Bec conserve son déguisement de rocher.
— Pourquoi tu le promènes, au juste ?
— Pour éviter qu’il s’ennuie. Ce dont il a vraiment besoin, c’est d’un plus gros bassin, mais pour l’instant, il devra se contenter d’un petit changement de décor.
— Il s’ennuie ?
— Oh, oui. Un octopus qui s’ennuie est pire qu’un petit garçon de sept ans dopé à la caféine et au gâteau d’anniversaire. En Allemagne, un octopus appelé Otto a court-circuité plusieurs fois le système électrique de l’aquarium Sea Star, en aspergeant de l’eau sur un projecteur de 2000 watts au-dessus de lui. Parce qu’il s’ennuyait.
Grand-père hausse ses sourcils broussailleux.
— Mais tu ne lui fabriques pas des puzzles ? Tu ne le mets pas devant la télé ?
Je hoche la tête. En réalité, je suis célèbre pour mes puzzles spécial octopus, et c’est comme ça que j’ai obtenu mon nouveau boulot.
— Les jouets et la télé aident bien, dis-je. Mais j’ai quand même le sentiment qu’il se sent cloîtré.
Avec un grognement, Grand-père plonge la main dans sa poche et en tire un pistolet de la taille de mon bras.
— Prends ça avec toi, dit-il en me le tendant.
J’observe l’instrument de mort en clignant des paupières.
— Pourquoi ?
— Pour te protéger.
— De quoi ? On vit dans une résidence fermée.
Il me tend l’arme avec plus d’urgence.
— Mieux vaut avoir une arme et ne pas en avoir besoin que l’inverse.
Je n’accepte pas son offre.
— Le taux de crime est dix fois plus bas à Palm Islet qu’à New York.
Grand-père sort le chargeur de l’arme, l’étudie et y met une balle supplémentaire, avant de le remettre.
— Je serais rassuré si tu le prenais.
— Par Cthulhu, marmonné-je entre mes dents.
— À tes souhaits, répond Grand-père.
— Je n’ai pas éternué. J’ai dit « Cthulhu ».
Quand Grand-père me regarde d’un air vide, je pousse un soupir.
— C’est une entité cosmique fictive créée par H.P. Lovecraft. Elle est décrite comme ayant des attributs d’octopus.
— Ah. C’est lui, dans les dessins animés sexy de ta grand-mère ?
— Pas du tout, répliqué-je, frémissant à cette idée. Cthulhu est haut de plusieurs centaines de mètres. C’est l’un des Grands Anciens, ses soins déchiquetteraient une femme aussi vite qu’ils la rendraient folle.
— D’accord, acquiesce Grand-père en tentant à nouveau de me fourrer l’arme dans les mains. Prends-le et vas-y.
Je me cache les mains dans le dos.
— Je n’ai pas de permis.
— Tu plaisantes, lâche-t-il avec un regard incrédule. Demain, je t’emmène à un cours de port d’arme.
Je me retiens de lever les yeux au ciel.
— Je suis occupée, demain, vu que je commence mon nouveau boulot, et tout ça.
Il fronce les sourcils et cache le flingue dans un coin.
— Et pourquoi pas ce week-end ?
— On verra, dis-je d’un ton aussi évasif que possible.
Je prends mon sac à main sur le dossier d’une chaise et appuie à nouveau sur la télécommande pour faire rouler le bassin jusqu’au garage.
Comme beaucoup d’habitants de Floride, mes grands-parents préfèrent quitter leur maison par là plutôt que par la porte d’entrée, par exemple.
Dès que mon grand-père est hors de vue, Gros Bec quitte son déguisement de rocher, écarte les bras et prend une teinte rouge surexcitée.
— Tu devrais avoir honte, lui dis-je d’un ton sévère.
Nous sommes le Dieu Empereur du Bassin, ordonné par Cthulhu en personne. Nous n’accorderons pas la gloire de notre apparence à ceux qui n’en sont pas dignes. Dépêche-toi, notre fidèle prêtresse-sujet. Nous voulons sentir le soleil sur nos ventouses.
Ouais. Dans Le Monde de Dory, Ellen DeGeneres parle à un octopus conscient fictionnel. En ce qui me concerne, mon vrai octopus me parle dans ma tête. Et je ne suis pas la seule à avoir ces conversations imaginaires. Depuis que nous sommes petites, mes sœurs et moi, nous donnons voix à des animaux. Dans ma tête, celle de Gros Bec ressemble à celle de neuf personnes parlant à l’unisson (le cerveau principal et les huit autres dans ses bras), et il parle d’un ton impérieux (les octopus ont le sang bleu, après tout). Oh, et il s’exprime avec un léger gargouillis, le même effet utilisé dans Aquaman quand les Atlantes parlent sous l’eau.
J’ouvre la porte du garage.
Le ciel est aveuglant, dehors, malgré les chênes anciens qui apportent de l’ombre.
Avec un soupir, je sors un gros tube de ma crème solaire préférée à base de minéraux de mon sac et me couvre d’une épaisse couche, de la tête aux pieds. L’index UV est de 10, j’attends donc quelques minutes avant de me couvrir d’une seconde couche. Je fais ça furtivement, dans le garage, pour éviter que mes grands-parents se moquent de moi pour avoir accepté un emploi dans l’État du Soleil alors que je suis parano s’agissant de l’exposition au soleil.
Et non, je ne suis pas un vampire – même si ma sœur Gia ressemble de manière suspicieuse à l’une de ces créatures, avec son maquillage gothique. Éviter le soleil est un comportement légitime et sensé, d’un point de vue scientifique, sachant les dangers des rayons UV, qu’il s’agisse des A ou des B, sans parler de la lumière bleue, la lumière infrarouge et la lumière visible. Elles causent toutes des dégâts à notre ADN. J’ai été alertée de tout cela il y a quelques années, quand Sushi, mon poisson-clown de compagnie, a développé un cancer de la peau, sûrement parce que son aquarium était près d’une fenêtre. Depuis lors, je me montre très prudente, et j’ai même été jusqu’à coller une triple couche de voile protecteur anti-UV sur le bassin de Gros Bec.
Est-ce que je réalise que je crains le soleil un tout petit peu plus que la plupart des gens n’étant pas dermatologues ? Bien sûr. Est-ce que je peux arrêter ? Non. Je pense avoir un certain degré de névrose programmé dans mon ADN, si je me base sur mes sœurs sextuplées. Mais bon, quand j’aurai quatre-vingts ans et que j’aurai l’air plus jeune que toutes mes sœurs, on verra qui rira le dernier.
Quand j’ai fini de m’enduire de protection solaire, j’enfile une veste légère couverte de produits chimiques anti-UV, un chapeau à large bord et de grosses lunettes de soleil.
Voilà. Si je voulais vraiment aller trop loin, je porterais une visière à la Dark Vador, non ?
Mon cœur se met à battre plus vite tandis que je suis le bassin de Gros Bec en plein soleil. Mais je me calme en me remémorant que la crème solaire fera son boulot. Quand le bassin traverse l’allée pour rejoindre un trottoir ombragé près du lac, je respire un peu plus facilement.
Jusqu’ici, tout va bien. J’espère juste ne pas me coltiner trop de questions ennuyeuses de la part de voisins curieux.
Une paire de hérons s’envolent près de nous tandis que nous nous baladons le long de la rive du lac. Gros Bec les observe avec intensité et change plusieurs fois de forme.
Nous aimerions goûter ces choses. Sois une bonne prêtresse-sujet et dépose-les dans le bassin.
Je tapote le haut de l’aquarium.
— Je te donnerai une crevette à notre retour.
Nous repérons tous deux un raton laveur occupé à creuser dans l’herbe près du lac, sûrement à la recherche d’une tortue ou d’œufs d’alligator.
Nous aimerions goûter ça aussi.
— Je te donnerai une crevette sans le puzzle, promets-je.
D’habitude, je place ses friandises dans l’une de mes créations pour rendre son repas plus marrant, mais si regarder tous ces animaux terrestres lui a ouvert l’appétit, je n’ai pas envie de retarder sa gratification.
Un alligator d’un mètre cinquante sort lentement du lac en rampant.
Ouais, on est bien en Floride.
Quand il le repère, Gros Bec ramasse deux coquilles de noix de coco au fond de son bassin et les referme autour de son corps, se faisant passer pour une noix de coco innocente aux yeux du monde – et de l’alligator.
— Ce truc ne peut pas t’attraper dans le bassin, le rassuré-je. Sans parler du fait qu’il a peur de moi. J’espère.
Les statistiques concernant les attaques d’alligators jouent en notre faveur. Dans un État où les gros titres annoncent « Un habitant de Floride repousse un alligator » ou « Un habitant de Floride jette un alligator par la fenêtre du drive-in de McDonald », les alligators ont appris à rester très, très loin de ces cinglés d’humains.
Parce que Gros Bec ne lit pas le journal ni les statistiques en ligne, il a l’air sceptique quand il jette un œil derrière les coquilles de noix de coco.
Je reporte mon attention sur le trottoir – et c’est là que je le vois.
Un homme.
Et quel homme.
Il aurait pu jouer dans Aquaman à la place de Jason Momoa. Si je faisais un casting pour trouver l’homme qui jouerait le rôle principal de mes rêves coquins, ce type obtiendrait sans aucun doute le rôle.
Des volutes de chaleur s’accumulent dans mes parties intimes à cette pensée, plus spécifiquement à l’endroit que je qualifie en moi-même de wunderpus – en l’honneur du wonderpus photogenicus, une incroyable espèce d’octopus découverte dans les années quatre-vingt.
Au fait, j’ai pris une photo de mon wunderpus, une fois, et lui aussi est photogenicus.
Mais revenons-en à cet étranger. Il a des traits forts et masculins, encadrés par une barbe taillée à la perfection, des yeux cyan aussi profonds que l’océan, un corps musclé et bronzé vêtu d’un jean taille basse et d’un T-shirt sans manche exhibant ses bras puissants, des cheveux épais et striés de blond qui cascadent sur ses larges épaules – il ressemblerait à un surfeur, sans l’expression maussade sur son visage.
Gros Bec doit avoir tout oublié de l’alligator, parce qu’il sort de sa noix de coco et observe l’étranger avec fascination.
Tu m’étonnes. Aquaman a le pouvoir de parler aux octopus, ainsi qu’à d’autres créatures marines.
Je me rends compte que je le dévisage aussi, et me raidis en le voyant se rapprocher. Contrairement à New York, où il est courant de dépasser un étranger en ignorant son existence, ici, en Floride, tout le monde salue au moins ses voisins.
Que dois-je dire, s’il me parle ? Oserais-je seulement ouvrir la bouche ? Et si je lui demandais de coucher avec moi par accident ?
Une seconde. Je crois que j’ai compris. Il promène un animal de compagnie, lui aussi. Dans son cas, il s’agit d’un chien de la race des teckels, aussi surnommé le chien hot-dog, la race la plus phallique de l’espèce canine. Je n’aurais qu’à faire une remarque sur sa saucisse – celle qui remue la queue, pas sa virilité personnelle.
Quand l’homme est à environ trois mètres, il semble me remarquer pour la première fois. En fait, son regard se rive au bassin de Gros Bec et son expression maussade devient carrément hostile – sa mâchoire se crispe, il pince les lèvres et son regard devient dur. Le plus fou, c’est qu’il est toujours aussi sexy. Peut-être même plus.
Qu’est-ce qui cloche, chez moi ? Pas étonnant que je me retrouve à sortir avec des connards comme…
Sa voix grave et sexy possède le genre de froideur capable de causer des frissons même dans ce sauna humide.
— Combien pour cet octopus ?
Je cligne des paupières, puis observe l’étranger en plissant les yeux, mes poils se hérissant de colère comme les piquants d’un poisson-globe. Il veut acheter Gros Bec ? Pourquoi ? Veut-il le manger ?
Les gens mangent bien des alligators, des tortues (même les espèces protégées) des grenouilles-taureaux, des pythons birmans et des tartes au citron vert, dans cet État.
Je serre les dents et indique du doigt le chien qui remue la queue à côté de lui.
— Combien pour la saucisse ?
Un rictus tord ses lèvres pleines.
— Laissez-moi deviner… vous êtes New-Yorkaise ?
Aquaman ? Dites plutôt Aqua-con.
— Et laissez-moi deviner. Un résident de Floride ?
J’imagine déjà le reste du gros titre : « … vole un octopus dans un bassin et tente d’avoir des relations sexuelles avec lui. »
Après ce que m’a dit ma grand-mère concernant la Règle 34, et sachant où je me trouve, ce ne serait pas si tiré par les cheveux. Un jour, j’ai lu un article concernant un résident de Floride ayant tenté de vendre un requin vivant sur un petit parking. En comparaison, coucher avec un octopus, ce ne serait pas grand-chose.
Il fronce ses épais sourcils bruns.
— Les histoires auxquelles vous faites référence concernent des greffons. Jamais de vrais Floridiens.
— Oh, j’ai lu quelque chose là-dessus, répliqué-je en ricanant. « Un résident de Floride se fait greffer un pénis de cheval pour la première fois ». Je suis à peu près sûre que d’après l’article, ce brave pionnier était originaire de Melbourne – à deux heures d’ici.
Oups. Suis-je allée trop loin ? Après tout, tout le monde semble être armé, ici. Et vu que je le trouve attirant, connaissant mon expérience avec les hommes, il pourrait s’avérer dangereux.
Au lieu de tirer une arme, l’étranger se frotte l’arête du nez.
— Ça m’apprendra à essayer d’argumenter avec une New-Yorkaise. Oubliez les articles. Ce bassin est trop petit pour cet octopus. Ça vous plairait de vivre toute votre vie dans une Mini Cooper ?
Je prends une brusque inspiration et mon estomac se noue.
— Et vous, ça vous plairait qu’on vous promène en laisse ? rétorqué-je avec un signe du menton vers sa saucisse, qui ne remue plus la queue. Ou d’être obligé d’ignorer votre vessie et vos intestins prêts à exploser jusqu’à ce que votre maître daigne vous promener ? Ou qu’on foute en l’air vos organes reproducteurs ?
Il me lance un regard noir.
— Tofu n’est pas castré. En fait, il…
— Tofu ? répété-je, bouche bée. Comme un hot-dog au tofu ? Si ce n’est pas de la cruauté animale, ça.
La veine qui palpite sur son cou est étonnamment sexy.
— Qu’est-ce qui vous dérange dans le nom « Tofu » ?
Avant que j’aie le temps de répondre, Tofu émet un gémissement piteux.
— Bien joué, lance l’étranger. Vous l’avez ébranlé.
— Je suis à peu près sûre que c’est vous qui avez fait ça.
En appelant cette pauvre bête Tofu.
— Cette conversation est terminée, lâche-t-il en me tournant le dos et en tirant sur la laisse. Viens, Tofu.
Ce dernier me lance un regard triste qui semble dire, Je n’aime pas quand mon papa et ma nouvelle maman se disputent.
Avec un soupir agacé, je fais rouler le bassin de Gros Bec dans la direction opposée.