Chapitre Deux
Au bout de quelques minutes, je me calme un peu et réalise pourquoi je me suis tant énervée. Aqua-con avait raison : Gros Bec a besoin d’un plus gros bassin. C’est une source de stress et de culpabilité pour moi depuis plusieurs semaines.
Gros Bec n’a pas toujours été à moi. L’aquarium où je travaillais à New York a fait faillite du jour au lendemain, et ils n’ont pas pu trouver de nouvelle maison pour Gros Bec. Alors je l’ai pris. Malheureusement, je n’avais pas de place pour son bassin dans mon petit appartement, alors ils m’ont donné celui-ci, que j’ai fait motoriser. Pour ma défense, Gros Bec se serait retrouvé dans des conditions bien pires, ou aurait peut-être même été euthanasié. C’est en grande partie par souci pour son bien-être que j’ai accepté ce boulot que je commence demain – celui où je risque ma peau, littéralement, vu que les risques de souffrir d’un mélanome sont bien plus élevés ici, en Floride.
J’espère que Sealand, mon nouvel employeur, me laissera installer Gros Bec dans l’un de leurs gros bassins. Quand j’ai évoqué le sujet durant les entretiens, ils ont répondu que le propriétaire devrait pouvoir faire quelque chose, et que je devrais lui parler avant de commencer.
Ce qui me rappelle… Je sors mon téléphone et regarde mes e-mails.
Non. Pas de nouvelle d’Octoworld – l’endroit où je candidate de manière quotidienne. Travailler à Octoworld est mon rêve, puisque, comme leur nom l’indique, ils sont spécialisés dans les octopus, tandis que Sealand, comme beaucoup d’autres aquariums, se soucie plus des mammifères marins, comme les dauphins.
Ne vous méprenez pas. Je ne hais pas les dauphins, mais ça me tape sur les nerfs, quand tout le monde ne me parle que d’eux dès qu’ils apprennent que je suis biologiste marine. Bien sûr, c’est à leurs risques et périls. J’aime révéler aux gens des faits méconnus sur le comportement des dauphins, comme la manière dont ils tuent parfois des marsouins pour s’amuser, et leur tendance à jouer avec (autrement dit torturer) leur nourriture (ils sont particulièrement cruels envers les octopus). Il leur arrive aussi de tuer leurs nouveau-nés, et cerise sur le gâteau, ils sont parfois sexuellement agressifs, même avec les humains.
Réalisant que j’ai fait le tour du quartier, je fais rouler le bassin vers la maison de mes grands-parents. Je n’ai pas envie de risquer de tomber à nouveau sur Aqua-con.
Quand je rentre avec le bassin, la chanson « All by myself » de Céline Dion hurle à plein volume depuis le téléphone de ma grand-mère.
— Grand-père est parti ? hurlé-je par-dessus la musique.
— Non, pourquoi ?
Je souris.
— Pour rien.
Elle arrête la musique et demande :
— Comment s’est passée ta balade ?
Je sens mon visage se crisper.
— J’ai rencontré l’un de tes merveilleux voisins.
Grand-mère a l’air à deux doigts de se mettre à sautiller sur place.
— Lequel ?
Je soupire.
— En fait, il était tout sauf merveilleux. Je pensais que tu avais appris à déceler le sarcasme, depuis le temps.
Son excitation s’estompe.
— C’était qui ?
— Un type d’une vingtaine ou trentaine d’années. Longs cheveux. Connard.
Devrais-je préciser qu’il est si sexy que Grand-mère pourrait le substituer à son porno à tentacules ?
Elle prend un air songeur.
— C’est ce jeune homme qui vit dans la maison recouverte de panneaux solaires ?
— Je ne sais pas du tout dans quelle maison il vit.
Grand-mère pointe du doigt par la fenêtre.
— Là.
Je regarde. Ouais. Un toit couvert de panneaux solaires. Si c’est la maison d’Aqua-con, il ne doit vraiment pas aimer payer ses factures d’électricité.
— Pauvre homme. Je parie que les associations de propriétaires sont sur son dos, remarque Grand-mère en secouant la tête.
Oh, non. Pas encore une diatribe sur les associations de propriétaires. D’après ce que m’ont dit mes grands-parents jusqu’ici, traiter avec elles est encore moins marrant que de caresser un requin-lutin.
— Comment il s’appelle ? demandé-je à Grand-mère, en partie pour changer de sujet, en partie par curiosité morbide.
— J’ai honte d’avouer que je n’en ai aucune idée, répond-elle. On se salue tout le temps, alors j’ai l’impression que je devrais le savoir.
— Oh, eh bien, peu importe.
Je peux continuer à l’appeler Aqua-con, même si ça sonne un peu comme un nom de maladie vénérienne.
Les yeux de Grand-mère se mettent à pétiller.
— Il te plaît ?
— Non. Tout le contraire, même.
Elle prend un air boudeur.
— Pourquoi ? Tu as un petit ami à New York ?
Reste calme. La dernière chose dont j’ai besoin, c’est qu’elle apprenne l’ordonnance restrictive contre mon imbécile d’ex.
— Je suis très célibataire.
Elle retrouve son sourire espiègle.
— Tu pourrais peut-être repartir de zéro ici, en Floride ? Trouver l’amour. T’enraciner.
— Ouais, c’est ça. Tout peut arriver, dis-je, avant de feindre un bâillement. Je ferai mieux de me préparer pour demain.
Je doute que Grand-mère ait envie d’entendre la vérité : que j’ai décidé de vivre en solitaire, comme un octopus. Pour eux, la romance se résume à un dîner, puis une relation sexuelle, après quoi l’un des participants devient parfois lui-même le dîner. Si je reste solitaire, je n’aurai à partager ma couverture avec personne. Je pourrai coucher avec tous ceux que je veux – sans la partie cannibalisme. Et puis, plus important encore, je pourrai me concentrer sur ma carrière.
Si je veux obtenir cet emploi à Octoworld un jour, je vais avoir besoin d’une bonne référence de la part de Sealand, mon nouvel employeur. Ce qui veut dire que je devrais me coucher tôt de manière à faire bonne impression demain.
Après avoir apporté le bassin dans la chambre d’amis où je me suis installée, je donne à Gros Bec la récompense que je lui ai promise plus tôt.
Nous acceptons cette offrande, prêtresse-sujet. Mais si tu peux faire en sorte qu’on puisse manger cette entité mi-hot-dog mi-tofu, nous glisserons un mot te concernant à Cthulhu, bénis soient ses tentacules.
Je souris et m’apprête à lui proposer un câlin quand je vois une mèche semblable à une nouille dépasser de son siphon.
Beurk. Il est en train de faire caca. Double beurk. Hulk, la compagne de bassin anémone verte de Gros Bec, vient de se mettre à manger le caca. Je sais que je ne peux pas en vouloir à l’animal de faire ce qui est dans sa nature, mais quand même. En tant qu’humaine, je trouve dégoûtant de regarder Hulk grignoter le caca en forme de nouille de Gros Bec.
Le câlin d’octopus devra attendre.
Malheureusement, une fois couchée dans mon lit, je garde les yeux grands ouverts. Je dois être nerveuse à l’approche de mon premier jour de travail. Bordel de merde. Pourquoi ce genre de trucs arrive-t-il toujours quand on a le plus besoin de sommeil ?
Je compte les octopus dans ma tête.
Je ne cligne même pas des paupières.
Je sors mon ordinateur et lance Le monde de Dory – un film qui parvient toujours à me calmer.
Même ça ne suffit pas.
Devrais-je regarder autre chose ?
Je parcours ma collection.
En fiction, j’ai une passion pour la mer, comme dans la vraie vie. Enfin, c’est plutôt une obsession. OK, je l’admets, si un profiler du FBI voyait ces titres, il en conclurait que j’ai envie de devenir une sirène, et ce ne serait pas si loin de la vérité. Quand j’étais petite, je voulais être un octopus, mais en grandissant, j’ai décidé que mon rêve serait plutôt de devenir une sirène.
Je souris en me souvenant de la première fois où j’ai vu La Petite Sirène. J’ai détesté ce film. Si ça ne tenait qu’à moi, les deux héros échangeraient leur arc narratif. Ariel resterait une sirène et Eric, le prince sexy, se transformerait en sirène pour elle. Est-ce incestueux, si j’imagine le héros comme un double du Roi Triton, le père d’Ariel, mais en plus jeune ? Oh, et ça va sans dire, mais le méchant de l’histoire ne ressemblerait pas autant à un octopus. Ursula serait plutôt le professeur plein de sagesse d’Ariel, et le méchant serait un dauphin.
Peu de gens le savent, mais à l’origine, il devait y avoir un dauphin dans cette histoire. Mais Disney a laissé tomber l’idée – sûrement parce que le dauphin était trop sexuellement agressif.
Je bâille.
Oui, c’est bon signe.
Je vais peut-être enfin m’endormir ?
Je ferme les yeux, mais le sommeil m’échappe pendant encore une heure.
Nom d’une pipe. Je devrais peut-être faire quelque chose d’actif ? Allez nager, par exemple ? La plage n’est pas loin et je pourrais emporter ma queue de sirène avec moi.
Non.
Il est déjà deux heures du matin. Je dois me lever à huit heures. Même si je m’endormais dans la seconde qui suit, je disposerais d’à peine assez de temps de sommeil pour fonctionner.
Je soupire. Pourquoi les humains ne peuvent-ils pas dormir en gardant une moitié de cerveau éveillée, comme les baleines ?
Bon, très bien. Il existe une manière éprouvée de trouver le sommeil.
Je sors le godemichet tentacule.
Ouais. Je vais me donner un o*****e. Peut-être deux.
L’important était de ne pas penser à Aqua-con quand je jouirai.
Aquaman, OK. Le jeune roi Triton, c’est acceptable aussi. Même le Surfeur d’Argent, le méchant des Quatre Fantastiques est préférable au voisin agaçant de mes grands-parents.
Non.
Échec cuisant.
Les muscles durs et les longs cheveux qui me viennent à l’esprit juste au moment où j’atteins le pic de plaisir n’ont rien de fictionnel. Ils appartiennent à l’homme auquel je m’efforçais de ne pas penser.
Aqua-con.
Je marmonne des jurons entre mes dents. C’est officiel, quelque chose cloche, chez moi. Avec un peu de chance, je pourrais dormir, au moins, maintenant.
Satisfaite, je ferme les yeux et dérive vers le sommeil.