Narration-2

1634 Mots
– Et les lettres d’Octave, comment étaient-elles ? dit d’Argères, qui ne pouvait se défendre d’écouter avec attention. – Ah dame ! les lettres d’Octave étaient bien gentilles, bien honnêtes et bien aimantes aussi ; mais ce n’était pas ce style, cette grâce, cette force. Il fallait deviner un peu ce qu’il voulait dire. Octave n’aimait pas l’étude. Il aimait trop le mouvement, la vie de château, la chasse, le grand air… – Quand je vous le disais ! s’écria d’Argères. Il était bête ! Ceux qu’on adore sont toujours comme cela. – Eh bien, il était un peu simple, je vous l’accorde, répondit Toinette, qui prenait plaisir à être écoutée ; il avait le tempérament rustique, et, en fait de talents, il n’avait pas de grandes dispositions. – Oui, en fait de musique, il aimait la grosse trompe, et, en fait de langues, il écorchait la sienne. Je parie qu’il avait l’accent marseillais ? – Pas beaucoup, monsieur ; mais qu’est-ce que cela fait quand on aime ? – S’il eût aimé, il se fût instruit pour être digne d’une femme comme votre Laure. – S’il eût pensé devoir le faire, il l’eût fait. Mais il n’y songea point, et comme ma Laure n’y songea point non plus, il resta comme il était. Quand le temps d’épreuves parut devoir être fini, mademoiselle avait dix-huit ans. Les deux amants se revirent sous les yeux de la mère, à Paris. Octave pleura, Laure s’évanouit. En reconnaissant que cette passion n’avait fait que grandir, madame de Monteluz fut bien embarrassée. Son fils était trop jeune pour se marier. Elle voulait qu’il eût au moins vingt ans. Laure devait-elle attendre jusque-là pour s’établir ? Laure jura qu’elle attendrait, et elle attendit. Madame de Monteluz fit voyager son fils, et resta à Paris, où elle conduisit mademoiselle dans le monde, disant et pensant toujours, la noble dame, qu’elle ne devait pas éviter, mais chercher au contraire l’occasion de faire connaître à sa pupille les avantages de sa fortune, les bons partis où elle pouvait prétendre et les hommes qui pouvaient lui faire oublier son ami d’enfance. Tout cela fut inutile. Mademoiselle passa à travers les bals et les salons comme une étoile. Elle y fut remarquée, admirée, adorée… C’est là que monsieur a dû la rencontrer. Cette question fut lancée avec un éclair de pénétration subite qui fit sourire d’Argères. Chapitre IIID’Argères avait oublié de se mettre en garde, et la curiosité de la Muiron semblait s’être assoupie dans son bavardage ; mais elle se réveillait en sursaut et semblait s’écrier : – Mais à propos, à qui ai-je le plaisir d’ouvrir mon cœur ? Vos papiers, monsieur, s’il vous plaît, avant que je continue. Un sourire moqueur, où la fine Muiron devina une intention taquine, effleura les lèvres de d’Argères ; mais tout à coup, par une illumination soudaine de la mémoire, il vit passer devant lui une figure dont l’image l’avait frappé, et dont le nom seul s’était envolé. – Laure de Larnac ? s’écria-t-il. Oui ! au Conservatoire de musique, tout un carême ! Elle connaissait le père Habeneck ! Il allait lui parler dans sa loge. La tante, belle encore, digne, un peu raide ! et la jeune fille, un ange ! toujours vêtue avec un goût, une simplicité !… des yeux noirs admirables, des traits, une taille, une grâce !… Quel beau front ! quels cheveux ! et l’air intelligent, mélancolique, attentif. Pâle, avec un air de force et de santé pourtant ; de la fermeté dans la douceur. Oui, oui, je l’ai vue, je la vois encore ! – Alors monsieur est musicien ? dit Toinette en le regardant avec persistance comme pour se rappeler à son tour. Il venait beaucoup d’artistes chez ces dames, et pourtant… – Faites-moi le plaisir de continuer, répondit d’Argères d’un ton d’autorité qui domina Toinette. – Eh bien, monsieur, j’arrive au dénouement, reprit-elle. Les vingt ans des amants révolus, il fallut bien les marier, car le jeune homme devenait fou, et mademoiselle s’obstinait à refuser tous les partis et ne voulait que lui. On revint faire les noces en Provence, et, six mois après, une affreuse mort… – Qui a laissé la veuve inconsolable, à ce qu’on dit ? Voyons, est-ce vrai, mademoiselle Muiron ? La main sur le cœur, vous qui êtes une personne d’esprit et de sens, croyez-vous aux éternels regrets ? – Mon Dieu, j’étais comme vous, je n’y croyais pas d’abord. Je me disais « C’est du vrai désespoir, mais enfin madame est si jeune, si belle, la vie est si longue ! Et puis, madame fera encore des passions malgré elle, et un beau jour elle voudra exister : elle aimera encore, elle qui n’a vécu encore que d’amour, et qui en vit toujours par le souvenir : elle se remariera ! » – Et à présent ?… – À présent, monsieur, savez-vous qu’il y a tantôt trois ans qu’elle est veuve, et qu’elle est pire que le premier jour ? – On dit qu’elle est folle ; l’est-elle en effet ? D’Argères lança cette question comme Toinette lui avait lancé les siennes, à l’improviste, résolu à s’emparer de son premier moment de surprise. Mais la Muiron ne broncha pas et répondit d’un air triste : Oui, je sais bien qu’on le croit, parce que les âmes vulgaires ne comprennent pas la vraie douleur. Plût au ciel qu’elle le fût un peu, folle ! Ce serait une crise, les médecins y pourraient quelque chose, et j’espérerais une révolution dans ses idées ; mais ma pauvre maîtresse a autant de force pour regretter qu’elle en a eu pour espérer. Oui, monsieur, elle regrette comme elle a su attendre. Elle est calme à faire peur. Elle marche, elle dort, elle vit à peu près comme tout le monde ; sauf qu’elle paraît un peu préoccupée, vous ne diriez jamais, à la voir, qu’elle a la mort dans l’âme. – Je voudrais bien la voir, dit naïvement d’Argères. Est-ce que c’est impossible ? – Impossible, non, si je sais qui vous êtes, dit Toinette, triomphant d’avoir mis enfin l’inconnu au pied du mur. – Mademoiselle Muiron, répondit d’Argères avec un accent énergique sans emphase, je suis un honnête homme, voilà ce que je suis. Le côté sentimental et irréfléchi du caractère de Toinette céda un instant. Elle regarda la belle et sympathique physionomie de d’Argères avec un intérêt irrésistible ; mais ses instincts cauteleux et ses niaises habitudes reprirent le dessus. – Oui, vous êtes un charmant garçon, reprit-elle ; mais le sort ne vous a peut-être pas placé dans une position à pouvoir prétendre… – Prétendre à quoi ? s’écria d’Argères, révolté des idées que semblait provoquer en lui cette sorte de duègne. Mais la duègne était perverse avec innocence ; encore perverse n’est-il pas le mot ; elle n’était que dangereuse, et d’autant plus dangereuse qu’au fond elle était de bonne foi. – Je n’irai pas par quatre chemins, dit-elle : prétendre à la voir, c’est prétendre à l’aimer, car si vous avez le cœur libre, je vous défie bien… – Vous croyez les cœurs bien inflammables, dona Muiron ! dit en riant d’Argères. – Monsieur croit plaisanter, répondit-elle en souriant aussi. Ce titre m’appartient ; je sors d’une famille espagnole, mes parents étaient nobles. – Soit ! mais en admettant que je n’aie pas le cœur libre, et d’ailleurs, n’ayez pas tant de sollicitude pour moi. Quel danger supposez-vous donc pour votre maîtresse à ce que je la voie passer ou s’asseoir dans le jardin, ou regarder par-dessus sa haie, à supposer que j’aie besoin de votre protection pour satisfaire cette fantaisie ? – Oh ! pour elle, il n’y en a aucun, malheureusement peut-être, car si elle pouvait remarquer que vous êtes beau et bien fait, que vous avez un son de voix enchanteur et des manières parfaites, elle serait à moitié sauvée ; mais elle ne vous verrait peut-être seulement pas, tout en ayant les yeux attachés sur vous. – Eh bien alors ! À quelle heure se lève-t-elle ? Quand met-elle la tête à sa fenêtre ? – Elle n’a pas d’heure. Mais écoutez, monsieur le mystérieux ! je sais tout, car je devine tout. – Quoi donc ? s’écria d’Argères stupéfait. – Vous êtes amoureux de madame, amoureux depuis longtemps. Vous la connaissez. Vous n’êtes pas venu ici par hasard. Vous me questionnez, non pas pour apprendre ce qui la concerne dans le passé, mais pour entendre parler d’elle, pour savoir si elle revient un peu de son désespoir. Enfin, depuis une heure, vous vous moquez de moi en faisant semblant de vous souvenir vaguement de la belle Laure de Larnac. Tenez, vous êtes un de ceux qui l’ont demandée en mariage, et, repoussé comme tant d’autres, vous n’avez pu l’oublier. Vous espérez qu’à présent… – Ta, ta, ta ! quelle imagination vous avez ! dit d’Argères. Vous êtes un bas-bleu, dona Antonia Muiron ! vous faites des romans. Eh bien, je vais vous en conter un qui est la vérité. J’avais un ami, un pauvre ami sentimental, romanesque comme vous. Il n’était pas riche, il n’était pas beau. Il avait du talent, il était dans les seconds violons à l’Opéra ; il était de la société des concerts au Conservatoire. C’est là qu’il vit la belle Laure, et que, sans la connaître, sans rien espérer, sans oser seulement lui faire pressentir son amour, il conçut pour elle une de ces belles passions qu’on trouve dans les livres et quelquefois aussi dans la réalité. Il me la montra, cette charmante fille ; il me la nomma, car il savait son nom par M. Habeneck, et je crois que c’est tout ce qu’il savait d’elle. Il la dévorait des yeux ; il voyait bien qu’il y avait tout un monde entre elle et lui. Il n’espérait et n’essayait rien. Il vivait heureux dans sa muette contemplation. Il était ainsi fait. C’était un esprit nuageux : il était Allemand. Il la perdit de vue ; il l’oublia. Il en aima une autre, deux autres, trois ou quatre, peut-être, de la même façon. Il épousa sa blanchisseuse. C’était un vrai Pétrarque, moins les sonnets. Il est parti pour l’Allemagne, où il est maître de chapelle de je ne sais quel petit souverain. Vous voyez bien que ce n’était pas moi, et je vous donne ma parole d’honneur que je ne connais pas autrement votre maîtresse, et que, sans le hasard qui m’amène dans ce pays, joint au hasard de votre agréable conversation, son nom ne serait peut-être jamais rentré dans ma mémoire. – Pauvre jeune homme ! dit Toinette, qui paraissait ne songer qu’au héros du récit d’Argères. Il était… Alors, monsieur est musicien ? – Encore ? dit d’Argères en riant. Eh bien, oui, je sais la musique ; je l’aime avec passion. J’ai entendu chanter votre maîtresse hier soir, en passant derrière cette vigne. Elle chante admirablement. On m’a dit qu’elle n’avait pas sa raison. Cela m’a fait peur ; j’en ai rêvé. Je suis venu ici sans trop savoir pourquoi. Je suis l’hôte et l’ami du baron de West. Je suis ce que, dans vos idées, vous appelez bien né. Je m’appelle d’Argères. Je ne suis ni mauvais sujet ni endetté. Êtes-vous satisfaite ? êtes-vous tranquille ? et puis-je prétendre à l’insigne honneur d’apercevoir le bout du nez de votre maîtresse ? – Tenez ! la voilà monsieur, répondit Toinette en se levant avec vivacité et encourant au-devant d’une personne que d’Argères ne voyait pas encore, mais qui avait fait crier faiblement la porte du jardin.
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