Chapitre 1

1723 Mots
Chapitre 1 Le commissaire divisionnaire Fabien n’était pas encore revenu de convalescence et le commissaire Mervent, qui avait assuré son intérim, n’était pas encore parti vers sa nouvelle affectation. Enfin, il n’était plus non plus tout à fait des nôtres, car, depuis qu’il avait appris sa promotion place Beauvau en tant que conseiller du ministre de l’Intérieur, si son corps passait de temps en temps sans voir personne au commissariat, son esprit était déjà dans la capitale. Il s’était sans regret déchargé de la conduite des affaires courantes sur le commandant Ségalen, le plus ancien des officiers de police en poste au commissariat, ce qui nous arrangeait bien car Ségalen était un type sympathique et qui ne la ramenait pas. Au physique c’était un grand chauve aux yeux bleus, peu causant, mais c’était un homme de terrain qui connaissait son affaire et menait la boutique avec doigté et efficacité. Ce fut donc lui qui passa un matin dans le petit bureau que j’occupe avec le lieutenant Fortin. Il pouvait être neuf heures et demie. Fortin finissait de lire L’Équipe et moi je tapais un rapport relatif à une affaire de vol à l’arraché sur laquelle le lieutenant et moi-même nous étions penchés dans le courant de la semaine passée. Ce qui est bien avec Fortin, c’est qu’on se partage harmonieusement le boulot: j’avais repéré la petite frappe qui arrachait leur sac aux grands-mères à la sortie du Monoprix et Fortin l’avait prise en chasse. Le gamin était véloce mais une fois lancé, le quintal de muscles du lieutenant Fortin était inarrêtable. Le grand avait réussi à poser la main sur le porte-bagages du scooter sur lequel nos deux lascars s’apprêtaient à prendre la fuite et il avait soulevé la roue arrière d’une seule main, si bien que le conducteur avait eu beau emballer son moteur, sa roue arrière tournait dans le vide. Et, lorsque Fortin avait lâché l’engin, celui-ci s’était cabré et avait filé comme un bolide jusqu’à un muret situé à trois mètres de là contre lequel il s’était écrasé. Il n’y avait plus eu qu’à menotter les deux loustics rendus moins agiles après ce choc et à les ramener au commissariat où ils avaient passé la nuit en geôle. Fortin estimant - à juste titre - qu’il avait fait sa part du travail n’avait aucun état d’âme et il lisait son journal paisiblement. — Salut Ségalen, dit-il au nouveau chef du commissariat en repliant ses feuilles. Ségalen lui serra la main. — On ne se la foule pas ici, ironisa-t-il. Je corrigeai: — Les mecs ne se la foulent pas, dis-je, et les femmes se farcissent tout le boulot, comme d’hab! Il rigola et me tendit la main: — Salut Lester. Qu’est-ce que tu tapes là? — Le rapport sur les vols à l’arraché. — Ce sont les deux jeunes qui sont au trou? — Eux-mêmes, répondit Fortin. — Ils ont avoué? Le lieutenant rigola lugubrement: — Je ne vois pas comment ils auraient pu faire autrement. On a les témoignages, la dernière victime a porté plainte… — Et les autres? — On les a convoquées pour qu’elles viennent retapisser les gus. — Vous avez prévu une représentation? — Ouais, dit Fortin, dès que les plaignantes seront arrivées. — Tu les as convoquées? — Ouais. — À quelle heure? Fortin regarda sa montre: — Onze heures, on a le temps. — Bien, dit Ségalen. Il revint vers moi. — Tu en as encore pour longtemps avec ton rapport? — J’ai quasiment terminé, le temps de relire et j’imprime. — Bon, alors je t’envoie quelqu’un. Voyant mon geste de recul, il sourit: — Pas de panique, Mervent n’est pas de retour! Mais comme tu t’occupes des vieilles dames, une de plus, une de moins… — Attends, lui dis-je, c’est quoi cette histoire? Il fit le mystérieux: — Je te laisse la surprise. Quand tu auras fini, demande à la réception qu’on fasse monter le paquet cadeau. Il sortit et ferma la porte en m’adressant un clin d’œil complice. — Je n’aime pas ça, déclarai-je en regardant Fortin. Qu’est-ce qu’il a voulu dire avec son paquet cadeau? — J’en sais rien, répondit Fortin l’esprit ailleurs. Tu ne veux pas aller voir qui poireaute dans l’aquarium? L’aquarium est la salle d’attente, une pièce entièrement vitrée dans laquelle on peut faire mijoter les patients tout en les observant discrètement. — Si tu veux, accepta Fortin en repliant son journal sans enthousiasme. — Merci, dis-je. Je finis de taper mon rapport, je le relus, corrigeant ici une faute de frappe, là une tournure de phrase et je lançai l’impression. L’imprimante commençait à cracher ses feuilles lorsque Fortin revint l’air perplexe: — Il y a une douzaine de gus qui attendent, annonça-t-il, les clients habituels, et puis il y a aussi une petite vieille qui pleure. — C’est peut-être une nouvelle victime de nos deux lascars, supposai-je. — Je ne crois pas, répondit Fortin, elle a son sac. — Ah… Je pris mon téléphone et j’appelai le brigadier-chef Mélennec. — Ici Lester, Mélennec, Ségalen m’a dit qu’il y avait un cadeau pour moi à l’accueil… Vous avez une idée de ce que ça peut être? — Oh là, oui capitaine! s’exclama Mélennec. C’est une vieille femme, elle n’arrête pas de pleurer. — C’est donc ça, dis-je, faites-la monter, Mélennec. Mélennec est le plus ancien des « en tenue ». Il prendra sa retraite dans quelques mois et, eu égard à ses années de service, on lui confie l’accueil, un poste où il n’y a pas trop de mauvais coups à prendre. En attendant ma patiente, je recueillis les feuillets crachés par l’imprimante. Je les agrafais et les plaçais dans une chemise lorsqu’on frappa à la porte. La bonne figure de Mélennec apparut: — C’est la dame en question, capitaine, me dit-il. La personne qui passa la porte en hésitant pouvait avoir dans les soixante-quinze ans. Elle était petite, mince, vêtue d’un long manteau beige et coiffée d’un chapeau dans les mêmes teintes que le manteau, auquel il ne manquait que l’anse pour qu’il ait tout à fait l’air d’un pot de chambre renversé. Elle serrait convulsivement son sac à main contre elle, comme si elle craignait qu’on le lui arrachât. Je me levai pour l’accueillir et lui présentai une chaise: — Asseyez-vous, madame. — Merci, dit-elle dans un souffle. Elle jetait des regards furtifs autour d’elle et, lorsque Fortin qui était sorti fit irruption, elle parut effrayée. Il est vrai que sa haute taille et sa carrure impressionnante paraissaient occuper tout l’espace dans le petit bureau. — Quel est votre nom madame? demandai-je. — Lévénez, Solange Lévénez. Elle étouffa un sanglot et prit un mouchoir dans sa poche pour s’éponger les yeux. Elle avait un regard bleu, presque transparent, mais le blanc de ses yeux était rougi, comme si elle avait beaucoup pleuré. Je continuai: — Vous habitez à Quimper? Elle hocha la tête affirmativement. — Où ça? — Chemin du Halage… au numéro 27. — Vous êtes mariée? — Veuve… — Vous avez des enfants? Elle hocha de nouveau la tête affirmativement: — Un. — Quel est son prénom? C’était agaçant, il fallait lui arracher les mots. — Victor… — Victor Lévénez… — C’est ça. — Quel âge a-t-il? — Quarante-huit ans. — Que fait-il? — Il est garagiste. — À Quimper? — Non, à Saint-Brieuc… Elle serrait toujours convulsivement son sac, toute ramassée sur elle-même, les jambes serrées repliées sous sa chaise, comme si elle s’attendait à recevoir un mauvais coup. J’essayai de la mettre en confiance: — Détendez-vous, madame Lévénez. Voulez-vous un café? Elle me regarda comme si je venais de lui faire une proposition inconvenante et ne répondit pas. J’adressai un signe de la tête à Fortin et le grand se leva. Nous restâmes nous regarder en silence jusqu’à ce qu’il revienne, portant trois gobelets en plastique pleins d’un liquide brunâtre et fumant. Il en posa un devant madame Lévénez, un autre devant moi et garda le sien en main. Madame Lévénez finit par prendre le gobelet. Elle le contempla avec méfiance, comme s’il contenait du poison, puis se mit à boire à petites gorgées. — Ainsi on a essayé de vous arracher votre sac à vous aussi? demanda Fortin. Elle le regarda, stupéfaite. — Mais non! Le grand me lança un coup d’œil intrigué et je haussai légèrement les épaules. — Personne n’a essayé de m’arracher mon sac! dit-elle presque véhémente. Qu’est-ce que vous me racontez là? Je posai mon verre vide devant moi: — Mais alors, Madame Lévénez, demandai-je, qu’est-ce qui vous amène ici? — Bouboule a disparu, dit-elle d’un air pénétré. Je vis les épaules du grand s’affaisser, ses lèvres souffler et je pensai comme lui: « encore une rombière qui a perdu son chien-chien! » Mais je demandai quand même: — Qui est Bouboule? — C’est mon fils! Je m’étonnai: — Vous venez de me dire qu’il s’appelle Victor! Elle s’animait, comme si le café, si médiocre fut-il, avait fait son effet. — Victor c’est son prénom, mais moi je l’appelle Bouboule. Elle expliqua: — Vous comprenez, quand il était petit il était plutôt grassouillet. Et, comme son père se prénommait également Victor, pour les distinguer l’un de l’autre quand on les appelait, on l’a surnommé Bouboule. — Et le surnom lui est resté, dis-je. — C’est ça, dit-elle, ravie d’être enfin comprise. — Et vous me dites que ce garçon a disparu? — Oui. — Dans quelles circonstances? — Ah, ça, je n’en sais rien! Je regardai Fortin et Fortin me regarda semblant me demander s’il ne valait pas mieux appeler la cellule psychiatrique de l’hôpital Gourmelen. Je lui fis signe d’attendre. — Vous êtes allée à Saint-Brieuc? — Non, fit-elle en secouant la tête. Mais d’ordinaire mon Bouboule me téléphone tous les jours, et voilà un mois qu’il n’a pas appelé. — Il sera parti en vacances, plaidai-je. Elle secoua la tête négativement, sûre de son fait: — Non. D’abord il n’allait jamais en vacances, ensuite il m’aurait prévenue. Vous comprenez, mon Bouboule et moi on se disait tout! Une nouvelle vague de larmes lui monta aux paupières. Elle les épongea, renifla et me regarda avec reproche. Qu’est-ce que j’avais bien pu faire pour mériter un tel regard? — Il n’était pas marié? demandai-je. Elle haussa les épaules en reniflant: — Divorcé. Je lui avais bien dit que cette fille était une moins que rien, attirée par son argent, qu’elle était, voilà tout! Je réprimai un sourire devant cette tournure directement venue du Breton. — Ils n’ont pas d’enfants? — Non. — Et vous dites qu’il avait de l’argent? Elle haussa les épaules: — Il avait, comme vous dites, car lorsqu’on tombe sur une dépensière comme celle-là, l’argent ne dure guère! Elle arborait, pour dire ça, une bouche pincée, une vraie bouche de belle-mère à qui on ne la fait pas et qui sait si bien jeter dans la conversation, quand un malheur est arrivé: « Je vous l’avais bien dit! » — Qu’est devenue sa femme? — Est-ce que je sais? Elle a bien pu aller au diable, je m’en fiche! — Elle était originaire de la région de Saint-Brieuc? — Évidemment, sans ça mon Bouboule ne serait jamais allé s’installer là-bas. Il serait resté près de moi, à Quimper. Elle renifla et ajouta: — Et rien de tout ça ne serait arrivé! — Mais qu’est-ce qui est arrivé, à la fin? demandai-je. Ça commençait sérieusement à m’agacer. — Eh bien, il est arrivé que Bouboule ne me téléphone plus! Elle me regarda: — Vous allez faire quelque chose? — Je vais vous demander d’attendre un peu, dis-je. Quelle est l’adresse du garage de votre fils? — Rue du Petit Bourg, à Saint-Brieuc. Ça s’appelle SBBA. — Et ça veut dire? — Saint-Brieuc Belles Autos. J’eus une moue admirative: — Vous m’en direz tant! Je me levai: — Le lieutenant Fortin va vous reconduire à la salle d’attente et je vais procéder à quelques vérifications et vous reverrai ensuite. Elle se leva et suivit docilement Fortin. Arrivée à la porte, elle se retourna: — Ça va durer longtemps? — Je ferai au plus vite, madame Lévénez.
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