Chapitre 2
Fortin revint de mauvaise humeur:
— Dis donc, tu ne vas pas te laisser embobiner par cette cinglée?
— D’abord, rien ne nous dit qu’elle est cinglée, répondis-je, ensuite ça ne coûtera pas cher de donner quelques coups de fil.
— Et ma présentation? demanda-t-il.
— Eh bien, tu te la fais ta présentation, mon grand. C’est toi qui les as arrêtés, non?
— Je te signale qu’on était ensemble, s’exclama-t-il mal content.
— Merci de t’en souvenir, dis-je. Enfin, pour cette petite cérémonie, vois avec Passepoil, ça l’aguerrira.
Albert Passepoil, petit génie de l’informatique entré au commissariat de Quimper grâce à Fortin, n’était certes pas un type à mettre sur le terrain. À dire vrai, il était même l’antithèse de Fortin: aussi malingre que Fortin était costaud, aussi habile derrière un écran que Fortin était emprunté.
On dit que les extrêmes s’attirent, axiome vérifié par l’amitié et l’admiration qu’ils se vouaient l’un à l’autre.
— Bon, ça ira, maugréa-t-il.
— Et puis, lui dis-je avec un clin d’œil complice, je ne suis pas loin. Si tu es perdu, tu sonnes!
Il haussa furieusement les épaules et partit organiser sa présentation.
Je repris le téléphone et j’appelai un copain que j’avais connu autrefois dans un stage. Ludovic Leslay était capitaine maintenant et je savais qu’il avait été affecté à Saint-Brieuc récemment. On mit quelque temps à me le passer, mais lorsque je me présentai, ce fut l’explosion:
— Mary? Bon Dieu, ce que ça me fait plaisir de t’entendre! Qu’est-ce que tu deviens?
Nous échangeâmes quelques souvenirs, évoquant des amis nommés ici ou là, ceux qui étaient partis en retraite et ceux qu’on ne pouvait pas paqueter, et patati et patata, comme font deux vieux amis qui ne se sont pas vus depuis longtemps. Enfin, il en vint au fait:
— Je suppose que tu ne m’appelles pas pour qu’on joue les anciens combattants?
— Mais non, on est toujours au combat, mon vieux Ludo!
— Exact. Moi j’en ai encore pour vingt ans. Et toi?
— Je m’en fiche dis-je, je ne suis pas pressée de vieillir. La rue du Petit Bourg, à Saint-Brieuc, ça te dit quelque chose?
— Je vois, mais ce n’est pas en ville.
— Ah?
— Comme son nom l’indique, c’est à la périphérie, dit-il.
Et il ajouta:
— Domaine de la gendarmerie.
— Dis donc, tu as l’air bien à cheval sur les quartiers réservés!
Il protesta:
— Moi? Sûrement pas! Mais le patron et son homologue de la gendarmerie sont à couteaux tirés, alors on fait gaffe.
— Tu n’aurais pas un correspondant chez les tuniques bleues par hasard?
— Qu’est-ce qui t’arrive encore, Mary Lester, demanda-t-il, il me semble que tu t’égares loin de ton territoire.
— Oui, dis-je, mais moi je ne suis à couteaux tirés avec personne. Une petite vieille sort de mon bureau en larmes. Son Bouboule a disparu!
— Son chien?
— Non, son fils.
— Elle a un fils qui s’appelle Bouboule?
— Il paraît.
— Et ce fils est à Saint-Brieuc?
— Comme j’ai eu l’honneur de te le dire. Victor Lévénez, dit Bouboule, 48 ans, garagiste rue du Petit Bourg à Saint-Brieuc.
— Oh non, ne me dis pas que c’est ce pourri! fit Ludovic Leslay accablé.
— Tu connais le personnage?
— Mais tout Saint-Brieuc connaît le personnage, comme tu dis.
— Il est si moche que ça?
— Même pas! Il est plutôt la risée de tous.
J’entendis mon copain ricaner.
— Un pochetron qui essaye de frimer et de se faire passer pour ce qu’il n’est pas. Mais j’aime autant que tu t’adresses aux gendarmes. Ce sont eux qui ont autorité sur cette juridiction.
— Alors, ton honorable correspondant dans cette honorable arme?
— Il s’appelle Hélias, Claude Hélias et il est adjudant.
— Je peux l’appeler de ta part?
— Évidemment! On fait du foot ensemble en corpo le dimanche.
Ludo me demanda de passer le voir si jamais je m’aventurais à Saint-Brieuc, et je lui fis promettre la même chose si ses pas le menaient un jour à Quimper. Nous échangeâmes encore quelques généralités et je raccrochai.
Puis je formai le numéro qu’il m’avait donné. Je me présentai à l’adjudant Hélias et je lui exposai le motif du coup de téléphone.
Sa réaction fut la même que celle du capitaine Leslay. Victor Lévénez était bien connu des services de gendarmerie, non pas pour un trafic de voitures volées comme je l’avais pensé un instant, mais pour de multiples conduites en état d’ivresse.
— Il buvait? demandai-je.
— C’est peu dire, fit l’adjudant. Il ne faisait même que ça! C’est sûrement l’ivrogne le plus connu de Plérin à Langueux. Mais au fait, s’exclama-t-il, on n’a pas du tout entendu parler de lui pendant les fêtes de fin d’année!
— C’est pour ça que je vous téléphone, dis-je, j’ai dans la salle d’attente sa mère, qui se plaint que son fils a disparu.
— Elle le voyait souvent?
— Non, mais ils se téléphonaient quotidiennement. Et soudain, depuis un mois, plus rien. Vous ne pensez pas qu’il faudrait aller voir?
— Où ça? Dans son garage?
— Oui, et dans son appartement, s’il n’habitait pas sur les lieux.
— Je vais en parler au patron, déclara l’adjudant. Est-ce qu’il y a une plainte de déposée?
— Pas encore.
— Eh bien, demandez donc à cette dame de déposer une demande de recherche officielle. Le patron est extrêmement formaliste et…
— Oh, il a bien raison, dis-je. J’en connais qui sont toujours prêts à nous coller un vice de forme pour foutre tout notre boulot en l’air, alors la prudence s’impose… Dites-moi les choses franchement, adjudant, est-ce que vous verriez un inconvénient à ce que je sois présente lorsque vous perquisitionnerez ce garage?
Il se mit à rire:
— Moi? Mais pas du tout! Pourquoi?
— Eh bien parce que nos deux administrations ont souvent quelques préventions l’une envers l’autre.
— Ça ne me concerne pas, dit l’adjudant.
— Et votre chef?
— Le major? Non, si tout est fait selon les procédures, il sera tout à fait réglo.
— Parfait, dis-je, voilà qui me rassure complètement. Je vais m’occuper d’obtenir cette plainte de madame Lévénez, et je vous rappelle.
Je demandai au brigadier-chef Mélennec de faire remonter la vieille dame.
— Reprenons, madame Lévénez, lui dis-je.
— Vous avez eu des nouvelles de mon fils?
Elle était vraiment pathétique, accrochée à son sac comme à une bouée de sauvetage.
— On va en avoir… Quand votre fils vous a-t-il téléphoné pour la dernière fois?
— Le 13 décembre, déclara-t-elle.
— Vous êtes sûre?
— Certaine! Chaque mois, le 13, je joue au Loto. J’ai appelé Bouboule quand je suis rentrée du bureau de tabac où je joue.
— Que vous a-t-il dit?
— Que si on gagnait, il m’emmènerait faire une croisière sur un paquebot, en Grèce. Il était comme ça, mon Bouboule, toujours gentil et attentionné.
Elle me regarda, extasiée:
— Vous vous rendez compte, une croisière en Grèce, sur un paquebot de luxe, avec rien que des gens chics… J’aurais acheté des tenues…
La tête levée au ciel, elle souriait aux anges. Puis le rêve se brisa soudain et de gros nuages noirs envahirent son horizon.
— On n’a pas gagné, dit-elle d’une voix atone.
Elle resta un moment silencieuse, les yeux perdus dans un rêve intérieur.
— Après il n’a plus jamais téléphoné, continua-t-elle.
— Et vous, vous avez essayé de le rappeler?
— Oh oui, tous les jours, et plusieurs fois par jour! Personne ne répondait.
— Vous téléphoniez au garage ou chez lui?
— Au garage, il n’avait pas le téléphone à l’appartement. Vous comprenez, il ne voulait pas être dérangé par les clients.
Je hochai la tête pour montrer que je comprenais.
— Alors j’ai téléphoné à madame Joncour, poursuivit-elle.
— Qui est cette dame Joncour?
— La propriétaire de son appartement. Elle m’a dit comme ça qu’une fenêtre était restée ouverte et que son fils était allé la fermer car il avait beaucoup plu. Il n’y avait personne à l’appartement mais tout était en ordre. Je lui ai demandé d’aller voir au garage, et elle a de nouveau envoyé son fils. Mais le garage était fermé et Gilles n’avait pas la clé.
— Gilles, c’est le fils de madame Joncour?
Il était temps que je mette de l’ordre! J’adore ces gens qui vous balancent des prénoms et des noms comme si vous connaissiez intimement les personnes dont ils parlent.
— Ben oui, c’est ce que je vous ai dit.
Je n’avais rien entendu de tel, mais je gardai ma remarque pour moi. Pas la peine d’ajouter à la confusion…
— Gilles a regardé par la fente de la boîte aux lettres, dit madame Lévénez, mais le garage était vide. La voiture de Bouboule n’y était pas.
— C’était quoi comme voiture?
— Une belle voiture, ma foi. Une Mercedes de collection. Il m’a emmenée une fois chez madame Michu, je peux vous dire que ça a fait impression!
— Qui est madame Michu?
— La concierge du bâtiment C 3 dans la cité des Colibris.
— Vous la connaissez bien?
— Oui, son mari travaillait avec mon mari à la Galva.
— C’était quoi, la Galva?
— Une grande usine de Galvanisation. Il y en avait du monde là-dedans! Maintenant il n’y a plus rien!
Elle parut méditer encore une fois, puis haussa les épaules au terme de sa réflexion intérieure.
— Alors Gilles est allé à la gendarmerie pour signaler la disparition de Bouboule.
— Ah… Et qu’ont dit les gendarmes?
Elle prit un papier dans son sac et lut avec difficulté:
— Fichier des personnes recherchées…
— Vous voulez dire qu’ils ont fait une inscription au fichier des personnes recherchées?
— Probable… C’est ça que Gilles m’a dit. J’ai écrit pour ne pas oublier. Et puis ils ont dit qu’il fallait attendre. Noël est passé, le premier de l’An aussi, et maintenant il y a un mois que je suis sans nouvelles de mon fils. Alors je voudrais bien savoir…
— Je comprends bien, madame Lévénez, dis-je. Il va falloir que vous signiez quelques documents qui me permettront d’intervenir légalement sur la disparition de votre fils.
Elle hocha la tête en femme qui a pesé depuis longtemps le poids de la paperasserie dans notre société moderne, et apposa une signature laborieuse sur les imprimés que je venais de remplir. Puis je la raccompagnai jusqu’à la porte de sortie en lui promettant de la tenir au courant de l’évolution des choses.
Ensuite j’appelai le commandant Ségalen pour le remercier du « cadeau ».
Il se mit à rire:
— Elle est complètement folle, non?
— Je ne pense pas, dis-je. C’est une brave femme, un peu simple peut-être, mais surtout très inquiète.
Il me regarda, surpris:
— Tu ne la prends pas au sérieux, j’espère.
— Si, mon vieux. Elle a demandé l’ouverture d’une enquête en bonne et due forme, et je pense qu’elle a raison. Il faut que nous sachions ce qu’est devenu son Bouboule.
Il me regardait, interdit.
— Aussi je te demande l’autorisation de prendre contact avec les gendarmes de Saint-Brieuc pour poursuivre les investigations sur place.
Et, comme il ne me répondait pas, j’ajoutai:
— Ou si tu ne veux pas que ce soit moi qui y aille, mets un autre officier sur l’affaire. Maintenant nous ne pouvons plus reculer.
Il paraissait bien regretter de m’avoir fait ce « cadeau ». Mais il était trop tard.
— Eh bien, puisque tu as commencé, continue, dit-il résigné.
Je n’en demandai pas plus.