— Je suis allée au collège… – Elle devait avoir la quarantaine — et j’ai eu ta mère pour professeur… Tu lui ressembles. Le même regard… à part la couleur de tes cheveux. Clara avait la chevelure noire et…
Élisa lui coupa la parole.
— Au revoir…
— À bientôt, lui dit la caissière en sachant que sa nouvelle cliente reviendrait chaque semaine, comme tout habitant de la réserve…
— Oui, à bientôt.
En approchant de son tout-terrain, elle vit un petit groupe de trois grands adolescents appuyés contre la carrosserie. Elle se pinça les lèvres… La réserve avait beau être une enclave rassurante pour nombre d’Indiens, elle évoluait au même rythme et sur le même modèle que partout dans les villes américaines où l’insécurité montait.
Ils avaient dû repérer la jeune femme seule, dès son arrivée. Leur dégaine ne présageait rien d’agréable pour celle à la chevelure claire. Ils la dévisagèrent, tandis qu’elle s’avançait vers eux. Ils racontaient de mauvaises blagues.
— Bonjour… J’aimerais ouvrir ma portière s’il vous plaît !
Aucun ne bougea, au contraire, ils se plaquèrent un peu plus contre la voiture, bras croisés, le regard narquois.
— C’est ma voiture, tirez-vous ! récidiva-t-elle.
Le ton était ferme. Elle devait maîtriser ses sentiments, et ne pas laisser transpirer ses craintes.
— Et la gonzesse, pour qui tu t’prends !
— Poussez-vous ! dit-elle en joignant le geste à la parole.
Elle était garée à l’extrémité du parking, à l’opposé du centre commercial, près d’une voie sans issue, et les alentours, à cet instant, étaient vides de toute présence. Il y avait bien la station-service à une centaine de mètres, mais les quelques personnes, qui prenaient de l’essence, étaient trop éloignées, pour entendre et réaliser son désarroi. Quant à crier, cela aurait fait d’elle une lâche. Non. Elle n’avait pas d’autre choix que de leur foncer dessus.
Les jeunes gens n’avaient pas l’intention de s’écraser. Deux essayèrent de la malmener, pendant que l’autre fouillait le caddie avec brutalité… quand soudain !
Elle réalisa la scène quand les trois garçons se furent sauvés rapidement : un homme grand et costaud était intervenu ; quelques claques et coups de pied distribués avaient mis en fuite immédiatement les agresseurs.
— Est-ce que ça va ? lui demanda-t-il, en ramassant les achats éparpillés.
Il ne la regardait pas. Elle resta muette. C’était l’homme qu’elle pensait être un cousin. Mais d’où sortait-il ?
Sa question étant restée sans réponse, il se releva et se tint face à elle. C’était bien son cousin Jim. Il ressemblait à tout ce qu’un Indien pouvait représenter, à l’image fidèle du guerrier des plaines : un faciès noble et orgueilleux, un corps puissant et musclé, une chevelure soignée, partagée en deux longues nattes couleur de jais. Il aurait pu tenir un rôle sans problème, dans le film Danse avec les loups ! La seule chose qui avait changé était que les Indiens ne s’habillaient plus depuis longtemps de vêtements frangés et en peau ! Il portait, comme tout Américain du vieil Ouest, un jean, des bottes et un chapeau.
Les yeux noirs de Jim Bison Blanc s’enfoncèrent, telle une lame de fond, dans son regard clair. Il scrutait tout indice, tout détail caché : « Était-elle la même personne que dans son jeune temps ? Cette fillette qui courait, qui riait, qui chevauchait à cru à ses côtés… Cette adolescente qui dansait dans les pow-wow, et qu’il avait tant aimé contempler… Cette fille dont le cœur indien battait davantage que bien d’autres ! »
Ils restèrent quelques secondes ainsi, quelques secondes où la jeune femme vacilla légèrement, ne sut plus où elle était, qui elle était, ni la raison des choses… Pourquoi ne l’avait-il pas abordée dans le magasin ?
— Tu es partie depuis longtemps, reprit-il enfin.
Elle eut l’impression qu’il pouvait lire dans ses pensées. Elle aurait voulu lui dire ses difficultés pendant toutes ces années, ses études, le temps qui avait filé, mais que son absence et ses sacrifices débouchaient sur du concret, sur un retour à tout jamais. Elle aurait voulu lui dire que les siens lui avaient manqué à chaque seconde de ces dix longues années, qu’il lui avait manqué, lui, en particulier, mais elle était faite de fierté et d’Indianité, et ne pouvait lui livrer ses sentiments…
— Je vais m’installer chez grand-père, répondit-elle.
— Je sais déjà, John m’a dit, et tu seras notre médecin.
— Oui j’ai été nommée à l’hôpital de Pine Ridge.
— Pour combien de temps ?
— J’espère pour toujours.
— Attention, ici on n’est pas chez les Blancs ! Tu as vu ces jeunes merdeux ! Je te conseille d’être armée. Il n’y aura pas toujours quelqu’un pour t’aider. Ici, ce n’est pas le paradis, nos brillants professeurs ou médecins se tirent rapidement. Ta mère a suivi ce chemin, non ! lui répondit-il vivement, le sourire moqueur.
La jeune femme se renfrogna. Néanmoins, Jim disait vrai : vivre sur la réserve pouvait quelquefois s’avérer potentiellement dangereux. Quant à Clara, elle ne faisait pas exception à la règle depuis qu’elle adhérait à la caste des brillants professeurs. Elle avait presque oublié ses origines et ne revenait plus depuis des années à Pine Ridge.
— Je ne suis pas ma mère ! J’ai tout fait pour revenir, et rester, ajouta la jeune femme.
— C’est dangereux pour les Blancs, ici.
— Je suis métisse, comme toi !
— Non. Pas comme moi…
Elle ne comprit pas ce qu’il voulut dire. Il était vrai qu’il avait le type d’un pur Lakota. Aucun signe comme elle de sang mêlé. Il n’avait rien hérité des MacNead. Un peu comme l’oncle John, son père, qui était né juste la peau un tantinet plus claire qu’un Lakota. Jim était le seul descendant de l’union du chef Bison Blanc à une Blanche, à avoir évincé de son sang, soit les yeux verts, soit la tignasse blonde, ou encore un teint un peu trop transparent.
— John va donner une fête pour ton retour... on se verra là-bas. À bientôt Petite Fleur !
En l’appelant comme il y avait bien longtemps que personne ne l’avait nommée ainsi, il lui avait décoché enfin un léger sourire. Petite Fleur était son nom indien.
Il tourna les talons et monta dans un gros tout-terrain en bon état. Il démarra et passa devant elle sans un signe ni un regard, comme un natif fait lorsqu’il croise un étranger. Les Indiens ne sont pas des gens très démonstratifs. À personne inconnue, ils ne laissent transpirer qu’une attitude froide et distante. Ils saluent ceux qui leur ont été présentés auparavant... et qu’importe la relation qui s’établirait par la suite, après avoir fait connaissance — amis intimes, frères de sang ou bon voisinage — et qu’importe ce que l’Indien pensait de l’étranger avant d’arriver à cet échange !
Peut-être se méfiait-il de sa cousine ? Vivre parmi les Blancs aurait pu la changer radicalement. Aurait pu la convertir en leur monde. Un peu comme le personnel de la santé de la réserve...
Pratiquement tous les infirmiers et les médecins étaient des Blancs et la relation « patient/soignant » n’existait pas ! Dans la normale, ailleurs, oui, du moins en général. Mais pas dans la réserve où l’homme de science se contentait de diagnostiquer : pas d’entente élargie, pas d’approche de l’autre, pas de communion entre les deux mondes. Certains étaient nommés pour quelques années, en comptant le cachet qui serait économisé. Ces gens vivaient en autarcie, à l’intérieur du cercle de la nation Lakota, retranchés sur eux-mêmes et sur leurs préjugés, sans même regarder leurs malades, ne serait-ce qu’un instant. Pour eux, c’étaient juste des Indiens !
Oui, il y avait une barrière entre les gens de l’hôpital et le peuple. Un certain « programme » lui revint en mémoire... Dans le passé, beaucoup d’Amérindiennes, à l’occasion d’une entrée chirurgicale, s’étaient vues, d’office, stérilisées, sans leur consentement ! Officiellement, personne ne l’avait clamé sur les toits ; la source n’existait pas. Officieusement, dans tout le pays, « ils » avaient beaucoup pratiqué... « Ils », étaient médecins, infirmiers, hôpitaux et dirigeants. « Ils » avaient semé les doutes et les préjugés. « Ils » avaient érigé un mur et un fossé des plus infranchissables !
À présent, les patients se méfiaient des soignants, et les soignants s’écartaient de leurs patients. Dans toutes les réserves des États-Unis, il en avait été ainsi. Cette époque-là était révolue, mais elle fut une de plus où l’Amérique avait voulu évincer tous ses vrais natifs : les voir se fondre parmi la masse, et cela depuis la naissance de ce pays. Chaque Présidence avait œuvré vers cette voie à sens unique, certaines un peu plus que d’autres, certaines d’une façon draconienne ! Il y avait eu pendant les guerres indiennes, de nombreuses exactions portées contre les peuples vaincus, des déportations outrancières où la plupart des captifs étaient condamnés d’avance, de faim, d’épuisement, de par les longues marches imposées, et il y avait surtout eu des massacres gratuits : des femmes, des enfants, des vieillards et même des guerriers en paix étaient tombés sous les salves des canons. Des innocents avaient péri pour cause d’indianisme et de frein à la modernité. L’avancée des Blancs avait fauché tout ce qui la gênait.
Les nations furent parquées dans des territoires exigus, plantés de déserts et de mauvaises terres, sièges de souffrances. La famine, les maladies, l’alcoolisme, les violences, l’humiliation, la perte culturelle, identitaire, accompagnèrent les générations suivantes, mais nombre d’entre eux ne perdirent jamais leurs racines.
Les Blancs s’ingénièrent pour effacer les natifs. Mais en ce nouveau siècle, en ces années 2000, les Indiens étaient toujours présents, debout, droits, fiers comme leurs ancêtres, la tête haute. La courbe démographique était même élevée. Rien n’avait pu les exterminer. Les vrais natifs de ce pays existaient encore au grand dam de certains...
Les descendants de Nuage Rouge, de Taureau Assis{5}, de Geronimo, de Cheval Fou{6}, continuaient d’avancer sur le même chemin, la même voie que leurs ancêtres. Ils se battaient encore et encore, et leurs cultures perduraient toujours, qu’importait la façon !
Élisa était de la tribu des Lakotas oglalas, comme le grand chef Cheval Fou, celui qui avait tué le général Custer, à la bataille de Little Bighorn{7}, la plus grande des victoires pour cette nation. Même si elle avait les yeux verts et les cheveux clairs, son cœur était indien. Elle allait devoir prouver à Jim et aux autres que rien n’avait changé, que ces années d’absence n’avaient rien brisé en elle. Elle était revenue pour vivre toute sa vie sur la réserve, parmi les siens, et à l’hôpital au milieu du personnel blanc !
Elle prit la route de Kyle, en direction de la maison de ses grands-parents. Nombre de voitures la croisaient. Les trois quarts étaient des pick-up sans hard-top laissant place aux petits Indiens. Elle pensa qu’elle avait bien fait d’avoir troqué sa berline, elle pourrait ainsi emmener toute une troupe d’enfants se baigner dans la White River, la rivière de la réserve.
Son regard accrocha un panneau, « Wounded Knee{8} », et sa mémoire se souvint. Elle bifurqua en direction du cimetière...
La bataille de Wounded Knee était le dernier m******e perpétré par la cavalerie américaine, le septième régiment reconstitué, celui de feu Général Custer : Le 29 décembre 1890, les soldats attaquèrent le camp du chef Grand Pied{9} et des siens. Ceux-ci se rendaient à l’agence de Pine Ridge. Ils se mettaient sous la protection du chef Nuage Rouge, lui-même ayant rendu les armes et en paix avec les Blancs. Ils n’avaient aucune intention de se battre ; c’étaient des pacifistes... Il faisait froid, le paysage était drapé de blanc... À peu près trois cents personnes, dont la plupart étaient des femmes et des enfants, furent criblées par les balles des mitrailleuses Hotchkiss. Une tuerie gratuite. Sans raison. Après ce fait ignoble, les quelques b****s de Lakotas encore hostiles se rendirent définitivement. Elles prirent le chemin de l’exil et des réserves. Les guerres et les révoltes étaient terminées. Il restait aux Indiens le privilège de survivre… pour ne pas s’éteindre. Deux jours après la bataille, une fosse fut creusée par les soldats, une fosse de vingt-quatre mètres de long, deux de large et deux de profondeur où furent entassés les cent quarante-six cadavres restants complètement gelés. Les Lakotas avaient déjà ramassé près de la moitié des tués. Il n’y eut aucune cérémonie, aucun égard.
La jeune femme était descendue de voiture. Face au mémorial, elle se recueillait. Elle plongea dans le passé : elle pouvait les voir, entendre leurs cris. Les enfants qui pleuraient et ne comprenaient pas la raison de leur corps entaillé, de leur mère baignant dans le sang, de cette vision d’horreur fauchant leurs sœurs et leurs frères, de leurs pères qui essayaient de les protéger ; un fétu de paille face à un ouragan ! Et ces soldats qui les poursuivaient tous, qui brisaient le peuple et les enfants, des petits corps sans défense et innocents. Mais dans toutes les guerres, il y a toujours des êtres qui payent les erreurs des grands, celles des combattants, qui payent les conquêtes des nations.
Les Lakotas payèrent de leur vie leur résistance au monde des Blancs, ceux-là mêmes qui prétendaient appartenir à un monde de progrès, de civilisation et d’avenir. Wounded Knee ou le dernier m******e et l’agonie des Indiens... Après cela, ils n’eurent plus comme alternative, que devenir sédentaires, cultiver la terre et être de bons chrétiens. Toutes les tribus furent logées à la même enseigne. Cet ultime m******e engendra le commencement de nouvelles épreuves et de souffrances...