Les autorités, aidées par les agents du bureau des affaires indiennes nommés sur les réserves, n’eurent de cesse de pratiquer la déculturation par tous les moyens. Ils s’attaquèrent à l’éducation. Les enfants étaient envoyés dans des écoles blanches, érigées par différentes congrégations religieuses. On leur coupait les cheveux, on les empêchait de parler leur langue. S’il leur arrivait de braver cet interdit, on leur savonnait la bouche, on les punissait bassement. La moindre faute ou le plus mince écart apportait à l’élève les pires châtiments. Nombre d’entre eux connurent des souffrances corporelles et morales, choses inconnues dans l’éducation indienne. Les enfants étaient battus par les religieux, tout en devant supporter l’éloignement de leur famille. Ils ne pouvaient ni se confier ni se plaindre auprès des leurs.
La vie était rude dans les pensionnats, et les maux de la société blanche ne tardèrent pas à faire leurs ravages parmi les générations, comme les sévices sexuels. C’étaient aussi des horreurs inexistantes chez les soi-disant sauvages ! Qui étaient alors, les sauvages ? Après cela, il ne restait plus qu’à l’enfant devenu adulte d’essayer de vivre, ou survivre. Beaucoup se réfugièrent dans l’alcool. Ils ne tardèrent pas à voir les méfaits de ce fléau et les violences prirent naissance au sein des nations. Les déficiences génétiques apparurent aussi. L’alcool, la pauvreté, l’exclusion sociale et le racisme, subis constamment, auraient pu les anéantir. Mais les nations survécurent jusqu’à ce jour de 1973 où un groupe d’Indiens nommé Américan Indien Mouvement occupa le site de Wounded Knee ! L’A.I.M. était né, et avec lui une lueur d’espoir pour tous les Indiens d’Amérique.
Pendant soixante-dix jours, ce groupe d’activistes brava le F.B.I. et les États-Unis ! Ils tinrent bon durant l’état de siège fait par les autorités. Celles-ci ne voulaient pas que les Indiens puissent y gagner un quelconque triomphe. Les balles sifflèrent tout autour des insurgés, mais ces derniers résistèrent aussi longtemps qu’ils le purent. Et ce fut une victoire, malgré les arrestations qui suivirent, car tous les Indiens eurent le sentiment de pouvoir enfin décider et d’exister.
À ce moment-là, la jeune femme n’était pas encore née. Ce qu’elle sut de cette époque, ce fut Duane qui le lui raconta plus tard, quand tout rentra dans l’ordre, quand l’après-Wounded Knee fut terminé, une période bien sombre pour la réserve. Une année de terreur ! Il y eut beaucoup de morts, beaucoup de « suicides »... comme disait chaque rapport clôturant l’enquête de police très sommaire. De nombreuses enquêtes furent brèves et identiques. L’année qui suivit l’occupation de Wounded Knee par l’A.I.M. vit son taux de mortalité grimper. Peut-être 150, 200 personnes, pour la plupart encore jeunes, se « suicidèrent » ! Ils étaient tous membres ou sympathisants de ce mouvement, et à Pine Ridge plus qu’ailleurs ! En ces sombres années, le conseil tribal était composé et présidé par des métis à la solde du pouvoir blanc. Si bien que la collaboration fut totale entre dirigeants de la réserve et F.B.I.{10}
Les mots de son grand-père résonnaient encore : « C’était la guerre, il pouvait se passer une chose grave, n’importe où, à n’importe quelle heure sur Pine Ridge ! Il y avait une milice armée qui traînait et qui faisait ce qu’elle voulait. Elle semait la terreur parmi la population, et nous houspillait sans cesse, nous, les traditionalistes. C’était une période terrible, et il ne faisait pas bon d’être né trop Indien... Moi, ils m’ont laissé tranquille... j’étais déjà trop vieux. Mais ton oncle John ! Combien de fois l’ont-ils arrêté ? Il aidait les militants de l’A.I.M., et pour cela, les miliciens débarquaient chez lui en semant la panique. Une fois, ils maltraitèrent ta tante Tracy, sous ses yeux, pour qu’il parle... mais il résista, et tous deux tinrent bon ! Puis, il y eut les élections, nous nous sommes tellement mobilisés pour voter, nous les Indiens, que le Président de notre conseil tribal, Wilson, a été vaincu et sa milice aussi du même coup ! On a élu un vrai président. Un vrai Lakota...»
Depuis, les choses s’arrangeaient. Le peuple avait pris son destin en main et les misères reculaient, un peu à la fois.
Un vieil homme était arrivé dans une voiture cabossée. Il paraissait encore svelte pour son grand âge. Habillé d’une chemise neuve bariolée, comme les aiment les Indiens, il portait une longue natte faite de cheveux blancs et soyeux, témoin d’un long passé, qui dépassait d’un chapeau noir, très classique dans les réserves. Il marchait d’un pas assuré, sa haute stature juste un peu courbée. Il entra dans le cimetière. C’était George Nuage Dansant, un homme de pouvoir sur la réserve : un Homme Médecine ! Il avait bien connu le grand-père d’Élisa.
Il s’avança vers elle, et sans un mot, exécuta une petite cérémonie. D’abord, il se tourna vers les quatre points cardinaux en décrivant un cercle, se pencha ensuite vers la Terre mère, puis leva la tête vers le ciel, vers les puissances célestes. Le septième geste fut pour Wakan Tanka{11}. Il portait au creux de la main un petit récipient en terre cuite dans lequel une plante, une variété de sauge, se consumait. Il implora les esprits, pria pour les hommes, les animaux, les arbres et les oiseaux, pour tout être vivant, toute chose vivante, même les pierres. Il rendit grâce à tous ceux qui n’étaient plus de ce monde, et remercia le Grand Esprit pour les bienfaits dont il comblait son peuple et lui-même... et pour le retour d’une des leurs...
Il prononçait les mots dans sa langue natale. La fille à la chevelure claire les reprit de la même façon, ce qu’apprécia le vieil homme. À l’aide d’une plume d’aigle, il envoya de la fumée vers la jeune femme. C’était un geste de purification. Tous deux achevèrent le rituel par un don de tabac, des cigarettes achetées au supermarché. Élisa ne fumait plus depuis longtemps, mais toute personne faisant halte dans ce lieu sacré prévoyait ce genre de présent, des offrandes pour les esprits. Le sol du sanctuaire en était jonché.
Ils sortirent lentement du cimetière. Une fois à l’extérieur, il prit dans ses bras celle qu’il avait fait sauter sur ses genoux, des années auparavant.
— Bienvenue, petite-fille !
— Je suis contente de te voir, Grand-père, lui répondit-elle en Lakota.
— Tu n’as pas oublié les mots. C’est une bonne chose.
Elle n’avait en effet rien oublié : ni sa langue natale, ni les gestes, ni les visages, ni les chants, ni les danses, ni les usages, ni rien du tout... Rien ne lui manquait pour son retour.
— Je suis heureuse de te revoir en si bonne santé, Grand-Père.
— Je t’attendais, petite-fille.
— Ah ! Oncle John t’a dit.
— Non... Ce sont eux ! dit-il d’un ton malicieux en levant un doigt vers le haut. Je savais que tu reviendrais avant même que tu le saches toi-même ou que ton oncle me le confirme. Je suis allé à notre lieu sacré cet hiver, à Bear Butte {12}et je t’ai vue. Tu revenais par le premier jour de grande chaleur. Aujourd’hui est ce jour.
Le début du printemps avait été gris et pluvieux. Depuis une semaine, le temps s’était inversé, et ce jour était presque une canicule... En mars, Élisa s’était sentie prête pour revenir sur la réserve. Elle avait démissionné de son poste à l’hôpital de Chicago, et celui de Pine Ridge avait accepté sa candidature. George Nuage Dansant avait eu une vision. La spiritualité régnait toujours au pays des bisons. Rien n’avait changé. Depuis des générations, des siècles, il en était ainsi. Ni les affres de la civilisation blanche, ni le temps, ni la pauvreté des Amérindiens, n’auraient pu altérer, voire assécher complètement le fleuve des espérances et des croyances. Ils avaient survécu aux génocides grâce à la religion, celle-ci les avait maintenus à l’abri de l’anéantissement. Un troupeau qui perd ses repères, qui perd son berger, devient une proie facile pour les prédateurs, mais là était tout le contraire.
Même quand les autorités interdirent aux peuples d’officier leurs rituels, beaucoup continuèrent de prier et de les pratiquer en cachette. À l’aube de ce millénaire, leurs attentes n’étaient pas vaines. « Le peuple qui chante » accouchait d’une nouvelle renaissance au grand jour. Les Hommes-médecine les guidaient encore. Ils se passaient de l’un à l’autre les pipes sacrées, les propriétés des pierres et des plantes. Ils se racontaient le pouvoir des Éléments (le vent, l’eau, le feu), l’influence des animaux et conversaient avec les esprits. Ils enseignaient la sagesse et la compassion. Ils se considéraient tels des petits os creux dans lesquels le souffle de l’Esprit Sacré circulait. Juste circulait, car personne ne peut détenir en lui le Grand Esprit comme on posséderait un objet. Les guérisseurs restaient lucides, empreints de simplicité et d’humilité, conscients de leur don du ciel, unique et fragile, mais pas exceptionnel de leur point de vue.
Si la médecine traditionnelle œuvrait toujours chez les Lakotas, celle dite moderne avait aussi largement ses entrées. Les Indiens réalisaient l’importance des deux mondes. George et la jeune femme plus que d’autres ! Les guérisseurs faisaient des merveilles envers certaines maladies, mais là où l’empreinte du Blanc marquait un peu plus, ils restaient quelquefois impuissants. Blouses blanches et remèdes d’aujourd’hui prenaient alors le relais. Peut-être fallait-il un mélange de passé et d’avenir, pour mieux vivre l’instant ?
À première vue, tout un chacun aurait pu penser en voyant ces deux êtres à des antagonistes. Il n’en était rien. Si ces deux mondes, bien différents, s’étaient ignorés pendant si longtemps, par ces temps nouveaux, ils se regardaient enfin.
George savait que le nombre des guérisseurs périclitait au fil des années. Certains partaient vers d’autres royaumes sans avoir eu la possibilité de transmettre leurs connaissances, faute de candidats.
Élisa se sentit soudain investie d’un étrange sentiment, comme si elle renfermait en elle tous les ingrédients pour un mélange homogène.
— Petite-fille, raconte-moi comment c’était Chicago, lui demanda le vieil homme, et ils s’assirent sur le talus.
Elle lui offrit du coca et des biscuits, ce qui ravit le vieil homme, bien que cette nourriture ne soit pas bonne pour la santé, et ils discutèrent un peu de tout et de rien.
L’après-midi toucha ainsi à sa fin.
— Je dois y aller, Grand-Père, à plus tard...
— Plus tôt que tu ne le penses, mon enfant ! Demain est un grand jour, ton oncle a invité nombre de personnes en ton honneur. À l’aube, je t’attendrai à notre lieu sacré. Je crois que tu as besoin d’un Inipi{13} avant d’entamer cette journée.
Elle acquiesça et le remercia chaleureusement. Elle monta dans son vieux pick-up et tourna plusieurs fois le démarreur avant que le moteur ne s’élance enfin quoique fébrilement...
— Tu devrais aller voir ton cousin Jim ! Il a un garage sur la route de Kyle. Tu ne peux pas le manquer, lui conseilla George.
— Oui, Grand-Père. J’irai.
Il lui restait encore à parcourir une trentaine de kilomètres avant le village de Kyle. Par-ci par-là, seuls quelques petits îlots habités subsistaient, car dans l’immensité de la réserve, les populations se regroupaient plutôt dans les localités. Nombre de baraques avaient été abandonnées. Quelques fermes arrivaient encore à vivre d’élevage, comme celle de son oncle John, et certains aimaient vivre à l’écart. Mais dans l’ensemble, pour un tel territoire, grand comme deux départements français, il ne se trouvait parfois aucune âme sur des kilomètres à la ronde. La désertification rurale sévissait comme partout dans les campagnes, qu’elles soient blanches ou indiennes !
À cette époque de l’année, les herbages étaient encore bien verts, et devant le pick-up, tout au loin, se dressait la barrière montagneuse et rougeâtre des Badlands. Cela faisait un contraste étonnant : une citadelle de pierres, de roches, de crêtes, baignant dans un climat de douceur. Un roc dans un écrin de velours ! En juillet, lorsque la chaleur et la sécheresse auraient transformé les prairies en paillasse jaunâtre, ce serait une vue bien différente...
Arrivée au carrefour des Sharps Corner, elle tourna à droite. Elle n’était plus très loin de chez elle. Juste avant le bourg, elle passa devant ce qui ressemblait à un garage. Plusieurs voitures étaient arrêtées devant un bâtiment assez précaire. Des épaves paraient le terrain attenant. Quelques personnes tournèrent la tête à son passage. Des signaux de fumée avaient dû circuler dans toute la région. Qui ne savait pas qu’un vieux Toyota pick-up rouge, appartenant à une Bison Blanc, allait dans les minutes qui suivent, s’arrêter devant une petite maison en bois ?
Ce qu’il y a de curieux chez les Indiens, c’est ce semblant d’indifférence affichée, sous une forme extérieure d’insensibilité froide et tranquille… alors qu’il n’en est rien.
Des mobile homes en périphérie, un collège neuf, des maisons en préfabriquées remplaçant les masures en bois, un motel-restaurant, voilà pour les nouveautés, mais à part ça, rien n’avait vraiment changé à Kyle, une petite localité calme avec son unique boutique, un bar multi services qui aurait pu être celui de Bagdad café{14}.
Dans les jardins, les gens étaient attablés et des barbecues fumaient. Les premiers de l’année sûrement. Élisa dépassa le bourg et bifurqua sur un chemin secondaire. Celui-ci l’amena vers un groupe de maisons, et elle s’arrêta devant la sienne : une petite construction en bois à la balustrade et aux volets bleus, le tout largement défraîchi et écaillé.