1 Retour à Pine Ridge-4

2037 Mots
Descendant de voiture, elle contempla avec satisfaction l’ensemble. Rien ne paraissait trop endommagé. Elle s’était préparée à pire. Les quelques enfants qui jouaient sur des tricycles branlants se sauvèrent à la vue de l’intruse. Elle était une inconnue pour eux ! « Wasicum ! Wasicum ! »{15} criaient-ils. Une vieille dame pointa son nez vers la nouvelle venue. Poliment, celle-ci fit un signe à l’Autochtone, mais cette dernière disparut sans lui rendre la pareille. En quelques secondes, la rue s’était retrouvée déserte. Enfin pas vraiment une rue, plutôt un accès dont le macadam avait fondu ou s’était désagrégé faute aux intempéries et au manque d’entretien, laissant une piste bosselée, constellée de trous, de pierres, de flaques et de boue, égayée de quelques détritus… Il n’y avait plus un bruit. Élisa observa les alentours. C’était curieux que nul voisin ne soit venu vers elle, ne serait-ce que pour la saluer ? Son oncle avait dû les mettre au courant de son retour pourtant ! Mais elle était chez les Indiens, et non plus chez les Blancs. Les Indiens ne se précipitaient pas. Ils attendaient, probablement le lendemain, la visite de sa famille, pour lui souhaiter la bienvenue. Cet endroit était une enclave de traditionalistes, et la jeune femme ressemblait plus à une Visage pâle qu’à une pure Lakota... et des Visages pâles, les gens s’en méfiaient et s’en écartaient comme la peste. De plus, ce n’étaient peut-être plus les mêmes personnes qui résidaient dans ce hameau, celles qui l’avaient connue. Les volets étaient ouverts et c’était la preuve du passage de John. Elle tourna la clef dans la serrure et entra... La grande pièce à vivre était rangée. L’odeur de propreté se dégageait, aucune humidité ne transpirait. Le mobilier se composait du minimum : un canapé et un fauteuil aux âges avancés, mais encore vaillants, une table ronde, sur laquelle trônait un bouquet de fleurs séchées, quatre chaises dépareillées et un buffet encombré de vieux bibelots. De nombreuses toiles de peinture, dont certaines étaient de la main de Duane, cachaient les murs jaunis. Elle passa devant chaque tableau. Les œuvres de son grand-père, les siennes… Beaucoup de paysages et de scènes d’animaux. Tous deux avaient tant en commun ! Le portrait d’un loup lui soutira un large sourire et un pincement au cœur... C’était une louve qui avait été recueillie par Duane lorsqu’elle était encore louveteau. Une chasse au loup illégale dans le Minnesota avait décimé pratiquement toute une meute, et les Indiens avaient récupéré la portée des petits, qui sans leur intervention aurait été condamnée, n’ayant plus de parents pour les nourrir. Duane, rendant visite à de la famille dans cette réserve loin de la sienne, était présent lors de l’incident. Il était reparti avec l’un des louveteaux... Élever la louve Nahomi dans une contrée où à l’époque il n’y avait plus de loups depuis longtemps n’avait pas été une mince affaire. Entre les éleveurs blancs de la région, les autorités, la police indienne et les associations de naturalistes, la famille Bison Blanc dut jongler constamment pour ne pas retrouver la louve un jour piégée, voire trucidée. Certains l’auraient bien empoisonnée, d’autres l’auraient tirée comme un lapin. Des amoureux, soi-disant pour le bien-être de l’animal, l’auraient capturée : « Vous comprenez Monsieur Duane Bison Blanc, maintenant que cette bête connaît la main de l’homme, elle devient dangereuse ! Nous n’avons comme alternative que de la placer dans un endroit où elle sera saine et sauve et pourra vivre sa vie, le plus librement possible dans ce qu’ils appelaient des endroits de semi-liberté ou parcs animaliers. Comme si un loup pouvait vivre enfermé dans un enclos de semi-liberté ! Même sur un hectare de terre ! Les Indiens n’emprisonnaient pas les loups et ne mettaient pas plus de colliers aux chiens... La famille entière, même Clara, n’eut de cesse de soustraire « la bête » à ses détracteurs. Celle-ci ne causant aucun dégât, aucune prédation, n’étant ni dangereuse, ni voleuse, ce fut le peuple Lakota qu’elle gagna à sa cause entièrement. La louve de Duane devint la louve de tout le monde, et les autorisations de la garder sur la réserve furent accordées, néanmoins le grand-père restait responsable de l’animal en cas de prédations ou d’attaques sur les troupeaux... Mais Nahomi avait été bien éduquée. Il n’y eut jamais d’incident. Quand du bétail se faisait agresser, c’étaient les chiens errants les fautifs. Même les éleveurs blancs ne purent contester longtemps les évidences. La louve, toujours bien nourrie, restait constamment ou presque dans l’environnement proche de son foyer adoptif. Comme si elle avait compris les enjeux dont elle faisait l’objet. Toutefois, elle ne se laissa pas domestiquer, comme un bon chien. Quelques personnes eurent la chance de pouvoir l’approcher, la caresser, dont Élisa, et un lien très puissant s’établit entre elles… Un jour, la louve disparut et tous prirent peur. Mais c’était juste une fugue, le temps de connaître peut-être le monde. Six mois plus tard, elle revenait, mais quelque chose avait changé, ce n’était plus vraiment le même animal. Duane souriait lorsqu’il voyait alors la louve foncer vers le pays mystérieux des Badlands à la nuit tombante. Et lorsque le vent soufflait du nord apportant avec lui les bruits lointains, il entendait des hurlements bien distincts. Pas ceux des coyotes, comme le premier venu aurait pu penser ! Pour lui le doute ne subsistait pas : une meute communiquait... La louve ne vivait pas entre deux mondes, mais dans les deux à la fois. Peut-être avait-elle trouvé la bonne clef ? Celle qui ouvre toutes les portes. Peut-être voulait-elle leur montrer le chemin ? Élisa caressa la douce image de sa louve tant aimée. Celle-ci n’avait pas survécu au décès de Duane. Les loups sont fidèles… Après l’enterrement du grand-père, elle s’était couchée sur la tombe, et rien, pas même les appels de John et de la jeune femme ne l’en avaient dissuadée. L’animal s’était laissé mourir. Ce fut la période la plus triste pour Élisa qui perdait deux êtres chers... Les loups l’avaient empreinte de leur force, de leur sagesse, de leur pouvoir ; ils l’avaient subjuguée, accaparée. « Elle » leur appartenait ! Née sous le signe du loup, elle rêvait souvent d’eux… Dans la cuisine, de la rouille s’échappait par-ci par-là du mobilier, mais rien d’important. Élisa avait de la misère à croire que cette maison n’ait pas été habitée pendant dix ans. Une lettre était posée sur la table. Elle s’empressa de l’ouvrir : « Bonjour, petite-fille. Nous viendrons te chercher dimanche. Nous organisons une fête pour ton retour. Nous t’embrassons. Tracy et John. » « Petite-fille » ou « fils » est une appellation normale chez les Indiens. Oncles et tantes prenant part à l’éducation d’un enfant deviennent ainsi un deuxième père, une deuxième mère. Les Indiens ont souvent plusieurs pères et mères, car la famille élargie règne. C’est la raison de l’inexistence d’orphelins, car il y a toujours quelqu’un pour adopter. Ils lui avaient préparé de la tarte aux pommes et des sandwichs. La jeune femme se sentit revivre. Le bonheur était à sa porte. Elle ouvrit la fenêtre qui donnait sur le terrain derrière la maison, complètement en friche. De sacrées friches ! Plus d’un mètre de hauteur, mélange d’herbes de prairies, de ronces et d’orties... Jadis, c’était le potager de ses grands-parents où courges et maïs croissaient. Elle se promit de les cultiver, comme avant ! Et, comme dans toutes les réserves, comme autour de chaque habitation indienne, ou presque deux carcasses de voitures pourrissaient lentement. La vue n’avait pas changé. Elles étaient là avant son départ, et toujours là dix ans après, avec peut-être une aile ou une pièce manquante… Les Indiens considéraient que « tout peut servir », et de cette simple réflexion, stockaient généralement leurs vieilles roulantes, comme certains collectionneurs pourraient le faire aussi. Elle reconnut celle qui avait été bleue. Une grande berline qui tombait souvent en panne, souvent au cours de longs trajets. Les occupants attendaient alors que le grand-père la répare, souvent d’une manière éphémère, tel un cataplasme sur une jambe de bois, mais qui leur permettait de continuer leur chemin jusqu’à la prochaine fois. Tout Indien était un peu mécanicien et un zeste magicien ! La jeune femme continua de faire le tour de la bâtisse... La salle de bains était minuscule, mais tout fonctionnait encore. Il y avait deux chambres, la sienne, qu’elle avait partagée avec des cousins ou des amis de passage, et celle de ses grands-parents. La première pièce était vide, seul subsistait un mur complet de posters, la deuxième était composée d’un grand lit, d’une petite armoire et d’une grande malle, celle de Duane. Le coffre aux trésors dans lequel, alors petite fille, elle aimait fouiller. Elle voulut l’ouvrir, mais la malle était barricadée d’un gros cadenas. Quand Élisa avait hérité de cette malle, son oncle John l’avait mise en sûreté chez lui. Il ne fallait pas laisser de tels souvenirs dans une maison inhabitée, car le vol sévissait comme ailleurs. John avait dû la lui ramener pour son retour. La jeune femme avait hérité de la malle comme de la maison. Une habitation en bon ordre de marche malgré les années. Elle déchargea ses bagages et s’installa… Le soleil se couchait. Installée sous le porche qui parcourait trois côtés de la demeure, son esprit dériva sur ce qui avait été : sa famille et l’histoire de son grand-père... Duane était né quelques années après le dernier m******e, celui de Wounded Knee. Issu des deux mondes, de par son père, Bison Blanc, chef de guerre Lakota de la tribu des Oglalas, et de par sa mère, Élisabeth MacNead, d’origine irlandaise, fille du général Joseph MacNead. Des deux, il avait hérité de leur courage, de l’âme rouge et des yeux verts de sa mère : un regard franc et lumineux. À dix-huit ans, il avait voulu connaître son côté blanc. Il s’était alors tourné vers la famille de sa mère, quelques cousins et tantes vivants à New York dans les années 1912. Mais ces gens-là n’avaient pas accepté le fait qu’une des leurs leur ait échappé, et surtout avec un sauvage ! Ils avaient regardé de loin et de haut, ce jeune métis qui leur tendait les bras, et qui n’était à leurs yeux qu’un bâtard, pas vraiment indien et encore moins irlandais ! La déception de Duane fut grande, et son rejet total. Il s’était pourtant coupé les cheveux et s’était habillé comme les Blancs... mais sa mère l’avait aussi prévenu. Il avait alors parcouru l’Amérique en endossant le nom des MacNead... Mais partout, ou presque, sa peau sombre et ses cheveux noirs trahissaient son nouvel état malgré ses yeux clairs. Partout, ou presque, il rencontrait le racisme et flirtait avec l’intolérance. Une bagarre par-ci, quelques mots trop haut par-là, le conduisirent à des petits séjours en prison, à ne plus savoir qui il était, d’où il venait, ni où il allait... Il décida de s’enrôler dans l’armée lors de la Première Guerre mondiale. Il pensait que là, il serait utile. Oui, c’était vrai. L’Amérique, après les guerres indiennes, montra toujours une importante exaltation à engager les descendants des guerriers, toujours vaillants et courageux, pour se battre. Ce pays a toujours su où étaient ses intérêts ! À la fin du conflit, Duane avait voyagé à travers la France. Il vivait de petits travaux et services rendus auprès des populations au gré de son passage. Son charisme et son statut de presque indien faisaient qu’en Europe les gens se retournaient sur lui. Ainsi, il survivait. Beaucoup se rappelaient du célèbre cirque dirigé par Buffalo Bill, où nombre de Lakotas avaient figuré. Et les Français avaient aimé ces Indiens... Puis, il avait décidé d’aller plus loin, de retrouver ses racines irlandaises... À son arrivée en Irlande, la vieille famille avait été surprise de voir cette descendance hors du commun. Le petit-fils de leur Joseph tant clamé, tant adulé, tant raconté... La nouvelle du mariage d’Élisabeth avec un chef indien leur était bien parvenue, mais jamais ils n’auraient cru le constater un jour ! Leurs connaissances en matière de conquête de l’ouest étaient fortement limitées. Il y avait bien les longues lettres de la sœur de Joseph exprimant les exploits de l’armée sur les sauvages, récitant les affabulations sur les redoutables tribus... et toutes sortes d’idées préconçues : un tableau faussé, peint d’erreurs et de préjugés, comme savaient le faire tous les Blancs, ou presque, de l’époque... Alors quand ils virent s’approcher un homme dans tous les sens du terme, un homme, qui à part la chevelure noire et la peau foncée, était fait tout comme eux, leur étonnement fut à l’apogée, mais ils l’acceptèrent. Après tout, c’était un MacNead, aussi ! Mais le mal du pays peut saisir n’importe qui. Duane le premier. Les hommes venaient bien le chercher quand une bagarre s’emmanchait contre ces Protestants d’Anglais, et les femmes l’attiraient souvent dans de petites aventures, mais rien de sérieux. De vraiment important ! Ni les uns ni les autres ne pouvaient l’enraciner... Duane pensait sans cesse aux vastes prairies, aux danses et aux chants de son peuple, à sa mère qui devait se battre contre l’administration afin que les droits des Lakotas ne soient pas constamment bafoués. Celle-ci vieillissait, elle avait plus de soixante-dix ans. Il savait son père proche de la fin... Il était temps qu’il rentre au pays et qu’il reprenne le flambeau. Les Irlandais comprirent son désarroi, alors ils lui payèrent son billet de retour...
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