Il revint à Pine Ridge par une sombre journée d’automne. Son père n’avait pas pu l’attendre ni revoir son fils une dernière fois. Il était parti vers d’autres cieux à l’âge de presque quatre-vingts ans. Une longue vie par des temps aussi rudes. Duane ne se pardonna pas son retard et toutes ses fausses illusions, celles qui l’avaient mené pendant des années à l’errance. Du temps perdu. Il endossa l’identité Lakota et rien qu’elle. Il reprit son véritable nom. Il continua sur le chemin des traditions. Il n’eut de cesse de vivre, de penser et d’aimer comme le faisaient les Lakotas. Il vivait ce que sa mère avait elle-même vécu un demi-siècle auparavant. Il redevenait Duane Bison Blanc et ne supportait plus qu’on le traite de métis ! Il travailla pour la tribu, pour le bien de la communauté, et reprit le petit élevage de chevaux de ses parents qu’il développa. Il se maria enfin à presque cinquante ans avec Louise de quinze ans sa cadette, une pure Lakota... Ils eurent deux enfants sur le tard. Louise avait quarante ans à son premier accouchement, presque comme Élisabeth, une habitude dans la famille, ce qui était pour l’époque, loin de la normale.
Louise Deux Coups était de la tribu des Lakotas Sicangus. Son propre grand-père avait combattu l’armée américaine, quelquefois au côté de Bison Blanc, s’illustrant dans de nombreuses batailles, avant de se soumettre et de vivre sur la réserve de Rosebud, voisine de celle de Pine Ridge…
Élisa était consciente de l’héritage que lui avaient légué tous ses aïeux. Aussi bien Bison Blanc, Deux Coups, Louise, Duane, qu’Élisabeth et Joseph MacNead ! Tous courageux, droits, honnêtes, chacun à leur manière... Elle ferma les yeux et imagina ce que pouvait être leur vie, avant, lorsque les bisons parcouraient ce territoire encore en toute liberté vers 1860, avant le début de leur massacre... Depuis combien de temps déjà ? Cent cinquante ans !
Elle voyait son peuple suivre les troupeaux ; ils vivotaient ainsi au gré de leurs envies et de leurs visions. Au pied de la Rivière Blanche s’étalait un camp de tipis… Elle pouvait les visualiser, les toucher presque... Elle sentait les côtes de bison griller sur les grands feux de bois, et l’odeur de la viande découpée en lanières qui séchait. Celle-ci était mise de côté pour l’hiver : le fameux pemmican, qui était en quelque sorte leur garantie de survivre. Elle entendait les cris joyeux des enfants, les paroles des femmes, les longues discussions des hommes réunis entre clans, les chiens sans collier aboyer et se disputer les restes jetés par les Indiens…
Elle palpait tout ce qui animait un camp indien au bord de l’été. Elle observait les Akicitas{16} qui encadraient tout ce petit monde. Ils veillaient à la bonne marche, au bon déroulement de la vie. C’était la vie d’un camp de nomades, des peuples des plaines. Des Lakotas ses ancêtres. Une vie faite de passé et de présent, où l’avenir a du mal à surgir...
Ce qui avait déchu les Indiens, c’était peut-être cela : le fait de n’avoir pas pensé au futur. Celui d’avoir sous-estimé l’importance de l’invasion des Blancs sur leurs terres, de ne pas les avoir repoussés aussitôt, de leur avoir fait confiance trop souvent. Le fait de vivre en petites b****s parsemées et de ne pas s’être alliés avec toutes les tribus, avec toutes les nations, quand il était encore temps...
Elle pensa à son arrière-grand-mère, à cette femme blanche, d’origine irlandaise. Une exception parmi ces Blancs sans morales, où les envies de posséder et de détruire ce qui leur semblait sans intérêt, régnaient chez eux en maîtresse absolue. L’inverse des nations premières ! Deux mondes différents et l’évidence même d’un affrontement perpétuel.
Élisabeth MacNead avait alors bousculé les mentalités... Une petite fille de race blanche, élevée par les Indiens, et qui, à vingt ans, avait choisi de vivre parmi eux, pire, qui s’était mariée avec l’un d’entre eux, voilà qui était loin de l’anodin. Les Blancs avaient l’habitude de prendre des épouses parmi les nations, mais pas l’inverse ! Une Blanche qui forniquait avec un sauvage devenait une âme perdue.
Élisa avait toujours pensé ressembler très fort à cette femme, à cette aïeule à qui elle vouait admiration et respect. Physiquement, il n’y avait aucun doute : des cheveux blonds, un regard vert et franc. Elle avait juste la peau brunie. À sa naissance, son grand-père avait été le premier à voir cette formidable ressemblance, et c’était lui qui lui avait donné le prénom d’Élisa, en mémoire.
Et celui de Petite Fleur avait découlé, car c’était le nom indien de son arrière-grand-mère, Élisabeth.
La nuit était tombée. Les voisins avaient dû rentrer dans les chaumières, car le royaume du silence régnait. Juste un son étouffé lui parvenait, comme une télé fonctionnant à un volume réduit. Ni un coyote ni un rapace nocturne ne lançait leurs cris habituels. Atypique pour la saison.
Elle n’avait pas sommeil. L’excitation du retour surpassait le besoin de dormir. De plus, son esprit était occupé par la journée du lendemain, en particulier à l’Inipi qui aurait lieu au lever du soleil. Un Inipi était un rituel de purification, plus qu’un simple bain de vapeur... Elle se sentait propice à la rêverie, à la réflexion...
Le froid commença à se ressentir et elle rentra. En fermant la porte d’entrée, le trousseau de clefs s’agita. Son regard resta quelques secondes accroché aux petits morceaux de métal. Mais oui, elle se rappelait le jour où elle avait confié la vieille malle à son oncle. Il avait lui-même attaché la clef du cadenas aux autres, à celles de la maison. Son trousseau. Celui qui se balançait devant ses yeux. Elle enleva la clef qui l’intéressait, et se dirigea vers la chambre.
La serrure du coffre céda. Elle sortit le costume de cérémonie de son grand-père. Il était encore en bon état. Pas mité. Sa pipe de cérémonie était aussi en excellente conservation. Elle se dit que pour le rituel du lendemain, elle devait l’emmener.
Cette malle n’était pas le miroir aux alouettes, ce que certains auraient cru être un coffre-fort. Non. Il y avait surtout des photographies, de vieux objets qui, à part pour sa famille, étaient sans intérêt. Elle écarta tous les vestiges du passé. En fait, elle cherchait quelque chose en particulier : le journal d’Élisabeth MacNead, son arrière-grand-mère… Elle saisit avec précaution un sac en daim, celui de son aïeule. Il était orné de piquants de porcs-épics, de perles, de dents d’élans, et l’ensemble en faisait un objet d’une beauté incomparable. Combien d’années avait ce magnifique travail ? Des dizaines. Son grand-père lui en avait raconté l’historique. C’était le cadeau de mariage du chef Bison Blanc à sa femme Élisabeth, dans lequel celle-ci avait enfermé l’histoire de sa vie, la chose la plus précieuse pour elle…
Avec une grande émotion, elle serra sur sa poitrine le témoin d’antan. Cet objet la touchait profondément. Puis, elle y retira deux livrets lentement pour ne rien déflorer trop rapidement, pour ne pas heurter brutalement les mots du passé. Elle avait le temps, la nuit entière, pour rencontrer les fantômes de ses ancêtres… Déjà, elle pouvait entendre les tambours des Lakotas, les chevaux des Blancs marteler le sol qui n’était pas le leur.
Le premier livret, daté en 1876, ne comportait qu’une bonne dizaine de pages, et le deuxième, plus conséquent, était un journal écrit au jour le jour.
Elle ouvrit le premier...
« En ce jour du mois de juin 1861… »
Ainsi commençait le récit d’Élisabeth MacNead, que certains appelleraient : Petite Fleur !