II
15 décembre.
Mary Lester resserra le col de son duffel-coat autour de son cou et frissonna. Derrière elle, l’employé de la morgue repoussait le grand tiroir où reposait le corps de Tibère. Il y eut un bruit de roulements parfaitement huilés, puis un claquement sec ; le tombeau provisoire de Tibère s’était verrouillé automatiquement. Ce bruit, par ce qu’il avait d’inexorable et de définitif, fit de nouveau frissonner Mary.
Tibère s’appelait en réalité Lucien Le Berre, dit le petit Le Berre, puis par raccourci, petit Berre, et enfin Tibère. Aucune parenté avec l’empereur. Vingt-sept ans, pas de métier bien défini, barman occasionnel pendant la saison touristique, docker suppléant quand le port manquait de main-d’œuvre (ce qui ne s’était pas vu depuis des lustres), et pilier de bistrot à temps plein.
Derrière elle, le préposé aux macchabées allumait une gauloise. La pièce était entièrement carrelée de blanc, il y avait une table, également carrelée, probablement destinée aux autopsies et, dans le fond, occupant tout le pan de mur, un meuble en inox, sorte de vaste commode réfrigérée où étaient rangés les corps en attente de dernière demeure. Se détachant sur le mur blanc, une pancarte portant une inscription en capitales rouges : DÉFENSE DE FUMER. L’employé en blouse blanche suivit le regard de Mary et montra sa cigarette :
— Ça ne vous dérange pas ?
— Non.
Elle préférait l’odeur de cigarette à celle écœurante du désinfectant qui empestait la morgue.
Le type eut un petit rire et tendit le pouce derrière son épaule, montrant le meuble d’inox :
— Le tabac ne risque plus de lui faire de mal !
Ça devait être de l’humour. Mary le regarda froidement tandis qu’il poussait la lourde porte métallique. Elle sortit et huma avec délices l’air frais du dehors qui sentait la campagne, la terre fraîchement labourée.
— Vous le connaissiez ?
— Bien sûr, dit l’homme en soufflant sa fumée avec une sorte de suffisance. Qui ne connaissait pas Tibère ? Un personnage, Madame, un type qui aurait pu être un grand peintre s’il avait voulu mais voilà, les copains, la liche, il avait presque viré grignou.
Et comme Mary le regardait d’un air interrogatif, il expliqua :
— Clochard quoi. C’est comme ça qu’on les appelle ici. S’il n’avait pas eu sa vieille, il aurait été à la rue depuis longtemps.
— Et, la liche, c’est probablement…
Elle fit, en levant le coude, le geste de porter un verre à ses lèvres.
— Ouais, fit l’homme avec un rire gras. Le jaja…
— Compris, dit Mary.
Vu sa trogne, il ne devait pas cracher dessus. C’est vrai qu’avec un tel métier il avait des circonstances atténuantes. Elle s’imagina un instant rentrant chez elle imprégnée de cette odeur de morgue et frémit d’horreur. Puis se reprenant, elle demanda :
— Il habitait chez sa mère ?
— Oui.
— Où ça ?
— À Lanriec.
— Lanriec ? dit Mary.
L’homme la regarda, surpris. Qu’est-ce c’était que cette bonne femme qui ne connaissait rien à rien ?
— Je ne suis pas d’ici, dit-elle.
L’homme hocha la tête, il comprenait. Il prit le temps de tirer une bouffée de sa cigarette et de la rejeter voluptueusement.
— C’est de l’autre côté de l’eau, dit-il enfin. Faut passer le pont ou traverser au bout de la ville close.
Il tira une nouvelle bouffée et, après réflexion, ajouta :
— On peut aussi y aller par le port de commerce.
Mary hocha la tête, comme pour aller à Rome, les chemins pour se rendre à Lanriec ne manquaient pas.
Elle demanda :
— Il avait des ennemis ?
— Des ennemis ? répéta le gardien des morts d’un air stupéfait. Tibère des ennemis ? J’crois pas ! Pourquoi en aurait-il eu ?
— Je ne sais pas non plus, dit Mary, je cherche. Qui aurait pu lui en vouloir assez pour l’arranger à ce point ?
— Je ne vois pas, dit l’homme en tirant sur son mégot d’un air perplexe.
Il réfléchit puis ajouta :
— Il devait bien avoir quelques ardoises impayées dans les bistrots.
— On se tue pour ça par ici ? demanda Mary.
L’homme jeta son bout de cigarette dans l’herbe mouillée, l’écrasa consciencieusement du bout du pied et se mit à rire.
— Heureusement que non, ça serait un drôle de m******e, on serait obligé d’agrandir ma boutique !
— Bien, dit-elle, je vous remercie.
Le gardien en tenue qui l’attendait au volant de la R 12 break la ramena au commissariat.
*
Pour le lieutenant de police Mary Lester, la journée avait commencé de façon bizarre. Il y avait d’abord eu la réunion habituelle dans le bureau du commissaire Fabien à Quimper et, au moment de sortir, cette interpellation du patron :
— Un moment, Lester. Deux mots à vous dire.
Vaguement inquiète, Mary avait attendu que les autres inspecteurs sortent du bureau du patron.
Ils étaient passés devant elle en la regardant, certains avec curiosité, d’autres avec une ironie à peine voilée. Son succès dans ce qu’on appelait maintenant « l’affaire Lostelier »1 n’avait pas plu à tout le monde.
Quand la porte capitonnée se fut refermée, le commissaire Fabien la pria de s’asseoir et lui dit en souriant :
— Ne vous inquiétez pas, Lester, il n’y a rien de cassé. Simplement, mon collègue de Concarneau qui a besoin d’un spécialiste.
— Un spécialiste ? dit Mary en fronçant les sourcils.
— Oui jeune fille, dit le commissaire, figurez-vous qu’on a retrouvé hier un corps flottant dans le bassin du port de pêche à Concarneau. Une sorte de marginal qui aurait été tabassé avant d’être jeté à l’eau. Ça ne vous rappelle rien ?
Mary fixa le commissaire : se moquait-il ? Non, c’était sa façon de présenter les choses, son humour, un peu lourdingue, mais pas méchant. Il faisait allusion à la première enquête que Mary avait menée au commissariat de Lorient, et dont le point de départ avait été un clochard repêché dans le port2.
— C’est un exercice où, paraît-il, vous excellez.
— Il n’y a donc pas d’inspecteurs à Concarneau ? demanda-t-elle.
— Si, dit le commissaire, quatre.
— Alors ?
— Alors il y en a un qui a la grippe, un autre qui est en stage au Mont d’Or, un troisième qui est aux sports d’hiver.
— Et le quatrième ?
— Aux dires du commissaire Dumont, c’est un poivrot en instance de retraite. Il le garde au poste en attendant qu’il dégage.
— Bien, patron, que dois-je faire ?
— Tout simplement prendre votre voiture, aller à Concarneau et vous présenter au commissaire Dumont. Il vous donnera ses directives.
*
Une petite demi-heure de voiture suffit à Mary pour atteindre le grand port de pêche. À dix heures elle frappait à la porte du commissaire Dumont qui l’attendait.
Le commissaire Dumont était un quinquagénaire athlétique. Il avait le visage tanné des hommes qui vivent au grand air et ses cheveux gris étaient taillés ras en une sorte de brosse qui sentait la coupe militaire à six pas.
S’était-il attendu à voir arriver une jeune fille dans son bureau alors qu’on lui avait annoncé un lieutenant ? Il n’en laissa rien paraître et accueillit fort aimablement Mary, lui exposa l’affaire pour laquelle il requérait ses services : un marginal repêché dans les eaux du port. Un accident, probablement, comme il s’en était déjà produit vingt, mais le corps portait des traces de coups et une enquête s’imposait.
— Je pense, dit Mary, que la première chose à faire est d’aller voir le corps.
— Oui, dit le commissaire. Je suis désolé d’avoir à vous imposer cette corvée mais…
Mary le coupa :
— Mais ça fait partie du métier.
Dumont la regarda, apparemment surpris qu’elle le prenne sur ce ton.
— Bien, dit le commissaire en se levant, le corps est à la morgue de l’hôpital, demandez au chef de poste une voiture et un chauffeur. Dès votre retour, revenez me rendre compte.
Il n’y a pas que la coupe de cheveux qui sente le militaire, se dit Mary, le ton aussi. Il n’aurait pas fait Saint-Cyr celui-là, avant d’entrer dans la police ?
*
— Alors, dit le commissaire Dumont, ce macchabée ?
Il regardait la jeune femme d’un regard bleu et froid.
Un regard de légionnaire. Elle grimaça :
— Pas beau à voir !
— Fallait s’en douter, dit Dumont. Je vous avais dit qu’il avait été molesté…
Mary pouffa, le commissaire la regarda sévèrement :
— Ça vous fait rire ?
Elle se reprit :
— Excusez-moi, Monsieur, c’est nerveux. Et puis, c’est ce mot que vous avez employé, molesté.
Dumont eut soudain l’air de s’impatienter :
— Peu importent les mots, lieutenant. Molesté, dérouillé, passé à tabac… Vous pouvez choisir.
— Aucun ne me convient, Monsieur.
— Voyez-vous ça ! ironisa le commissaire.
Ses doigts épais jouaient avec un crayon. Il en tapota le dessus de son bureau en fixant Mary :
— Et, selon vous, qu’est-il donc arrivé à ce pauvre Le Berre ?
— Il a été torturé.
Dumont siffla et se leva, fit quelques pas dans le bureau en hochant la tête d’un air surpris :
— Eh bien, vous au moins vous n’y allez pas par quatre chemins !
— Avez-vous vu le corps ? demanda Mary.
— Non. Mais je n’aurais pas dû vous laisser aller à la morgue toute seule…
— Que j’y sois allée seule ou en compagnie ne change rien à l’affaire : le malheureux Tibère a eu toutes les incisives cassées, le visage martelé de coups, les doigts écrasés, des brûlures de cigarette sur la poitrine, sur le ventre, sur le s**e…
Dumont fixait Mary d’un drôle d’air, intrigué, se demandant visiblement où elle voulait en venir. Il y eut un blanc et comme le commissaire continuait de la regarder sans ciller, elle dit en le fixant à son tour :
— On moleste très fort par ici, Monsieur.
Le commissaire fut sur le point de se fâcher. Un lieutenant lui aurait parlé sur ce ton, c’était l’explosion garantie. Mais le culot et l’aplomb de cette gamine l’amusaient. Il eut un mince sourire.
— Je dirais même, poursuivit-elle encouragée par ce sourire, qu’on l’a torturé pour lui faire avouer quelque chose.
Le commissaire se renversa dans son fauteuil, cette fois il riait franchement :
— Lui faire avouer quoi ? Son coin à champignons ? Ses trous à crevettes ?
Il se leva, marcha jusqu’à la fenêtre et s’adressa à Mary en lui tournant le dos :
— Un peu de sérieux lieutenant, ça ne tient pas debout ! Ce Lucien Le Berre était un pauvre type ! Un pauvre type qui n’avait pas trois ronds devant lui ! Il aura été bousillé par ses copains de squat pour un litre de rouge !
Mary hocha la tête négativement :
— Non Monsieur. S’il avait reçu deux ou trois coups de couteau, pourquoi pas, mais là il a été systématiquement torturé. Et puis, si ses copains l’avaient tué dans leur squat, comme vous dites, ils n’auraient pas pris la peine de venir le balancer dans le port.
Le commissaire paraissait ruminer, fort ennuyé que ce ne fût pas un crime de marginaux. Il dit sans grande conviction :
— Vous êtes encore jeune dans le métier, lieutenant. Ces clochards, ces grignoux comme on dit ici, peuvent être pris d’une fureur destructrice. J’en ai vu un une fois sur lequel ils s’étaient acharnés à quatre, il était lardé de plus de cent coups de couteau !
— Et le lendemain, dit Mary, vous avez retrouvé les coupables dormant près de leur victime, baignant dans le sang et dans le vin rouge, l’Opinel à la main…
— Oui, concéda le commissaire comme à regret.
— Tibère ne dormait plus au squat depuis une semaine, dit Mary.
Le commissaire se retourna et, s’adossant au radiateur :
— De qui tenez-vous ça ?
— Du type de la morgue, il le connaissait.
— Ah ? Et où résidait-il donc ?
— Il était retourné chez sa mère, à Lanriec…
— On m’avait pourtant dit que la vieille ne voulait plus le voir.
— Faut croire qu’ils s’étaient réconciliés.
— Êtes-vous allée jusqu’à chez elle ?
— Pas encore, vous m’aviez dit de repasser ici après la morgue.
— Bon, eh bien, allez-y maintenant.
— Je pense qu’il vaudrait mieux que je prenne ma voiture.
— Comme il vous plaira, dit Dumont en retournant s’asseoir.
En voilà au moins un qui n’est pas contrariant, se dit Mary en montant dans sa petite Austin.
*
Bernadette Le Berre habitait une vieille maison d’un étage dans une venelle du Passage Lanriec. La petite rue, mal pavée, était si étroite qu’elle n’osa pas s’y engager en voiture. Elle se gara sur une grande place, face à la vieille ville close, derrière une grosse BMW immatriculée en Belgique. Elle se fit la réflexion que, même hors saison, Concarneau attirait les touristes.
Mary trouva madame Le Berre, attablée devant un café pain beurre en compagnie de deux autres femmes de son âge, toutes vêtues de noir. La maison comportait au rez-de-chaussée deux pièces séparées par un couloir. À droite, une cuisine avec une étroite fenêtre donnant sur la venelle sans soleil, à gauche Mary entrevit par la porte entrebâillée un lit haut avec un édredon grenat. Sans doute la chambre de Bernadette Le Berre.
Le sol du couloir était en ciment brut, les cloisons en planches peintes d’un vert cru assez surprenant dans une maison. Comme souvent dans les demeures des marins, on avait utilisé des restes de peinture ayant servi pour le bateau. Décoration étonnante.
Dans la cuisine, un linoléum à bout de course laissait voir sa trame. Sur une cuisinière à charbon qui servait à la cuisine et au chauffage, une antique cafetière émaillée bleue et rouge. Et puis un buffet en formica et une table de bois blanc couverte d’une toile cirée jaune, quatre chaises paillées, un évier écaillé sous lequel on apercevait le bleu métallisé d’une bouteille de gaz.
Bernadette Le Berre avait un visage blafard où se détachaient ses yeux rougis. Elle regardait ses amies avec un air de détresse, comme pour chercher leur réconfort. Pendant des années, elle avait travaillé au déchargement des bateaux sur les quais, la nuit, pieds et mains dans la glace, exposée à toutes les bises. Elle en avait gardé d’épaisses mains rouges qui paraissaient incongrues sur la toile cirée jaune.
Les yeux en dessous, elle épiait Mary avec une hostilité résignée, tandis que les voisines la fixaient hardiment, prêtes à mordre.
— Je voudrais vous parler, Madame, dit Mary.
Surprise par cette voix douce, Bernadette leva les yeux sur Mary, puis porta son regard sur ses deux amies, comme pour leur demander conseil.
— Eh bien, dit l’une des commères effrontément, allez-y !
Mary les fixa, beaucoup moins amène :
— Je souhaiterais parler à madame Le Berre « en particulier ».
La vieille femme parut soudain décontenancée :
— J’ai rien à cacher, dit-elle hargneusement en regardant Mary par en dessous.
En voilà une, se dit Mary, qui a dû prendre son compte de taloches ! Elle fixa la vieille femme :
— Eh bien, si vous n’avez rien à cacher, vous raconterez ça à ces dames plus tard.
— Vous êtes l’assistante sociale ? demanda Bernadette Le Berre.
— Pas précisément…
— Parce que, poursuivit la vieille, l’adjoint au maire est passé et il m’a dit comme ça qu’il m’enverrait une assistante sociale au cas que j’aurais eu besoin de quelque chose.
Sous le ton geignard, la revendication perçait.
Mary sortit sa carte de la poche de son duffel-coat :
— Lieutenant Lester, Police Nationale.
Les trois femmes se regardèrent, interdites.
— Vous… vous êtes de la police ? demanda la vieille éberluée.
— Oui, dit Mary en tendant sa carte.
La vieille jeta un vague regard au carton barré de tricolore, puis, s’adressant aux deux autres en breton, elle leur signifia ce que Mary prit pour un congé.
Ça devait être ça. Les deux femmes se levèrent avec mauvaise grâce. Il était visible qu’elles eussent donné cher pour pouvoir assister à la conversation mais elles ne pouvaient rien faire d’autre que partir. Elles vidèrent sans empressement leur bol de café et, pendant un instant, Mary ne vit plus d’elles que deux paires d’yeux durs qui la fixaient sans aménité par-dessus le cercle de faïence blanche. Ayant fini, elles reposèrent avec un ensemble parfait les bols sur la table et se levèrent en repoussant leurs chaises.
— Kenavo, dit la première en prenant congé, et l’autre ajouta une brève phrase en breton que Mary ne comprit pas.
— Qu’a-t-elle dit ? demanda-t-elle à Bernadette Le Berre.
— Kenavo, dit la vieille, au revoir.
— Non, dit Mary, après, elle a dit quelque chose.
— Elle a dit, fit la vieille avec embarras, elle a dit qu’elle reviendrait plus tard.
— Ah, c’est ça, dit Mary en écrivant sur son calepin.
Bernadette Le Berre jeta un dernier coup d’œil au dehors puis ferma soigneusement la porte. Puis, d’un geste emprunté, elle proposa à Mary de s’asseoir.
— C’est rapport à Lulu, dit-elle d’une voix étranglée.
Ce n’était pas une question et Mary remarqua que c’était la première fois, dans cette enquête, que la victime était appelée par son prénom. Elle acquiesça.
— Quand est-ce qu’on va me le rendre ? pleurnicha-t-elle en se tordant les mains.
— Bientôt, dit Mary sans se compromettre.
— Je n’ai même pas eu le droit de le voir, dit-elle encore sur un ton geignard.
Mary pensa in petto que ça valait mieux ainsi, car si la pauvre femme avait vu dans quel état on avait mis son rejeton, ça n’aurait pas atténué sa douleur… Officiellement, Lucien Le Berre s’était noyé dans le bassin des chalutiers. Ça n’avait surpris personne, car il était si souvent sorti des bistrots du quai en tirant des bords qu’un tel accident était plausible, sinon prévisible. D’autant qu’à cet endroit, le quai n’avait pas de rambarde.
— Dites-moi, madame Le Berre, votre fils habitait bien ici ?
— Oui.
— Où ça ?
— Là-haut, dit la vieille en désignant le plafond d’un coup de tête.
— Je peux voir sa chambre ?
— Pourquoi ?
— Pour les besoins de l’enquête.
— Ah, dit la vieille surprise.
Puis, après un temps de silence :
— Si vous voulez.
Mary la suivit dans le couloir, puis dans l’étroit escalier qui menait à l’étage. Cet escalier semblait être l’endroit le mieux entretenu de toute la maison. Il sentait la cire d’abeille mais portait curieusement en son milieu des traces boueuses qui n’avaient pas encore eu le temps de sécher. La vieille les frotta de la main, essayant maladroitement de les faire disparaître.
— Vous avez eu de la visite ? demanda Mary.
— Oui, dit la vieille laconiquement.
— Des copains de votre fils ?
— Oui.
— Que voulaient-ils ?
— Récupérer des affaires qu’ils avaient prêtées à Lulu.
— Vous avez vu ce que c’était ?
— Non.
Sous cet interrogatoire la vieille se refermait, se renfrognait.
— Vous les connaissiez ?
— Non.
— Vous ne les aviez jamais vus ? insista Mary incrédule.
— Jamais.
— Et vous les avez laissés fouiller dans la chambre de votre fils ?
— Fallait pas ? Que voulez-vous que je fasse de son bazar ? Ils auraient aussi bien pu tout emporter !
À nouveau elle avait cette voix hargneuse, vindicative.
Elle poussa la porte.
— Excusez le désordre, j’ai pas eu le temps de ranger.
La phrase avait été prononcée du bout des dents, peut-être d’une manière de défi, d’un air de dire : « c’est le bordel, mais si tu savais comme je m’en fiche ! ».
Pour un souk, c’était un souk ! Le lit était complètement ouvert et le matelas avait été soulevé et remis de travers. L’armoire béait et les vêtements qu’elle avait dû contenir étaient éparpillés par terre. Aux murs tapissés d’un horrible papier à grosses fleurs mauves, on voyait quelques reproductions au crayon de Mickey, Donald et autres personnages de Walt Disney. L’artiste avait signé de son pseudonyme : Tibère. Ce devait être de ces œuvres que parlait l’employé de la morgue quand il avait évoqué les grandes qualités artistiques du défunt.
C’est votre fils qui dessinait ça ?
— Oui, grogna la vieille.
Mary se força à un gros mensonge :
— Il avait du talent !
— Ah ça, dit la vieille vaguement fière d’avoir enfanté d’un petit génie capable de dessiner des Mickey d’une telle qualité, sûr que s’il avait voulu, il aurait été quelqu’un. Mais rien à faire pour qu’il reste à l’école. En mer qu’il voulait aller !
Elle haussa les épaules en signe de réprobation.
— Ici tous les enfants sont comme ça. La mer, pêcher, ils n’ont que ça en tête !
Elle secouait sa grosse tête blafarde avec indignation.
— Il a commencé à la sardine en été, avec son père. Mais il s’engueulait avec lui. Moi, je savais bien que ça se passerait mal ! Pensez, deux bourriques comme ça sur le même bateau ! Alors il est parti au chalut dans le Nord. Mais dame, le chalut c’est que c’est dur, surtout en hiver. Il a fini par rester à terre, soi-disant barman dans une boîte de nuit. Et puis il s’est mis à boire…
À nouveau elle leva les bras, puis les laissa retomber :
— Qu’est-ce que j’aurais fait ? Quand je l’engueulais trop, il ne rentrait plus et c’était pire que tout ! Pour lors son père était péri en mer, en décembre 1988, et moi je travaillais à la criée, à décharger le poisson.
Elle sortit de la chambre et Mary la suivit. Sous leurs pas l’escalier craquait. Elles se retrouvèrent dans l’étroit couloir qui donnait sur la ruelle. Mary ne savait trop quelle question poser à cette vieille femme accablée de chagrins. Il lui paraissait évident que la mère et le fils évoluaient dans deux mondes trop différents l’un de l’autre pour qu’elle pût trouver ici des éléments propres à faire progresser son enquête. Pourtant elle avait senti quelque chose d’étrange dans cette maison : ces trois femmes en noir sous la lumière parcimonieuse du plafonnier, conférant mystérieusement autour d’une cafetière, ce silence qui avait suivi son arrivée, et puis la recommandation d’une des commères, énoncée en breton. Était-ce voulu ? Était-ce pour qu’elle ne puisse pas comprendre ? À moins que ce ne fût la coutume que de parler breton…
— Dites-moi, madame Le Berre, quel est le dernier bateau sur lequel Lucien ait navigué ?
— Pourquoi me demandez-vous ça ? fit la vieille agressive.
Mary fut surprise du ton employé.
— Mais… parce que j’enquête sur sa mort !
— Il ne s’est pas noyé en mer d’Irlande, dit la vieille sur le même ton dur, il a fini dans le port, comme un poivrot qu’il était, fin saoul probablement ! Alors, qu’est-ce que ça peut faire que ce soit sur un bateau ou sur un autre qu’il ait fait sa dernière marée ? Ça remonte à plus de cinq ans !
Et comme Mary ne disait rien et restait immobile la fixant dans la pénombre du couloir, elle jeta :
— L’Atalante qu’il s’appelle, puisque vous voulez tout savoir. Patron Nicolas Le Maout !
— Il le connaissait depuis longtemps ?
— Qui ça ?
— Eh bien, ce Nicolas Le Maout !
— Nicolas ? Je pense bien ! La famille Le Maout habitait la maison d’à côté. Nicolas et Lulu étaient inséparables. À cette époque mon mari vivait encore. Il était patron, il avait une pinasse et le père de Nicolas était son matelot.
— Ils n’habitent plus là ?
— Non. Je vous l’ai dit, la pinasse a fait son trou dans l’eau en décembre 1988. Perdus corps et biens au large de Groix.
— Le père de Nicolas était à bord ?
— Oui, avec mon mari, et puis un mousse.
Il y eut un silence que Mary respecta, puis elle demanda :
— Et la mère ?
— Partie habiter à Trégunc, avec sa fille.
— Et Nicolas ?
— À Trégunc aussi. Il a construit une belle maison neuve, sur la dune. Ah, il s’est bien débrouillé, Nicolas ! Il a un beau bateau neuf, il gagne des sous !
Il y avait de l’amertume dans la voix de la vieille. Nicolas Le Maout était devenu ce que son fils à elle aurait dû devenir. Elle le ressentait comme une grande injustice.
Mary tira la porte qui grinça sur le ciment du couloir.
— Au revoir…
Elle n’obtint d’autre réponse qu’un vague grognement. Sur son seuil, la silhouette noire, immobile et silencieuse, la regarda s’éloigner dans le crépuscule. Au bas de la venelle étroite et mal pavée on entendait la mer battre les rochers. De l’autre côté du chenal du Moros, la ville close dressait ses imposantes murailles. À leur droite, la criée, le port de commerce où un cargo frigorifique débarquait du thon congelé, et puis le slipway où quatre chalutiers étaient en carénage, posés comme de gigantesques maquettes cernées d’échafaudages. À gauche, la pleine mer avec les feux verts et rouges des balises du chenal et l’avant-port désormais réservé aux navires de plaisance.
1. Voir La mort au bord de l’étang, même auteur, même collection.
2. Voir Les bruines de Lanester, même auteur, même collection.