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La Dame aux perles

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Extrait : "Dans les premiers jours du mois de décembre 184., je revenais à peine d'un voyage dans le midi de la France, quand je fus incité à dîner chez une dame avec qui j'avais eu l'occasion de me trouver deux ou trois fois avant mon départ, mais dans des circonstances assez confidentielles pour que ces deux ou trois fois eussent établi entre nous une espèce d'intimité."

À PROPOS DES ÉDITIONS LIGARAN :

Les éditions LIGARAN proposent des versions numériques de grands classiques de la littérature ainsi que des livres rares, dans les domaines suivants :

• Fiction : roman, poésie, théâtre, jeunesse, policier, libertin.

• Non fiction : histoire, essais, biographies, pratiques.

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I
IDans les premiers jours du mois de décembre 184., je revenais à peine d’un voyage dans le midi de la France, quand je fus invité à dîner chez une dame avec qui j’avais eu l’occasion de me trouver deux ou trois fois avant mon départ, mais dans des circonstances assez confidentielles pour que ces deux ou trois fois eussent établi entre nous une espèce d’intimité. En effet, j’avais été présenté à cette dame par un de mes bons amis, Jacques de Feuil, qui, n’ayant guère de secrets pour moi, m’avait mis au courant de leurs relations réciproques. Le mardi suivant, jour du dîner, à six heures moins quelques minutes, je me faisais annoncer chez madame de Wine. Jacques était déjà arrivé : c’était son droit et son devoir. Il faisait de la musique dans le salon ; car il est bon de vous dire que Jacques était musicien, et si je vous nommais quelques-unes de ses œuvres, vous seriez tout étonné de retrouver, sous le pseudonyme dont je le couvre, un de ces amis de l’esprit et de l’âme comme le talent s’en crée aux plus grandes distances. Nous nous embrassâmes comme deux bons camarades qui se revoient. Madame de Wine parut quelques instants après. C’était là une belle personne, dans toute l’acception du mot. Comment n’eût-elle pas été belle avec des détails comme ceux-ci : des yeux noirs admirables, ombragés de longs cils et noyés dans la nacre la plus pure, des cheveux d’Italienne, abondants, soyeux, brillants sur les tempes, et se terminant en un lourd chignon sur un cou rond, ayant, collier naturel, les deux plis circulaires du cou de la Vénus antique ; un nez droit que Minerve eût pu réclamer, une bouche arquée, rose, entre les lèvres de laquelle étincelaient les dents, une taille mince dont la souplesse donne de si jolis reflets à la soie qui la couvre, un bras à la fois ferme et plein d’abandon. Mais ce qui faisait surtout madame de Wine remarquable, un détail pour lequel seulement on eût aimé une femme laide si cette femme l’eût possédé, c’étaient ses pieds. Ces pieds, je l’avoue, étaient une merveilleuse plaisanterie de la nature. Jamais jusqu’alors il n’était venu à l’idée de personne qu’on pût marcher avec des pieds pareils, et cependant elle marchait, et beaucoup, et souvent, pour les faire voir, et j’eusse défié qui que ce fût, un fils déshérité, un négociant au moment de faire faillite, un amoureux courant à son premier rendez-vous, de ne pas se retourner en les voyant passer à côté d’eux. Madame de Wine pouvait avoir vingt-six ou vingt-sept ans. Il y avait des jours où elle n’en paraissait pas plus de dix-huit, et le mardi où je vins dîner chez elle peut être compté dans ces jours-là. Vêtue d’un corsage blanc et d’une jupe de taffetas rose, elle avait l’air d’une toute jeune fille. Elle me tendit affectueusement la main ; elle semblait s’assurer que j’étais bien son ami, et elle me remercia d’être venu plus que je ne méritais d’être remercié. Nous nous mîmes à causer de mon voyage, d’un voyage qu’elle aussi avait fait à Bagnères pendant le mois de juillet, et elle me dit même : « Grondez monsieur de Feuil ; il n’a jamais voulu venir passer huit jours avec moi à Bagnères ! ce n’eût pourtant pas été une grande fatigue… » Et, à la suite de cette parole, elle jeta sur moi un regard triste dans lequel je lisais couramment la confidence d’un chagrin. Il paraît que mon ami Jacques n’était pas toujours ce qu’il eût dû être. Cependant j’attachai peu d’importance à ces petits reproches, si fréquents de la part des femmes, et je mis la conversation sur un autre sujet, en attendant les trois derniers convives, qui étaient sa mère, une amie et un monsieur d’une soixantaine d’années, provincial dont madame de Wine avait fait la connaissance à Bagnères, et qui avait eu pour elle toutes les petites prévenances locales si bien appréciées des femmes. Quant à Jacques, lequel, pendant que nous causions, regardait, un peu en homme qui s’ennuie, les gravures d’un keepsake, c’était un grand garçon de vingt-sept ans. Notre amitié datait du collège. D’ordinaire ces amitiés manquent de solidité : elles tombent sans secousse, comme les premières dents, pour faire place aux amitiés, sinon plus douces, du moins plus fermes, que créent, dans l’âge mûr, les intérêts et les passions du monde. Nos rapports, à nous, n’avaient fait au contraire que se resserrer de plus en plus. Il faut dire aussi que Jacques était une nature exceptionnelle, en dehors même de son talent. Esprit enthousiaste, aussi prompt à la rêverie qu’à la gaieté, souvent profond, toujours original, toujours artiste, cœur généreux, âme indépendante, santé de fer, il avait tout ce qui donne à la vie une allure franche, une raison utile et agréable d’être, et d’être longtemps. Au collège, c’était ce qu’on appelle un beau paresseux, sautant perpétuellement hors du cercle des études classiques pour courir à travers cette fantaisie sans but, sans cause et sans résultat qui indique déjà chez un enfant une organisation d’élite. Il aimait tout ce qui n’était pas ce qu’on lui disait d’aimer : la musique, le dessin, la nature. Aussi passait-il bien des dimanches en retenue. Alors il se mettait dans un coin de la salle et rêvait. Il me semble le voir encore, avec ses cheveux blonds, ses grands yeux bleus et sa figure un peu pâle, qui faisait dire : « Pauvre enfant, il ne vivra pas ! » car, comme il arrive souvent, la santé ne devait lui venir qu’avec l’adolescence. Tout jeune, il avait perdu son père. Quelques-uns de mes camarades, doués de cette méchante curiosité qu’on ne rencontre que trop chez les enfants, disaient même que ce père n’avait jamais existé. Peu importe. Aujourd’hui, grâce à Dieu, un homme a le droit d’être, du moment qu’il est ; et quand il a le talent et la probité, il a la plus noble et la plus chère famille qu’un homme puisse avoir ; tant pis pour son père s’il ne le connaît pas. En attendant, une femme, jeune encore à cette époque assez belle, venait deux ou trois fois la semaine voir Jacques. C’était sa mère, toujours seule, vêtue de couleur sombre, et le visage caché sous un voile. Tous deux allaient s’asseoir sous une grande allée réservée aux parents ; ils causaient pendant une demi-heure, et Jacques revenait presque toujours de ces entrevues avec les yeux un peu rouges. Pourquoi ces larmes ? Sa mère l’avait-elle grondé de sa négligence au travail ? Non, cette mère-là ne grondait pas. Je crois plutôt que leurs entretiens roulaient sur des souvenirs tristes pour l’un et pour l’autre ; car bien souvent, quand ils se séparaient, les yeux de la mère étaient aussi humides que ceux de l’enfant. Sans doute il avait été question de ce père mort ou inconnu, et, à coup sûr, le cœur de notre jeune camarade renfermait déjà une douleur ou un de ces premiers secrets de la vie qui font les pâleurs précoces et les mélancolies faciles. Mais à quoi bon nous arrêter à l’enfance de Jacques ? À l’heure où nous faisons ou plutôt où vous faites sa connaissance, il n’est plus l’écolier paresseux, l’orphelin triste, l’enfant maladif. C’est un beau, grand et brave garçon, plein de cœur et de talent, déjà fils de ses œuvres, aimant toujours sa mère, et aimé d’une des plus belles personnes de Paris. Je ne vois pas que ce soit là une condition bien malheureuse. Les convives attendus arrivèrent bientôt. La mère de madame de Wine était une assez désagréable personne. Avare égoïste, gourmande, ayant horreur de la jeunesse, qu’elle n’avait plus, et de la beauté, qu’elle n’avait jamais dû avoir, elle portait avec elle une odeur sèche de vieille médisance et de mauvaise humeur. Elle n’eût jamais aimé sa fille, quand même elle eût été capable d’aimer quelqu’un. Elles se voyaient parce qu’il faut qu’une fille et une mère, quand bien même elles ne s’aiment pas, se voient de temps en temps. Le monde dit et veut de ces choses-là, mais il ne les explique pas. Des cheveux teints, des petits yeux, les joues trop grosses, le nez un peu de travers, le menton maigre, la bouche mince et rentrante ; une robe de soie amarante, un bonnet à rubans de même couleur : voilà cette mère que Jacques alla saluer quand elle se fut assise, mais à laquelle il tourna le dos presque immédiatement. Quant à la seconde dame, c’était autre chose. Lorsqu’elle parut, je crus voir entrer une petite princesse souffrante, venant, dans le négligé de l’incognito, visiter une amie. En effet, rien de plus simple que sa toilette, mais rien de plus élégant. Mademoiselle de Norcy, car cette personne n’était pas mariée, pouvait avoir trente ans. C’était l’incarnation du goût et de la distinction. Certes, elle n’était pas, comme beauté, comparable à madame de Wine, et cependant il y avait dans son visage quelque chose qui manquait à l’autre, et qui la faisait aimer tout de suite. La tendresse, la bienveillance, la câlinerie, la propension à tous les sentiments délicats de la femme, les signes de la race, du cœur et de l’esprit, se montraient franchement au milieu de traits fins, tranquilles, harmonieux, dont l’ensemble constituait une charmante et douce figure. À côté de cette femme, madame de Wine perdait beaucoup, et si, moi, j’eusse eu à choisir entre l’opulente beauté de l’une et le charme caressant de l’autre, ma sympathie eût peut-être triomphé de mon amour-propre, et j’eusse, je crois, préféré la moins belle. Tels étaient nos convives, avec un provincial, brave homme se mouchant encore dans des foulards jaunes à fleurs rouges, et dont l’existence s’écoulait entre la lecture des journaux, la promenade et la partie de whist ; le tout mêlé de conseil municipal, d’influence administrative et d’une dizaine de mille livres de rente. Monsieur Gabert avait bien un peu les défauts de la province : son esprit était quelquefois comme son habit, en retard de deux ou trois ans sur ceux de la capitale, malgré ses rapports fréquents avec les Parisiens qui allaient aux eaux ; il parlait politique au dessert, et disait : – Moi, voilà ce que je veux. Comme tous les gens de son âge, il se croyait de l’expérience, et comme toutes les autorités de petite ville, il interrompait les conversations pour y clouer son opinion à voix haute et dans des termes un peu prétentieux ; mais, après tout, c’était là un bonhomme, prêt à être un excellent grand-papa, ce à quoi le destinait sa fille, mariée depuis quelques mois, et qu’il venait visiter à Paris. Voilà tout. On nous servit un fort bon dîner, dans une salle bien chaude, bien éclairée, avec des fleurs ; et, peu à peu, des vins francs, l’appétit et la jeunesse firent disparaître je ne sais quelle contrainte qui pesait sur tout le monde au commencement de ce repas, et qui venait d’une inquiétude que, malgré tous ses efforts, dissimulait mal la maîtresse de la maison. Enfin Jacques se montra assez gai, madame de Wine parut joyeuse, et nous gagnâmes ainsi la fin du repas, au milieu d’une causerie générale qu’essayait en vain d’embarrasser l’esprit désagréable de la mère. Après le dîner, on fit de la musique. Puis dix heures vinrent. Mademoiselle de Norcy se retira, accompagnée de monsieur Gabert, qui lui avait offert son bras. La mère s’accrocha à eux, et nous restâmes seuls, madame de Wine, Jacques et moi. Le cercle de la conversation se resserra donc encore et devint plus intime. On parla de tout un peu, d’art, de vers, d’amour ; mais les bougies diminuaient ; une porte entrouverte, celle de la chambre à coucher, laissait voir une partie des objets de cette chambre noyés dans la pâle clarté d’une lampe de nuit. Je pensai, c’était mon droit de confident, qu’il y avait peut-être encore quelqu’un de trop dans le salon, et je me levai pour me retirer comme minuit sonnait. À mon grand étonnement, Jacques fit ce que je n’eusse certainement pas fait à la suite d’une pareille soirée : il se leva aussi, et après avoir baisé la main de madame de Wine, laquelle me regardait tristement en ayant l’air de dire : « Vous voyez comme il est ! » il me prit le bras et sortit avec moi, presque brusquement et comme s’il eût craint d’être retenu. Madame de Wine nous accompagna jusqu’à la porte, elle se pencha même sur la rampe pour nous voir descendre ; elle échangea un dernier adieu avec nous, et je me trompe fort, ou deux larmes longtemps contenues vinrent briller à ses grands yeux. Enfin elle rentra chez elle et j’entendis sa porte se refermer lentement, comme pour rappeler Jacques ; mais il n’y songeait guère, et, arrivé dans la rue, il me serra la main et me dit : – Nous demeurons du côté opposé. Adieu donc ; mais demain j’irai te voir. Et il ajouta, comme pour repousser à l’avance mes questions : – J’ai beaucoup de choses à te compter. Demain, à cinq heures, j’irai te prendre ; nous dînerons ensemble. Et là-dessus il s’éloigna. Le lendemain matin, vers onze heures à peu près, mon portier monta me dire que la dame chez qui j’avais dîné la veille me faisait demander si elle pouvait monter chez moi. Elle attendait ma réponse dans une voiture. Je répondis que oui, et quelques instants après madame de Wine parut. Elle était dans une grande agitation et très pâle. – Pardonnez-moi mon indiscrétion, me dit-elle, mais il faut absolument que je vous parle. Je la fis asseoir, en devinant bien de quoi il allait être question. – Écoutez, monsieur, me dit-elle, vous êtes l’ami de Jacques, vous savez tout ce qu’il fait. Je vous en supplie, où est-il allé hier en sortant de chez moi ? – Chez lui, madame. – Non. J’étais fort embarrassé ; mais avant tout il fallait tranquilliser cette femme. – On vous a trompée, madame ; j’ai accompagné Jacques. Elle m’interrompit. – Merci, monsieur ; mais, malheureusement, je sais le contraire. J’ai attendu jusqu’à quatre heures du matin devant sa porte. – Il était rentré, sans doute, avant que vous y fussiez. – Non, monsieur, non ; je m’étais informée. Il n’y avait rien à répondre. – Jacques ne m’aime plus, monsieur ! Et, cette fois, la pauvre femme ne put retenir ses larmes. – Il me trompe : il aime une autre femme, j’en suis sûre. Si vous saviez comme il est changé pour moi ! Oh ! je suis bien malheureuse ! et c’est mal à lui de me faire tant de peine, car personne ne l’aimera jamais comme je l’aime. Depuis quinze mois que nous nous connaissons, il n’a pas un reproche à me faire. Je ne suis occupée qu’à lui être agréable. Je vais au-devant de ses désirs, je me plie à toutes ses habitudes, à tous ses caprices. Je n’ai de volonté que la sienne. Il n’aime pas ma mère, je la vois le moins possible ; j’ai fermé ma porte à tous mes amis pour l’ouvrir aux siens. Dès que j’ai appris votre retour, sachant le plaisir qu’il aurait à vous voir, je vous ai écrit pour le faire trouver avec vous. Je ne suis un obstacle ni à son travail ni à ses relations. Je sais ce que c’est qu’un artiste, de son âge surtout. Tout ce qu’il me disait de faire, je le faisais. Eh bien ! j’ai l’air de l’ennuyer ; il vient me voir cinq minutes, et à peine est-il assis qu’il se lève pour s’en aller. Il passe toutes ses soirées dehors… Il est injuste pour moi, il me blesse dans toutes mes petites vanités de femme. Si je mets une robe nouvelle, il la trouve de mauvais goût, il critique tout ce que je fais, non seulement entre nous, mais encore devant témoins ; quand je lui demande de m’accompagner quelque part, il me refuse, et savez-vous sous quel prétexte ? il prétend que je suis trop belle, que tout le monde me regarde et que cela l’humilie. Est-ce là une raison à donner à une femme ? N’est-ce pas la conduite d’un homme qui n’aime plus ? Cependant j’oublierais tout si je ne devinais un autre amour. Hier au soir, n’ai-je pas fait tout au monde pour le retenir ? Je n’ai pu résister alors au douloureux désir de me convaincre. Je suis descendue derrière vous, j’ai pris une voiture et me suis rendue chez lui. Oh ! si je l’avais vu rentrer, je me serais dit : « Il revient travailler ; un esprit comme le sien a souvent besoin de solitude… » Je me serais donné toutes les consolations qu’un cœur toujours prêt à pardonner trouve au fond de son amour. Mais il n’est pas revenu. Quelle nuit j’ai passée ! Où était-il ? que faisait-il ? Vous comprenez que je ne puis vivre dans de pareilles agitations. Je suis rentrée brisée, malade de chagrin et de froid ; j’avais la fièvre ; j’ai pleuré tout le reste de la nuit… Ce matin, je me suis arrêtée à la résolution de m’adresser à vous. Rendez-moi un service dont je vous serai reconnaissante toute ma vie. Voyez Jacques, sachez la vérité et dites-la-moi. Je vous jure qu’il ne connaîtra jamais que je l’ai apprise ; mais, quand j’aurai la certitude qu’il ne m’aime plus, qu’il aime une autre femme, alors je m’éloignerai. Ma santé, toujours un peu faible, me donnera un prétexte, et j’irai, dans quelque coin perdu, essayer d’oublier les rêves que j’avais faits : car j’avais franchement lié mon avenir à celui de Jacques, car je faisais des vœux pour son talent, je l’encourageais, je le soutenais, je l’exaltais de toutes mes forces. Je trouve, moi, qu’il est le plus grand homme de la terre, et je voudrais que tout le monde fût de mon avis ; enfin, vous savez ce que c’est qu’une femme qui aime. Maintenant je compte sur vous ; parlez-moi franchement, ne me donnez pas une espérance qu’il me faudrait reperdre, et, quoi que vous me disiez, je vous le répète, croyez à ma reconnaissance. Que c’était bien là, n’est-ce pas, le langage d’un cœur qui voudrait s’être trompé, et ne demande qu’un mot pour le croire ! J’étais ému par ces paroles touchantes, et je répondis à madame de Wine : – Jacques vous aime, madame ; j’en suis convaincu. Ces inégalités dont vous vous plaignez ont toujours fait partie de son caractère ; je le sais, moi qui ai été élevé avec lui. En outre, nous autres artistes, nous avons parfois des caprices et des mauvaises humeurs comme les femmes. Peut-être vous exagérez-vous la situation. Je ne serais pas étonné que rien ne fût plus simple que l’emploi de cette nuit dernière, et que Jacques l’eût passée chez quelque ami, ou bien au bal, ou bien au jeu. Je l’ai connu un peu joueur autrefois. Le travail de tête commande souvent des distractions violentes. Puis, son art le met nécessairement en rapport avec des actrices, des danseuses. Il peut avoir été forcé d’aller chez l’une d’elles et de n’avoir pas voulu vous le dire, ce qui serait tout naturel : votre amour eût pu s’alarmer d’une chose qui, pour lui sans importance, pourrait vous paraître un danger. Enfin, madame, je le verrai aujourd’hui, je le questionnerai, et ce qu’il me dira, vous le saurez demain. La conviction complète que je voulais faire passer dans l’esprit de madame de Wine, j’étais loin de l’avoir ; je comptais la tromper le plus longtemps possible, si malheureusement ses suppositions étaient fondées, mais j’avais l’intention sincère de lui ramener Jacques, en faisant comprendre à celui-ci que son bonheur était de ce côté-là. En effet, madame de Wine, jeune, belle, veuve, riche, libre, et suffisamment femme du monde, était, à mon avis, la plus agréable, la plus convenable liaison qu’il pût avoir. Sans doute il y avait infidélité de la part de Jacques ; mais ce n’était peut-être qu’un caprice pour quelque belle fille de théâtre, caprice sans racine, et qu’un peu de réflexion arracherait bien vite. Madame de Wine me quitta beaucoup plus calme, et me fit promettre de ne pas parler à Jacques de la visite et de la mission dont elle m’avait chargé. À cinq heures il arriva, souriant, chantant, avec toutes les allures d’un homme heureux. Cette gaieté, en opposition avec la tristesse dont j’avais eu la visite le matin, m’inquiéta pour madame de Wine. Elle me parut d’un mauvais augure à l’endroit de ma négociation. – Comme tu parais joyeux ! lui dis-je. – Oui, je suis assez content. – D’où viens-tu ? – Je viens de monter à cheval. – Et ce soir, que vas-tu faire ? – Je n’en sais rien encore. – Et cette nuit, où iras-tu ? – Où j’ai été la nuit dernière. – Et la nuit dernière où as-tu été ? – Tu en demandes trop. – Alors ce que j’ai supposé est vrai. – Et qu’as-tu supposé ? – Que tu es en train de tromper madame de Wine. – Cela se pourrait bien. – Tu as tort. Elle t’aime. – Elle le croit, du moins. – Moi, j’en suis sûr. – Eh bien, tu verras qu’elle ne mourra pas de notre séparation. – Tu comptes donc la quitter ? – Il le faudra bien. – Pauvre femme ! – Tu la plains ? – Oui. – Eh bien, tu as raison ! fit Jacques en devenant tout à coup sérieux, car nul n’était plus prompt que lui à passer d’une sensation à la sensation contraire ; tu as raison, et je la plains aussi ! Mais c’est plus fort que moi, mon cher, et en attendant, j’ai du bonheur à revendre. J’ai le cœur plein, le cerveau toujours prêt, je respire la vie à pleins poumons ; j’aime enfin, j’aime ! Eh bien, je te le jure, cet amour que j’éprouve, j’ai fait tout au monde pour qu’il me vînt de madame de Wine. J’aurais voulu aimer cette femme plus que toute autre. Impossible ! comprends-tu ? Et je n’ai fait que de la mauvaise musique pendant que j’étais avec elle ; aujourd’hui, veux-tu que je te fasse un chef-d’œuvre comme Guillaume Tell ou Don Juan ? Donne-moi une plume et du papier, je vais te le faire. – Et si tu te trompes ? – Je ne me trompe pas. – Et cela dure… – Depuis six semaines. – Et depuis ce temps madame de Wine… – J’invente tous les jours un nouveau prétexte pour ne pas la voir ou pour la voir moins. Je suis injuste envers elle et ne puis être autrement. Quand je pense à toutes les petites infamies que je lui ai faites pour lui voler un jour, une heure de mon temps, c’est honteux et j’en rougis. Mais que faire ? Je ne peux pas lui dire brutalement que je ne l’aime plus, que je ne l’ai même jamais aimée ; et cependant ce serait plus loyal et moins cruel que de la tromper ainsi et de la faire souffrir ; car elle souffre, je le vois bien. Ah ! si cette rupture pouvait venir d’elle ; si elle pouvait tout à coup s’éprendre d’amour pour quelqu’un ; si elle pouvait être heureuse avec un autre, quel bon ami je serais pour l’un et pour l’autre ! Pourquoi faut-il qu’un homme ne puisse pas voir une jolie femme sans lui faire la cour, même lorsqu’il ne l’aime pas ? Quelle sotte et ridicule tradition ! Si j’avais su m’en écarter, j’eusse été pour madame de Wine ce que je suis pour mademoiselle de Norcy, qui m’adore ; il est vrai que mademoiselle de Norcy a cette grande occupation du cœur indispensable aux femmes, un de ces beaux, profonds et fermes amours qui embrassent toute une vie, et qui, au contraire de la foudre, font vivre ceux qu’ils touchent et tuent ceux qu’ils quittent. Madame de Wine n’avait pas cette occupation, et elle a espéré que je la lui donnerais, comme j’ai espéré la trouver en elle. Eh bien, je me suis aperçu tout de suite que nous avions fait fausse route tous les deux. Ça n’a été qu’un mariage de raison, moins le mariage, heureusement. J’aurais peut-être dû la prévenir, et lui montrer le chemin par où elle pût revenir sur ses pas ; mais je suis égoïste comme tous les hommes ; et si je ne l’aimais pas, comme je n’aimais pas autre part, je ne dis rien et j’attendis. Pendant ce temps, elle s’habituait à moi, l’apathie de mon amour contribuait même à augmenter le sien, et aujourd’hui elle m’aime, pas autant qu’elle le croit, mais enfin elle m’aime bien, et ce lui sera une douleur que notre séparation. Mais, je te le répète, il faut que cette séparation ait lieu : je ne me donne même plus la peine de me cacher ; un jour elle apprendra tout, et Dieu sait ce qui arrivera ! Aussi, c’est la Providence qui t’a ramené à Paris, et j’ai compté sur toi pour le dénouement. En ta qualité de romancier, cette besogne te revient de droit. Trouve un moyen nouveau, original, qui me fasse changer ma charge d’amant contre la position d’ami, et tu m’auras rendu un véritable service. – C’est bien résolu ? – Certes. – Sérieusement ? – Sur l’honneur. – Alors je puis tout te dire. – Qu’y a-t-il donc ? – J’ai eu la visite de madame de Wine. – Quand ? – Ce matin. – Elle m’avait suivi hier, et elle sait tout ? – Elle ne sait rien. – Mais elle se doute de quelque chose ? – Elle n’a pas le moindre soupçon. – Que voulait-elle, alors ? – Elle voulait me charger d’une commission pour toi. – Qui est… Je regardai attentivement Jacques pour bien voir l’effet de ma réponse. – Qui est la même que celle dont tu veux me charger pour elle. – Comment ! elle veut rompre ? – Oui. – Elle ne m’aime plus ? – Non. – Justement. – Elle a un amant, peut-être ? – Ah ! la charmante femme ! s’écria Jacques en me sautant au cou. Elle me tire d’un fier embarras ! À cette nouvelle, rien ne vibra chez Jacques, pas même l’amour-propre ; rien ne le piqua, pas même l’idée qu’il avait pu, en se posant en homme aimé, être ridicule un instant aux yeux de celui qui, depuis le matin, savait le contraire. Rien, enfin, ne troubla sa joie, pas même le soupçon tout naturel que je lui faisais un mensonge, et qu’il était impossible que madame de Wine m’eût brutalement chargé d’un si difficile message.

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