Eadlyn
— Attention ! La Créature de la Nuit va t’attraper !
Je me retourne dans un sursaut et crie en voyant Antoine se ruer sur moi. Mes jambes à mon cou, je me précipite en direction du lac gelé.
— Arrête !
Il s’esclaffe sans m’écouter, bien évidemment. Notre jeu du chat et de la souris se poursuit tandis que nous essayons de ne pas nous étaler la tête la première. Mon cœur bondit dans ma poitrine. Mon meilleur ami et moi nous tournons autour. L’adrénaline pulse dans mes veines. Antoine se jette sur moi. Nos rires envahissent l’espace autour de nous.
— Hé, vous deux !
Trois soldats surgissent des arbres. Nous sautons sur nos jambes, ²prêts à prendre la fuite. Un frisson désagréable me parcourt la colonne vertébrale.
— Revenez immédiatement !
Une troisième silhouette les rejoint. Son regard ambre capture le mien. Mon cœur s’emballe de plus belle tandis que je contemple son visage parfait encadré par une chevelure bouclée d’un beau châtain. Un craquement sinistre résonne soudainement. La glace cède sous mon poids.
Quelqu’un crie :
— Eadlyn !
Je disparais dans les eaux sombres et glaciales.
**
Je me réveille, la respiration haletante. La lumière du soleil filtre à travers les rideaux suspendus devant les deux grandes fenêtres de la pièce inconnue dans laquelle je me trouve. Mon corps est recouvert d’une fine chemise de nuit en soie aux manches trois quarts.
Qu’est-ce que…
Les portes s’ouvrent sur une Dame d’une quarantaine d’années suivie de six servantes. Je me redresse, surprise. Elles s’inclinent dans une profonde révérence.
— Ma pauvre enfant, vous êtes aussi pâle que si vous veniez de voir un fantôme, constate la quarantenaire. (Elle s’approche, puis ajoute :) Mrs. Thompson. Chef de Maison. Mon rôle consiste à vérifier que les différents employés du palais effectuent les tâches qui leur incombent.
— Comment suis-je arrivé ici ? je demande.
— Le Prince vous a ramené avec lui pendant la nuit. Il vous expliquera tout ceci d’ici… (Elle jette un coup d’œil furtif à la pendule posée sur le rebord de la cheminée en face de mon lit.) Moins d’une heure.
Elle frappe dans ses mains. L’une des servantes s’empresse de refermer les portes. Une autre m’attrape par les bras et me tire hors du lit jusqu’à une salle de bain tout en marbre blanc. Une baignoire de la taille d’un grand bassin trône au centre de la pièce. Trois autres s’occupent de le remplir pendant que la dernière, dont le badge affiche le prénom Beth, me retire ma chemise de nuit.
À peine suis-je dans l’eau que la gouvernante se lance dans un listing complet du programme : préparation, petit-déjeuner, entrevue avec le Prince, rencontre avec les Amis de la Nature et leur entraîneur, promenade à cheval et déjeuner.
— Le programme de l’après-midi sera plus simple, poursuit-elle. Rencontre avec la famille royale et Agatha.
— Qui est Agatha ?
Ses lèvres s’étirent en un sourire mystérieux :
— Vous verrez.
Elle claque des doigts. Beth m’aide à sortir et revêtir un peignoir en soie avant de me reconduire dans ma chambre où une de ses collègues m’invite à m’asseoir à une coiffeuse devant laquelle elle s’attèle à ma coiffure et mon maquillage.
— Daya, prépare une tenue pour la Merch Bedydd. Quelque chose de simple.
— Bien Mrs. Thompson.
Je fronce les sourcils, surprise par le nom employé pour parler de moi : Merch Bedydd. Filleule.
— Détendez votre visage Miss, souffle la servante assise face à moi.
— Oh, pardon.
Elle rit discrètement. Derrière moi, Mrs. Thompson continue de donner ses ordres :
— Faith et Beth allez chercher le petit-déjeuner. Les autres, occupez-vous de ranger.
Toutes s’activent à droite, à gauche. Les portes claquent. Les fenêtres, ouvertes en grand, laissent entrer l’air frais de cette journée hivernale. Mes pieds se crispent voluptueusement sur le doux tapis qui recouvre en partie le sol de la chambre.
— Comment vous appelez-vous ? je demande à la visagiste.
— Raisa, Miss. (J’entrouvre les yeux.) Encore quelques petites secondes. C’est bon.
Daya prend la relève et me tire jusqu’au lit propre sur lequel est posée ma tenue du jour : une magnifique robe blanche, aux manches trois quarts, sur laquelle sont brodées de délicates roses. Une paire de souliers assortis attend juste à côté. Je ne peux réprimer une grimace en voyant la hauteur de leurs talons ainsi que le corset que la gouvernante tient dans ses mains.
— Est-ce vraiment obligatoire ? je demande.
Mrs. Thompson me lance un petit regard suspect.
— Vous en avez déjà porté, non ?
— Chez moi les corsets sont moins… (Moins m’avez-vous vu ? Regardez comme je suis bien fournie. Je ris nerveusement.) Compliqués. Ils sont moins compliqués.
— Une chance que nous soyons à la Cour et non pas au village, conclut-elle.
Sur ce, elle m’attrape par les épaules et me tourne face au lit. Agrippée à l’un des piliers, je la laisse lacer l’instrument de torture dans des gestes fermes et précis. Chose faite, elle m’aide à passer la robe dont elle ferme les boutons dans mon dos. J’en profite pour glisser mes pieds dans les souliers qui s’avèrent être piles à la bonne taille.
— Et voilà !
Prenant une inspiration, je fais un tour sur moi-même. Mon regard croise celui de mon reflet dans le miroir. Métamorphosée. Je suis métamorphosée. Les portes de la chambre s’ouvrent sur deux gardes à peine plus âgés que moi.
— Nous avons croisé Faith et Beth dans les couloirs Mrs. Thompson. Nous leur avons dit que le Prince attendait Miss Calden dans la bibliothèque pour le petit-déjeuner.
La gouvernante lève les yeux au ciel.
— Allons-y, soupire-t-elle.
Jetant un dernier coup d’œil aux servantes, je suis la gouvernante et les deux gardes jusqu’à la bibliothèque. La lumière s’y déverse à travers un plafond de verre en alcôve. Les étagères, enfoncées dans les murs ovales, sont remplies de livres et de bibelots. Face à la porte, un feu brûle dans l’âtre de la cheminée en marbre, devant laquelle se trouvent deux fauteuils et une table basse dressée.
Je remarque également deux escaliers qui semblent mener à une balustrade.
— Vous pouvez nous laisser, merci.
Je relève la tête juste à temps pour voir les portes se refermer sur Mrs. Thompson et les deux gardes. Le Prince me fixe de son regard intense. Un frisson me parcourt l’échine.
— Votre Altesse, je dis m’inclinant dans une profonde révérence.
— Miss Calden. (Il me b***e la main sans me lâcher des yeux.) Asseyons-nous.
J’acquiesce. Nous prenons place dans les fauteuils. Un drôle de silence s’installe autour de nous, comblé par le crépitement des flammes. Les mains croisées sur les genoux, le dos parfaitement droit, je jette un coup d’œil nerveux tout autour de moi.
— Quand comptez-vous me ramener chez moi ? je demande avec une pointe d’appréhension.
Sa réponse est ferme :
— Jamais. (Il attrape un dossier posé sur un coin de la table avant de nous servir deux tasses de café.) Lisez.
Je m’exécute non sans froncer les sourcils. Le dossier contient plusieurs lettres quelque peu anciennes. J’ouvre la première et la parcourt du regard. Le sang reflue instantanément de mon visage.
Chère Roxane,
Bien que j’eusse espéré un meilleur avenir pour toi, je tiens tout de même à te féliciter pour ton mariage avec le médecin du village. À partir du moment où la vie que tu as choisie te convient, c’est le principal.
Ici, tout va bien. Annelise est maintenant enceinte de six mois et nous avons bon espoir qu’il s’agisse d’un fils. J’espère que ton époux et toi aurez bientôt la chance d’attendre un heureux évènement.
Shailene va bien. Je sais que la séparation a dû être difficile, mais tu es la bienvenue pour lui rendre visite dès que tu le souhaites, une fois que tu te seras habituée à ta nouvelle vie. Annelise n’y voit pas d’inconvénient. Après tout, Shailene a beau être sous notre tutelle, tu n’en restes pas moins sa mère.
En espérant que tu recevras bien cette lettre,
Affectueusement,
Roi Edmund de Cymru
Perplexe, j’ouvre la deuxième lettre.
Cher Tom, Chère Roxane,
Nous espérons que votre petite fille va bien. Lui avez-vous trouvé un nom ?
Aden va bientôt fêter son anniversaire et nous aimerions beaucoup vous avoir parmi nous pour l’occasion. Ainsi, nous pourrons discuter avec vous de la proposition d’aide que nous avons à vous faire.
En attente de votre réponse,
Roi Edmund et Reine Annelise,
Souverains de Cymru
À mon plus grand étonnement, la troisième lettre que j’ouvre ne s’adresse non pas à mes parents, mais à mon père. Mon cœur se serre. Ecrite seulement quelques jours après le décès de ma mère.
Cher Tom,
J’espère que vous tenez le coup et que votre petite fille va mieux. Mon fils vous rejoindra dès demain afin de prendre soin d’elle et vous permettre ainsi de veiller sur vos autres patients.
Je tiens également à vous présenter nos Sincères Condoléances pour la perte de Roxane qui nous était très chère. Malgré les circonstances tragiques, je suis toutefois dans l’obligation de vous rappeler que notre contrat tient toujours. Votre fille viendra vivre parmi nous comme prévu. Le plutôt sera le mieux.
Permettez-moi de vous rappeler que si vous ne respectez pas le contrat et ne la laissez pas partir d’ici son seizième anniversaire, cela sera considéré comme un non-remboursement de votre dette envers la couronne et nous serons dans l’obligation d’agir.
Sincères Salutations,
Roi Edmund de Cymru
Je froisse la lettre, abasourdie. Le Prince se penche vers moi, les coudes sur les genoux. Ses mains se posent sur les miennes.
— Vous n’êtes… (Je m’interromps, le corps parcouru d’un haut-le-cœur.) Nous ne sommes pas parents ?
— Non. (Je soupire, soulagée.) Mais nous avons une parente en commun : la Princesse Shailene. Elle est… Disons qu’elle est le fruit de la brève liaison entre mon père et votre mère lorsqu’ils étaient jeunes.
— Ma mère a eu une liaison avec votre père, je souffle.
Le regard sombre, il acquiesce :
— Ils étaient amants de jeunesse. Ils savaient que cela ne pourrait pas durer indéfiniment et, effectivement, quelques années plus tard mon père s’est retrouvé dans l’obligation d’épouser ma mère pour des raisons politiques. La vôtre est restée auprès de Shailene jusqu’à recevoir une demande en mariage de la part de votre père. Elle a donc pris la décision de partir. Ils se sont établis au village le plus proche pour que votre mère puisse rester proche de notre demi-sœur.
— Vous voulez dire que la supposée dette de mon père n’était qu’un traquenard ? je demande perplexe.
Il secoue la tête.
— La dette de votre père est bien réelle. Quelques semaines après votre naissance, vos parents se sont retrouvés dans une situation financière délicate. Ils se sont donc tournés vers les miens qui leur ont proposé une certaine somme à condition qu’ils acceptent que vous soyez placée sous mon parrainage pendant votre enfance, puis sous ma protection à partir de vos seize ans.
— Comme une filleule ou une pupille ?
Ses lèvres s’étirent en un sourire.
— Etant donné la situation, je dirais plutôt comme une amante. (Rapprochant sa bouche de mon oreille, il ajoute :) Une amante, voire une Reine.
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