Aden
Une petite heure plus tard, c’est une Eadlyn quelque peu sous le choc que j’escorte à travers l’An aite-comhnaidh iriosal, l’Humble Demeure, la partie du domaine royal réservé aux Favorites et aux Natur Cyfeillion les Amis de la Nature.
Je cligne des yeux, m’obligeant à sortir de mes pensées. Mon attention se reporte sur la jeune fille marchant en silence à mes côtés :
— Comment vous sentez-vous ? je la questionne.
— Beaucoup d’informations à assimiler. (J’acquiesce. Elle lève les yeux vers moi :) Que va-t-il se passer maintenant ?
— Vous allez être formée de manière à devenir un membre à part entière de la Cour, je lui explique. Peut-être ne vous en souvenez-vous pas très bien, car vous étiez petite et l’épidémie qui a touché votre village vous a beaucoup affectée, mais votre mère était très appréciée à la Cour. C’était une femme respectable et pleine de vie. Vous lui ressemblez en de nombreux points.
— Vraiment ?
Je ris :
— Oh oui. Votre mère avait un petit quelque chose qui la rendait unique, qui vous rend unique (Mon regard ancré au sien, j’attrape son menton. Elle frémit.) Je suis sûr que vous allez nous réserver bien des surprises, Mademoiselle Calden.
*
La visite de l’intérieur finie, nous regagnons les jardins enneigés où les Natur Cyfeillion sont en plein entraînement avec leur chef Maestro Sianni. Eadlyn les regarde, intriguée.
— Que sont-ils en train de…
— Attention !
Je la tire par la taille juste à temps pour lui éviter d’entrer en collision avec une jeune fille projetée en arrière. Cette dernière s’étale de tout son long dans l’un des bosquets à notre gauche. Son adversaire se précipite vers elle.
— Figlio di puttana ! lance-t-elle le regard noir.
— Smettila di insultare mia madre !
Son adversaire se positionne prêt à frapper. Master Sianni s’interpose, furibond :
— Giuse, Ariane, gwyliwch eich iaith!
Les deux jeunes gens se regardent en chien de faïence. L’entraîneur aide la jeune fille à qui il ordonne de rejoindre un groupe de Natur Cyffeilion à l’opposé de celui du jeune homme. Son regard réprobateur les suit avant de se tourner vers nous.
— Eich Uchelder, me salue-t-il en inclinant la tête.
— Maestro Sianni. (D’un geste j’invite Eadlyn à faire un pas.) Laissez-moi vous présenter Mademoiselle Eadlyn Calden. La fille…
— De Lady Roxane, m’interrompt-il. (Son visage pâlit légèrement tandis que ses yeux croisent ceux de la jeune femme à mes côtés.) Mae hi’n edrych fel ei mam. Allez-vous vous joindre à nous, kiddo ? demande-t-il.
Eadlyn s’apprête à répondre. Je la devance :
— Pas aujourd’hui. Nous avons un programme chargé.
— Plus tard dans ce cas.
Il s’incline rapidement et s’éloigne. Offrant mon bras à Eadlyn, je la conduis jusqu’aux écuries où nous tombons sur Nolan, mon demi-frère. Une lueur taquine traverse son regard.
— Cher frère, Mademoiselle.
En parfait gentleman, il b***e la main d’Eadlyn dont les lèvres frémissent discrètement.
— Nolan, je le salue une pointe d’exaspération dans la voix.
Son attention se reporte sur moi :
— Père m’a mandé de te trouver. Pour…Une affaire assez urgente.
Je fronce les sourcils.
Quelle urgence ? je demande silencieusement.
Il grimace.
Strigoï.
Mes muscles se tendent imperceptiblement. Ces suceurs de sang immortels ont bien choisi leur moment pour se manifester. Le regard scrutateur d’Eadlyn jongle de l’un à l’autre de nos visages. Nolan lui offre un sourire des plus charmants.
— Cela ne vous embête pas que je me joigne à vous, Mademoiselle ?
— Si vous êtes tous deux prêts à vous faire courser par une fille, non, répond-elle spontanément.
Mon demi-frère émet un rire franc.
— Vous monterez avec moi, j’interviens.
Sans attendre, je donne l’ordre au garçon d’écurie de seller deux de nos chevaux les plus robustes. Moins d’une dizaine de minutes plus tard, nous quittons l’enceinte du palais au galop. Les bras glissés autour de ma taille, Eadlyn se cramponne à moi. Les sabots de notre cheval martèlent le sol. Nolan nous talonne. Nous chevauchons ainsi jusqu’à une petite clairière, située près d’une cascade à moitié gelée. Si je m’en fie aux informations transmises mentalement par mon frère, c’est ici que nous devrions les embusquer. Les sens en alerte, j’aide Eadlyn à mettre pied à terre.
Derrière nous, Nolan en profite pour amasser de la neige. Sans crier gare, je me retourne et lui envoie une bourrasque de neige en pleine figure. Eadlyn éclate de rire. Je lui en lance une plus petite à la figure. L’ombre d’un sourire aux lèvres, j’attrape sa main au creux de laquelle je dépose de la neige que je dissous sans même la toucher. Captivée, elle ne lâche pas mes doigts des yeux tandis que j’agite la main en direction de la cascade qui gèle et se dégèle au gré de mes mouvements.
— Comment est-ce que…
Un bruit de tonnerre assourdissant retentit soudainement. Levant la tête, je vois les nuages noirs anormaux s’amasser au-dessus des montagnes non loin. Rappelé à la réalité, je glisse un bras protecteur autour de sa taille.
— Il faut que nous y allions, maint…
Pas le temps de finir ma phrase. Le corps de mon demi-frère me percute de plein fouet. La violence du choc est telle que je me retrouve séparé d’Eadlyn. Du coin de l’œil, je la vois faire un rouler bouler alors que deux Strigoï m’assaillent. La rage au ventre, je fais appel à mes pouvoirs et me débarrassent d’eux en un rien de temps. A mes côtés, Nolan se sert de son feu pour les repousser.
— Va aider Eadlyn ! s’époumonne-t-il.
L’intéressée se trouve à quelques mètres de là, plaquée au sol par l’une de ces immondes créatures à la peau glacée et aux yeux rouges. Sa voix macabre et sifflante résonne dans mes oreilles alors que je me jette sur lui :
— Rydych chi’n mynd i farw, wrach, Rydych…
Je le décapite en un rien de temps.
— Ti yw’r un sy’n marw anghenfil gwaedlyd, je crache.
Je jette la tête, puis m’agenouille face à Eadlyn, terrifiée.
— Vous n’avez rien ?
Elle secoue la tête. Je la soulève de terre et m’empresse de la ramener à notre monture. L’orage se rapproche méchamment de nous. Des Strigoï, hommes et femmes, surgissent des quatre coins de la clairière. Nolan crée un bouclier de feu pour nous protéger. Le visage blafard, Eadlyn risque un coup d’œil par-dessus mon épaule.
— Ne regardez pas, je lui intime.
D’un geste de la main, je laisse ma colère surgir à travers mon pouvoir. La terre se creuse en de profondes crevasses manquant de nous absorber. Nous lançons nos montures au galop. Le vent et les branches des arbres nous fouettent la peau. Les yeux fermés, Eadlyn se colle contre moi, tremblante.
De retour au domaine royal, je saute à terre, une Eadlyn à moitié inconsciente entre les bras. Natur Cyfeillion et domestiques nous entourent.
— Faites appeler le médecin, j’aboie.
J’entre dans sa chambre et l’allonge sur le lit, l’une de ses mains glacées entre les miennes. Mrs. Thompson nous y rejoint, deux servantes et le médecin royal sur ses talons. Eadlyn lève son regard vitreux vers moi.
— La clé…, marmonne-t-elle de manière presque inaudible.
Je fronce les sourcils.
— Quoi ?
— La clé, répète-t-elle. Cette voix… (Elle ferme les yeux. Je me lève afin de laisser la place au personnel.) Yr Allwedd, murmure-t-elle. Fi yw’r Allwedd.
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