Orlando, lui, n’avait pas besoin de parler. Il connaissait trop bien le langage du silence de son patron.
Soudain, un éclat de voix brisa la tension.
– Tu m’attraperas pas !
Livia déboula dans la pièce en courant, le souffle court, suivie par Dario qui s’efforçait de la rattraper. Elle s’arrêta net en voyant les femmes alignées et son père assis sur le canapé. Elle cligna plusieurs fois des yeux, confuse. L’atmosphère n’était pas celle d’un jeu.
Domenico se leva d’un coup. Dario entra à son tour, essoufflé, et s’immobilisa en voyant l’expression fermée du visage de son patron.
– Livia, viens, ordonna-t-il.
Mais la fillette n’écouta pas. Elle s’approcha lentement de Stefania, la regarda un long moment, puis fronça le nez.
– Ta robe est trop courte, dit-elle d’un ton sincère.
Stefania lui lança un regard noir.
– Ouais, et alors ? Quand tu seras grande, tu porteras plus court que moi. Allez, dégage, mioche.
Domenico ne disait toujours rien. Il fixait Stefania d’un œil noir. Orlando fit un pas, prêt à intervenir, mais Domenico leva simplement une main pour l’arrêter.
– Livia, viens, insista Dario à voix basse.
– Non, je veux savoir si elles veulent jouer avec moi.
Un rire moqueur éclata. Stefania et Cecilia échangèrent un regard complice.
– Elle croit qu’on est des gamines ou quoi ? ricana Cecilia. On n’a pas le temps de jouer avec une petite, on joue avec des grands.
– Chérie, lança Stefania, moi je joue qu’avec les bites, pas avec les poupées.
Le silence tomba. Froid. Tranchant. Même les autres filles restèrent figées.
– C’est quoi ce gosse, p****n ? lâcha Stefania. Qu’est-ce qu’elle fout ici ?
– Elle est peut-être là pour apprendre, plaisanta Cecilia. Allez, viens que je t’apprenne deux-trois trucs.
Dario s’approcha de Livia, tenta de la prendre par la main, mais elle recula.
– Viens, je t’en prie, murmura-t-il.
– Non.
– Dégage, hurla Stefania. Tu m’énerves, sale gosse !
Puis elle se tourna vers Dario.
– Emmène cette m***e d’ici ou je vais péter un câble !
Les yeux de Livia se remplirent de larmes. Elle resta plantée là, tremblante, les joues rouges. Domenico ne bougeait toujours pas, les poings serrés, le regard rivé sur sa fille. Orlando, crispé, jeta un œil vers son patron, attendant un signe. Il n’en fit aucun. Rien. Pas encore.
Soudain, la Silencieuse, restée en retrait depuis le début, leva la tête. Son regard s’assombrit, la mâchoire tendue. Elle avait tout entendu, tout encaissé. Mais là, c’en était trop.
– Ça suffit, dit-elle d’une voix ferme.
Le silence retomba sur la pièce. Les filles se tournèrent vers elle, surprises de l’entendre parler. Elle s’avança, franchissant lentement l’espace qui la séparait de Livia, puis s’agenouilla devant elle. Sans un mot de plus, elle la prit dans ses bras.
– Comment vous pouvez faire ça ? souffla-t-elle. C’est une enfant.
Stefania ricana.
– Oh, mais voilà la sainte qui se réveille. C’est touchant.
– Elle se prend pour la nounou maintenant, ajouta Cecilia avec un sourire moqueur. Vas-y, garde-la, comme ça on sera débarrassées d’une.
Les deux se mirent à rire de plus belle. Un rire sec, dénué d’âme.
La Silencieuse les dévisagea avec une colère froide.
– Vous êtes sans cœur.
Puis elle tourna la tête vers Dario, toujours figé près de la porte.
– Et toi ? Tu comptes faire quelque chose ? Tu la regardes comme si c’était rien. C’est ta fille, m***e !
Dario ouvrit la bouche, prêt à parler, mais une voix le coupa net.
– Ce n’est pas sa fille, dit Domenico.
Le silence revint, plus lourd encore. Tous les regards se tournèrent vers lui.
– Livia, viens ici.
La petite quitta les bras de la Silencieuse et courut vers son père.
– Papa...
Elle s’agrippa à lui, les larmes coulant sur ses joues. Domenico la prit doucement contre lui.
– Ne pleure pas, ordonna-t-il d’une voix basse.
Ses mains tremblaient à peine. Mais dans ses yeux, il y avait une noirceur qui annonçait la tempête.
Les filles étaient toutes figées, pétrifiées par la révélation. La petite... était la fille du patron ? Stefania et Cecilia se regardèrent, blêmes. L’effroi dans leurs yeux trahissait leur panique grandissante.
Stefania fit un pas en avant, les mains légèrement levées, comme pour se défendre.
– Je... je savais pas, Dom. Si j’avais su, jamais j’aurais parlé comme ça. Je te jure.
– Ne l’approche pas, dit-il, froidement, sans hausser la voix.
Elle s’arrêta net.
– Dario, amène Livia, ordonna-t-il sans détourner les yeux de Stefania.
Dario hocha la tête et s’exécuta immédiatement. Il prit Livia dans ses bras et quitta la pièce, sans un mot. La porte se referma dans un claquement sec.
Dom resta immobile une seconde. Puis il tendit la main vers Orlando.
– Donne-moi ton flingue.
Le silence tomba à nouveau comme une chape de plomb. Les filles se regardèrent, de plus en plus tendues. Orlando, lui, hésita un court instant.
– Don Domenico... je pense pas que...
Le regard que lui lança son patron suffit à lui faire ravaler ses mots. Orlando baissa les yeux, lentement, et sortit son arme. Il la tendit sans un mot. Domenico s’en saisit.
– Avancez, dit-il en fixant Stefania et Cecilia.
– Quoi ? balbutia Cecilia. Pourquoi tu fais ça ? Pourquoi t’as une arme ?
Stefania secoua la tête, blême.
– Don Domenico... non. Tu vas pas faire ça, hein ? Dis-moi que tu vas pas faire ça...
Domenico ne répondit pas. Il lança un simple regard à Orlando.
– Avancez, répéta Orlando d’une voix plus dure.
Les deux filles reculèrent d’un pas, comme si cela pouvait encore les sauver.
– Tu... t’es un tueur ? demanda Cecilia, la voix tremblante.
– Personne ne manque de respect à ma fille, dit-il.
Puis il leva le bras et tira.
La balle explosa dans le crâne de Cécilia, dont le corps s’effondra au sol, net, sans un cri.
Stefania hurla.
Les filles étaient toutes choquées. Un coup de feu, une seconde, un corps au sol. Cécilia ne bougeait plus.
Caterina s'effondra en larmes, tétanisée. Serena, figée, le regard vide, fixait le mur comme si le temps s’était arrêté. La silencieuse, elle, leva les yeux vers Don Domenico. Elle ne tremblait pas, mais son souffle était court, serré dans sa gorge.
Stefania, elle, sentit l’instinct de survie reprendre le dessus. Elle jeta un coup d’œil à la porte, puis à Don Domenico, et, soudain, tourna les talons pour fuir. Trop tard. Le coup partit, sec. Elle hurla. Elle s’écroula au sol, la main agrippée à son pied ensanglanté.
— Pardonne-moi... Don Domenico... je vous en supplie...
Il s’approcha lentement d’elle, son regard noir figé dans une expression de glace.
— Personne... personne ne fait pleurer ma fille, dit-il d’un ton calme, presque doux.
— Je... je voulais pas... je savais pas...
— La première à l’avoir fait s’appelait Veronica. Et, elle est morte.
Stefania hoqueta de terreur, les larmes ruisselant sur ses joues maquillées.
— Je t’en supplie, fais pas ça... je suis désolée... je veux pas mourir...
— Il fallait y penser avant de faire pleurer une gamine de cinq ans qui t’a rien fait.
Il pointa le flingue sur elle. Elle leva les mains, sanglotante.
— J’ai rien fait de mal p****n ! C’est ton gosse de m***e qui a tout cherché ! Tu veux me tuer pour ta fille de m***e ? Si tu me tues, j’espère qu’elle se fera buter elle aussi !
Un frisson glacé traversa la pièce.
Dom resta immobile. Ses doigts serrèrent la détente… puis il rangea lentement son arme dans sa ceinture.
— Orlando. Dans la cave.
— Don Domenico...
Le regard qu’il lui lança coupa court à toute discussion. Orlando hocha la tête et emmena Stefania, hurlante, se débattant, hors de la pièce.
Restaient trois. Serena, Caterina, et la silencieuse.
Un silence glaçant, pesant comme la mort.
— Quelqu’un a quelque chose à dire ? demanda Don Domenico.
Pas un son. Juste des respirations brisées.
Son regard se posa sur la silencieuse.
— Ton nom ?
Elle le fixa, sans ciller.
— Pourquoi vous avez fait ça Dom? C’était pas nécessaire.
Les yeux de Don Domenico se rétrécirent.
— Ne m’appelle plus jamais "Dom". C’est Don Domenico.
Elle s’approcha d’un pas. Droit. Franc.
— Pourquoi ? Vous vous cachez derrière un titre pour faire peur ? Ça vous rend plus fort ?
Un silence. Il ne s’attendait pas à ce qu’elle le défie.
— Ton nom, bordel.
Elle serra les mâchoires. Puis répondit simplement :
— Giorgia.
Elle se tenait droite, digne. Une beauté italienne brute, charnelle, sans fard. Longs cheveux bruns attachés à la va-vite, des yeux d’un vert sombre, intenses comme une tempête. Sa bouche dessinait une ligne ferme, peu souriante. Elle avait le port fier, celui d’une fille qui a trop vu pour son âge.
A suivre