Chapitre 1-1
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Les enterrements sont des moments étranges. Deux fois plus quand on est celui qui a tué la personne que l’on enterre. Et trois fois plus si on n’hésiterait pas à recommencer si on le pouvait.
Malgré mon absence de remords, je ressens un pincement de quelque chose.
Des centaines, voire des milliers de policiers étaient venus à la veillée funèbre précédant l’enterrement pour honorer Kyle. Peut-être était-ce leur respect et leur loyauté pour l’un des leurs ou bien leur solidarité qui me gênaient. C’était touchant, mais injustifié.
Pour eux et pour les médias, Kyle était mort en héros : un inspecteur tué par la mafia russe dans l’exercice de ses fonctions. Un homme parmi les braves mort beaucoup trop tôt.
En d’autres mots, ils ne savaient rien au sujet du véritable Kyle Grant.
Mais ce n’est pas grave. Je comprends que les gens aient besoin de héros de temps en temps et je ne briserais pas leurs illusions. C’est simplement difficile de faire partie du peu de gens qui connaissent la vérité.
Il n’y avait pas que les policiers en deuil qui me déprimaient. C’était aussi la taille de l’événement : le cortège de voitures qui bloquait la circulation à travers la ville, le cercueil solennel couvert du drapeau, le discours du maire... et tout cela culmina par de fichus hélicoptères faisant un vol cérémonial.
Ce qui rendait les choses encore plus terribles, c’était la présence de tous les Guides. Si l’on considère que la communauté des Guides de New York est censée être petite, certains d’entre eux ont dû venir d’ailleurs pour assister à l’enterrement de Kyle. Du moins, je suppose que la foule que j’ai vue était constituée de Guides. Je reconnaissais quelques visages de la boîte de nuit où Liz m’avait conduit pour que je puisse rencontrer d’autres ‘Pousseurs’, comme Bill, c’est-à-dire William Pierce, mon patron. Nous n’avons pas eu le temps de nous parler à la veillée, on a seulement échangé des regards. Je suppose que lui et les autres étaient là pour rendre hommage à un camarade Guide. Ils semblaient presque tous sincèrement attristés, ce qui signifiait qu’ils ne connaissaient pas non plus le vrai Kyle.
La communauté des Guides pense sans doute la même chose que les médias. Je me demande s’ils ont l’intention d’enquêter sur le meurtre de Kyle. J’espère que non. Un flic va sûrement tuer Victor — celui qui a tiré sur Kyle — et d’après ce que j’ai vu au journal, cela arrivera bientôt. Si les autorités pensent que tu es un tueur de flics, ton avenir est plus ou moins scellé. Une fois que Victor aura disparu, je devrais être tiré d’affaire, sauf si Liz ou Thomas me dénoncent. Ils ne savent pas avec certitude que je suis responsable de la mort de Kyle, mais ils seraient bêtes de ne pas me soupçonner. En outre, j’ai presque tout révélé à Thomas avant qu’il me dise de me taire. Et je sais que si je fais des séances de psy, Liz voudra parler de tout. Mais je n’ai pas l’intention d’y aller, surtout parce que je n’ai pas envie de l’entendre dire ‘je t’avais bien dit que tu aurais besoin d’une thérapie si tu tuais ton oncle’.
Au moins, aucun des Guides ne nous a suivis ici, à l’enterrement. Les choses sont beaucoup plus simples au cimetière de Cypress Hills. Seuls les gens considérés comme les proches de Kyle sont présents. Environ une douzaine de flics qui travaillaient avec Kyle ou qui le connaissaient bien, ainsi que mes mères et moi dans le rôle de la ‘famille’. Mira est ici également, pour le soutien moral. Et enfin, il y a Thomas.
Quelle est la véritable raison de la présence de Thomas ? La question, ou plutôt, les réponses possibles à cette question me mettent mal à l’aise. Il n’a aucune raison officielle d’être ici. Je suppose qu’il pourrait être là pour Lucy, puisque c’est son fils biologique et qu’il pourrait se sentir coupable d’avoir eu un rôle crucial dans les événements passés.
Il pourrait également être là pour rendre hommage à son père biologique, Kyle. C’est la possibilité qui m’inquiète. Pourrait-il être contrarié que je lui aie enlevé son père avant qu’il ait le temps de connaître cet enfoiré ?
Non, je réfléchis sans doute trop. Après tout, étant donné ce que Thomas sait au sujet de Kyle et de ma mère et de ce qu’il s’est passé entre eux, il pourrait bien être à l’enterrement avec le même but que Mira : en soutien moral pour moi ou Lucy.
Je ne peux pas deviner ce que pense Thomas, d’autant plus que son visage est aussi indéchiffrable que d’habitude. M’en veut-il de façon inconsciente ? Est-ce pour cela qu’il se tient à l’écart, qu’il ne fait pas vraiment partie du groupe à l’enterrement ? J’espère que non. Il est en quelque sorte mon frère adoptif récemment découvert et puis c’est un bon ami. Je ne veux pas que Kyle gâche cela de façon posthume.
J’observe la verdure du cimetière de Cypress Hills à la recherche de choses positives. Avec l’herbe et les chênes partout, l’endroit est paisible, tant que j’ignore les pierres tombales. En fait, pour un cimetière, c’est presque apaisant.
Je fais un effort pour me concentrer sur quelque chose de moins morose. Les parents de Kyle l’ont eu quand ils étaient assez âgés, alors, je n’ai pas le fardeau supplémentaire de devoir regarder une mère et un père pleurer la perte de leur fils. Même si Kyle était un pourri, cela ne m’aurait pas plu. C’est déjà assez terrible que Lucy, ma propre mère, le pleure. Elle ne pleure presque jamais. Bien sûr, elle ne sait pas que cet enterrement est une bénédiction cachée. Si elle savait tout ce qu’il lui avait fait, elle cracherait sans doute sur sa tombe et elle fêterait sa mort. Malheureusement, il ne s'est passé que dix jours depuis la mort de Kyle, et Liz n’a pas eu le temps d’opérer sa magie sur ma mère qui n’est donc pas arrivée au point où elle peut se souvenir sans danger de ce qu’il s’est passé.
D’accord, ma tentative pour penser de manière positive a échoué. D’un autre côté, j'aime mieux ces pensées au discours du prêtre, d’autant plus qu’elles détournent mon attention du croque-mort faisant descendre le cercueil en terre.
Au moment où je me rends compte que la cérémonie est presque terminée, ce sentiment étrange revient avec force. Peut-être parce que maintenant Sara pleure également. Après que Kyle a essayé de me punir à coup de ceinture, Sara l’aimait à peu près autant que j’aimais mes cours de danse classique — au cas où cela ne serait pas clair, je ne les aimais pas du tout.
Et que se passe-t-il ? Ai-je vraiment le cœur qui se serre à ce souvenir ? Suis-je nostalgique du moment où Kyle a essayé de me frapper ? Pas possible. Mais mes yeux sont humides. Des poussières ont dû se loger dedans ou peut-être s’agit-il de mes allergies déclenchées par toute cette fichue ambroisie qui fleurit à l’automne.
Je n’ai pas le temps de m’en vouloir pour ce que je ressens, car soudain, le monde se fige.
Les sanglots de mes mères s’interrompent, tout comme le bruissement des feuilles dans la brise chaude de l’automne.
Ce silence est le signe familier du Calme, seulement ce n’est pas moi qui ai déphasé.
Je regarde autour de moi.
Tout le monde est figé sur place, sauf Mira. Une version d’elle paraît agitée et inquiète, ce qui n’est pas habituel. Irritée, oui. Fâchée, trop souvent. Sarcastique, toujours. Mais inquiète n’est pas une expression qu’elle porte souvent. Elle se tient à côté de son double figé à l’apparence plus calme.
— Sors du Calme, déphase tout de suite et attire-moi à l’intérieur, dit-elle d’une voix tendue et pressée. Il se pourrait que je n’aie pas assez de Profondeur.
— Mais que...
— Promets-moi de le faire, insiste-t-elle.
— Très bien, je le ferai.
Maintenant, je commence à m’inquiéter.
Sans dire un mot, elle touche son corps figé et je reviens dans le monde réel.
Je déphase instantanément et j’attire Mira comme elle me l’a ordonné.
— Qu’y a-t-il ? dis-je dès qu’elle apparaît. Pourquoi m’as-tu attiré dans le Calme tout à l’heure ? Je n’ai pas vraiment envie de savourer...
— Ferme-la une seconde et regarde ces flics.
Elle désigne les hommes en uniforme à l’air sombre. Ils se tiennent près de Thomas, sur notre gauche et à environ trois mètres.
— Et alors ? dis-je en marchant vers ces hommes.
— Regarde leurs mains.
Je m’approche et je les examine. C’est étrange, en effet. Chaque officier tend la main vers son arme et ils regardent tous mon double figé.
— Je n’aime pas ça, dis-je.
— Tu m’étonnes.
— Il y a peut-être une bonne explication ? Ils ont peut-être l’intention de faire le salut comme aux enterrements militaires ? Ne le font-ils pas également pour les flics ?
— En ce cas, à quoi servent ces idiots-là ?
Elle désigne les types portant des fusils qui se tiennent à l’écart depuis un moment. Elle s’avance vers le policier le plus proche et elle prend son pistolet.
— En plus, ils ne font le salut qu’avec des balles à blanc.
Elle tire dans le pied du policier. Le trou dans la chaussure de sa victime confirme que le pistolet n’est absolument pas rempli de balles à blanc.
— Merde, dis-je.
— Effectivement.
— Alors, pourquoi me regardent-ils de cette façon ? Tu les as Lus ?
— Seulement quelques pensées superficielles, ils sont sur le point de te tirer dessus, me répond-elle avant de s’arrêter. Ils sont Poussés.
Poussés. C’est la dernière chose que je m’attendais à entendre, cependant cela explique pourquoi des flics que je n’ai encore jamais rencontrés voudraient me tirer dessus. Seulement, l’homme qui était derrière des machinations similaires, l’homme qui a Poussé les gens à me tuer dans le passé se fait enterrer en ce moment même. Sauf si...
— Toujours là ? demande Mira en interrompant mes pensées.
— Oui. J’essaie simplement de digérer l’information.
— Digère plus tard. Tu dois agir.
— Si quelqu’un les Guide, je peux outrepasser l’ordre, dis-je.
— Si tu es plus puissant que le responsable.
Elle le dit sans colère. L’aveu de mes capacités de Pousseur a récemment cessé de recevoir des réactions fortement négatives de la part de Mira. Je dirais qu’en règle générale, son ressenti envers les Guides s’est amélioré. J’aime à penser que je suis le déclencheur de ce changement d’attitude.
— Oui, eh bien jusqu’ici, j’ai été plus puissant que tous ceux que j’ai rencontrés, dis-je sans fausse modestie. Mais ne devrions-nous pas attirer Thomas dans le Calme pour le mettre au courant de la situation ?
— Un Pousseur contrôle ces policiers, me rappelle-t-elle. Ne veux-tu pas d’abord t’assurer que Thomas n’est pas celui qui Pousse avant de le faire venir ?
D’accord, peut-être ne vois-je que ce que je veux en ce qui concerne l’opinion améliorée de Mira par rapport aux Guides — un terme dont elle n’est pas encore une très grande fan. Dans ce cas précis, le problème est aggravé par sa méfiance des inconnus. Elle n’a pas fréquenté Thomas autant que ma tante Hillary, avec qui elle est restée coincée à l’aéroport de Miami. L’attitude de Mira envers ma tante miniature préférée me donne de l’espoir. Je n’irais pas jusqu’à dire que Mira et Hillary sont devenues meilleures amies après leur épreuve, mais Mira traite ma tante avec une confiance et surtout un respect réservés.
— Tu ne peux pas sérieusement penser que Thomas ferait ceci, dis-je en regardant Mira.
Malgré mes paroles rassurantes, mon estomac se remplit de nitrogène liquide à l’idée que Thomas puisse essayer de me tuer. Je me rejoue rapidement l’épisode où Kyle se fait tuer devant lui et je me souviens de mes propres émotions lorsque j’ai appris que Kyle avait tué ma famille biologique. Je voulais — non, j’avais besoin de — tuer Kyle ensuite. Thomas ressent-il la même chose à mon sujet ?
Non. Je ne veux pas accepter cette possibilité. C’est simplement la peur qui parle. Kyle était coupable de plus que le meurtre de ma mère et de mon père biologiques. S’il n’avait été coupable que de cela, je ne sais pas si je l’aurais tué.
Peut-être que si.
Les mots de Mira font écho à mes craintes.
— Tu te trouves à l’enterrement de son père. Tu as besoin d’un p****n de schéma explicatif ?
Au lieu de répondre, je m’avance vers Thomas tout en pensant : ce n’est pas possible. Thomas pourrait-il faire une chose pareille ?
Thomas est figé alors qu’il se dirige vers mon corps immobile, ce qui est étrange. L’enterrement n’est pas terminé et le sermon n’est pas vraiment le moment idéal pour une promenade.
Je vois alors son visage. Ses yeux vitreux fixent intensément quelque chose devant lui.
Je suis son regard. Il regarde mon corps figé.
— Ouais, dit Mira. Je ne racontais pas n’importe quoi. On dirait qu’il te donne le mauvais œil.
— Il doit y avoir une autre explication.
Je me demande si elle repère l’espoir dans ma voix.
— Eh bien, pendant ta Lecture, tu peux reconnaître le ‘ton de voix’ des instructions Poussées. Pourquoi ne vérifierais-tu pas si tu peux reconnaître ton pote Thomas là-dedans ?
Elle tape sur la tête du flic sur lequel elle a tiré.
— C’est aussi mon frère adoptif, dis-je. Et pourquoi ne peux-tu pas le faire ?
— J’ai essayé, mais je ne savais pas si c’était lui. Je n’ai même pas eu besoin de vérifier. Étant donné ce que nous savons, il est le choix le plus logique.
— Il est le choix le moins logique, dis-je avec entêtement en souhaitant me sentir aussi confiant que j’en avais l’air. Je te le prouverai.
Je m’avance vers un grand policier et je touche la main qu’il tend vers son pistolet.