II

1653 Mots
IIÀ l’angle d’une place et d’une petite rue étroite se dressait, depuis des siècles, la lourde façade grise de Stanville-House, percée de hautes fenêtres, décorée de trois massifs balcons de pierre. Une porte en bois épais, cloutée de fer, ouvrait sur un hall immense, dallé de pierre, au fond duquel s’élevait un imposant escalier de granit, sombre et sévère comme toute cette demeure. Dans les vastes pièces du rez-de-chaussée, du premier étage, s’alignaient de beaux vieux meubles solides, entretenus avec un soin méticuleux. De lourds brocarts, des velours épais couvraient les sièges, drapaient les fenêtres. Dans les armoires profondes s’accumulaient des trésors d’argenterie, des piles de linge superbe, orgueil de lady Laurence après avoir été celui de ses devancières. Une impression de richesse bien assise, lourde – écrasante même – se dégageait de toute cette demeure, à l’intérieur comme au-dehors. Dans la petite rue voisine, étroite, sombre, mal pavée, une large porte cochère s’ouvrait au milieu d’un haut mur gris. Au-delà d’une cour sablée se dressaient les bâtiments de la fabrique, reliée à Stanville-House par une galerie que soutenaient des arcades de pierre – passage réservé au maître pour venir directement de son logis au bureau d’où il dirigeait, en autocrate, les importants rouages qui s’augmentaient à chaque génération. Le maître... C’était ce nom-là – et non celui plus moderne de « patron » – que les ouvriers, les employés de tous grades continuaient de donner à lord Hugh Stanville. Parmi eux, la tradition s’était continuée, de père en fils. Mais cette appellation n’avait pas ici le sens affectueux que lui donnaient jadis, si fréquemment, les serviteurs, les artisans qui faisaient partie de la maison et presque de la famille. Les Stanville, au cours des siècles, avaient été craints, mais rarement aimés. Ils tenaient leurs ouvriers par la nécessité, car eux seuls donnaient de l’ouvrage aux gens de Breenwich, vieille ville aristocratique sans autre industrie, et à ceux des alentours immédiats. Aussi lord Hugh avait-il pu déclarer un jour, en parlant de grève avec un autre industriel : – Si jamais un fait de ce genre se produisait chez moi, je fermerais la fabrique, et rien au monde ne me déciderait à la rouvrir. Or, on savait trop bien qu’il tiendrait parole. Sa main de fer pouvait donc s’appesantir comme il lui plaisait et maintenir une discipline inflexible. Il n’était pas un des êtres employés là, du plus humble au plus important, qui ne courbât le front et ne sentît un frisson de crainte ou de gêne sous le regard étincelant de la plus haute intelligence, mais dur, impérieux, de ce très jeune homme, qui était bien vraiment « le maître » – un maître déjà redouté comme peut-être aucun des Stanville ne l’avait été avant lui. Telle avait été l’œuvre de James Stanville et surtout celle de sa femme dans l’âme de cet enfant, admirablement doué à tous points de vue, et dont ils avaient exalté l’orgueil, resserré le cœur, entretenu les tendances dominatrices en lui persuadant qu’il était un être à part, fort au-dessus de la commune humanité, en lui assurant que la bonté, l’indulgence, la charité n’étaient que des mots dont un Stanville ne devait pas s’occuper. Si Mme de Sourzy avait connu cela, ses appréhensions, si douloureuses déjà, n’en auraient pas été allégées, bien loin de là ! Par un après-midi pluvieux et froid, elle descendit avec Lilian à la gare de Breenwich. Personne ne les y attendait. Lilian dut se débrouiller le mieux possible pour faire porter les bagages. Puis elle monta avec sa mère, brisée de fatigue, dans une voiture qui les conduisit à la porte de Stanville-House. Un domestique revêche, aux cheveux gris, leur ouvrit et les fit monter au second étage, où se trouvaient leurs chambres. Celles-ci étaient deux très grandes pièces, convenablement meublées, mais sans rien de confortable. Il n’y avait pas de feu, et Mme de Sourzy dit en frissonnant : – Je crois que, l’hiver prochain, nous aurons plus froid ici que dans notre pauvre logement. Les fenêtres donnaient sur un très vaste jardin entretenu d’impeccable façon, trop impeccable même, au gré de Lilian, qui murmura : – Il doit être triste même sous le soleil, ce jardin-là ! Puis, voyant la physionomie abattue, découragée de sa mère, la fillette s’efforça de dominer ses impressions pénibles, feignit un peu de gaieté, parla de quelques arrangements à faire pour donner à la chambre de Mme de Sourzy un aspect plus hospitalier. Lady Stanville ne s’était pas montrée. Une jeune femme de chambre apporta du thé, mais n’offrit pas autrement ses services. Elle informa seulement les arrivantes de l’heure du dîner, en ajoutant que lady Stanville leur recommandait la plus stricte exactitude. Avant de quitter Paris, Mme de Sourzy avait acheté pour elle une robe noire et, pour Lilian, un costume gris bien simple. C’était là une tenue fort modeste, étant donné surtout les habitudes anglaises pour le repas du soir. Mais elle ne pouvait mieux faire. Les dettes une fois payées, la somme nécessaire au voyage mis de côté, il lui était resté juste de quoi, sur le prix de vente du secrétaire, acheter un peu de lingerie, des chaussures, ces deux costumes, quelques objets indispensables. – Si lady Stanville ne nous trouve pas bien, elle nous habillera à ses frais, voilà tout ! déclara Lilian en donnant un dernier coup de brosse à ses cheveux, avant de descendre. Dans un grand salon où brûlait un feu d’anthracite, qui ne parvenait pas à le chauffer, lady Stanville tricotait à la lueur d’une lampe électrique placée près d’elle, sur un guéridon à dessus de marbre. De l’autre côté de celui-ci, une grande fillette au corps anguleux, au visage maigre, semé de taches de rousseur, aux cheveux blonds trop pâles, travaillait indolemment à une tapisserie. C’était, ainsi que l’apprirent un instant plus tard les arrivantes, Caroline Bairn, nièce du défunt lord Stanville, une orpheline qu’élevait lady Laurence. Sa physionomie maussade, sa mine arrogante accentuaient l’impression désagréable produite par sa disgrâce physique. Elle toisa Mme de Sourzy, puis Lilian, et leur tendit le bout des doigts d’un geste condescendant. Quant à lady Stanville, après un accueil sec, elle commençait d’interroger Mme de Sourzy sur de menus détails du voyage, lorsqu’une porte s’ouvrit au fond de la pièce. Dans la pénombre apparut une silhouette d’homme, svelte et haute... Lady Laurence s’interrompit et dit avec un accent où vibrait tout à coup la satisfaction orgueilleuse : – Voici mon fils. Lord Stanville s’avança et adressa quelques mots de bienvenue correcte à Mme de Sourzy. Il avait une voix nette, bien timbrée, mais à laquelle les intonations dures, autoritaires, devaient être habituelles. Son visage restait dans l’ombre, car l’abat-jour de la lampe rabattait sur le guéridon toute la lumière. On distinguait seulement des yeux scrutateurs, qui examinaient d’un rapide coup d’œil les nouvelles venues. Comme Mme de Sourzy commençait d’exprimer sa reconnaissance pour l’hospitalité qu’on lui accordait, il l’interrompit avec une froide politesse : – Je ne fais qu’accomplir un devoir à l’égard d’une parente de ma mère. J’espère que vous vous habituerez vite ici et que vous ne regretterez pas trop Paris, dans notre paisible Breenwich. Mme de Sourzy balbutia : – Oh ! Paris, je n’ai fait que d’y souffrir !... Je ne le regrette pas du tout. Le dîner fut annoncé à cet instant... Dans la salle à manger aux vieux meubles de chêne sculpté, un homme entre deux âges, qui attendait là, debout, salua lady Stanville. Hugh le présenta à Mme de Sourzy : – M. William Huntler, mon secrétaire. Lilian, placée au bout de la table, put bien voir lord Stanville, cette fois en pleine lumière. Tous les traits de ce visage mat, aux lignes bien modelées, dénotaient la fermeté, la dureté même. Des cheveux bruns et soyeux, coupés ras, dégageaient un front volontaire. Dans les yeux foncés, fort beaux, se reflétaient une puissance d’énergie et d’intelligence, une décision orgueilleuse qui donnaient à cette physionomie dix ans de plus que son âge véritable. Un bel homme, d’ailleurs, d’une distinction très aristocratique, de tenue correcte et presque sévère, ce qui achevait de lui enlever l’apparence de jeunesse qu’eussent demandée ses vingt-trois ans. Lilian eut un petit frisson en songeant : « Il n’a pas l’air facile, lord Stanville !... Je pense qu’il ne ferait pas bon le mécontenter ! » Le secrétaire, petit homme maigre au teint jaune et aux yeux vifs, devait être tout à fait de cet avis, si l’on en jugeait par la façon discrètement adulatrice avec laquelle il écoutait la moindre phrase tombée des lèvres de lord Stanville. Celui-ci, d’ailleurs, parlait peu. Il adressait quelques mots à Mme de Sourzy, placée à sa droite, échangeait quelques courts propos sur la politique avec Huntler, écoutait distraitement le récit des menus événements de Breewich que faisait lady Laurence. Celle-ci, vêtue d’épaisse faille noire, une lourde broche de diamants au corsage, couvrait son fils de regards idolâtres. Quant à Caroline, qui occupait la place à gauche de son cousin, elle semblait en extase aussitôt qu’elle le regardait, ce dont Lilian finit par s’amuser beaucoup, en son for intérieur. « Est-elle drôle ! pensait-elle. Quelle bêtise de prendre cet air-là !... Et lui ne paraît d’ailleurs y faire la moindre attention... Mais c’est égal, ils semblent à genoux devant lui, ici, sa mère y compris. Faudra-t-il donc que nous fassions de même ? » À ce moment de ses réflexions, elle rencontra le regard de lord Stanville, ce même regard d’indifférence hautaine, si pénétrant pourtant, qui s’était posé sur elle tout à l’heure, dans le salon, quand sa mère l’avait présentée au maître de céans. Elle rougit et eut un frémissement de gêne, comme si lord Stanville avait pu deviner la révolte de sa jeune âme fière à l’idée qu’on exigerait peut-être d’elle d’humiliantes platitudes envers celui qui tenait, entre ses mains, le sort de sa mère et d’elle-même. Aussitôt le dîner terminé, le jeune homme prit congé des deux dames et s’éloigna en compagnie de son secrétaire ; lady Laurence le suivit d’un regard orgueilleux... Quand la porte se fut refermée sur lui, elle se tourna vers sa parente. – Il va travailler tard dans la nuit. Voilà où il met tout son plaisir, mon bel Hugh, à un âge où les autres ne songent qu’à s’amuser... Vous avez vu quel homme superbe il est ? Sa ressemblance avec un frère de mon père est frappante. Mais, grâce au ciel, il diffère de lui moralement autant que le jour et la nuit ! Sous ce rapport, c’est un Stanville, un parfait Stanville ! Ainsi, dès ce soir-là, Mme de Sourzy et Lilian comprirent clairement qu’ici lord Stanville était la toute-puissance incontestée ; que sa mère elle-même, si autoritaire, l’admirait avec dévotion et annihilait, devant lui, toute sa volonté... ; puis aussi que ce jeune homme au front hautain, aux yeux froidement dominateurs, n’aurait qu’indifférence pour les parentes malheureuses auxquelles il daignait accorder l’abri de son toit.
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