IIIDès le matin, un soleil printanier vint un peu réchauffer les grandes chambres où le lendemain, s’éveillaient Mme de Sourzy et Lilian. Celle-ci, vite habillée, descendit pour demander le déjeuner de sa mère, qu’une nuit d’insomnie avait complètement affaiblie... Comme, au bas de l’escalier, l’enfant restait indécise, ne sachant pas trop comment se diriger, elle aperçut le domestique revêche qui traversait le hall, un plateau à la main.
Lilian s’avança et demanda :
– Où dois-je aller, s’il vous plaît, pour le déjeuner ?
Il répondit du bout des lèvres :
– Suivez-moi.
À droite, dans le hall, il ouvrit une porte et fit entrer Lilian dans une salle lambrissée de chêne du haut en bas, éclairée par d’étroites et hautes fenêtres garnies de fort beaux vitraux anciens. Une table carrée couverte d’une épaisse nappe damassée en occupait le milieu. Là était servi le déjeuner du matin, que finissaient de prendre lady Stanville, son fils et Caroline.
Lilian fut aussitôt apostrophée en ces termes :
– Eh bien ! vous êtes en retard !... Joli début !
– Je vous demande pardon, ma cousine... Je ne croyais pas...
– C’est bon, asseyez-vous. Mais ne vous avisez pas de recommencer, car vous vous passeriez alors de déjeuner... Votre mère ne vient pas ?
– Elle a été souffrante toute la nuit et se trouve trop fatiguée pour se lever. Je viens vous demander la permission de lui porter son déjeuner...
Lady Laurence pinça les lèvres.
– Je n’aime pas cela. Très probablement, avec un peu plus d’énergie, elle aurait pu descendre... Enfin, quand cela se produira, vous vous occuperez de la servir, car les domestiques ont autre chose à faire. Dès que vous aurez déjeuné, Dominich vous donnera un plateau sur lequel vous préparerez ce qu’il faut.
Lord Stanville, qui parcourait un journal, répondit par un signe de tête au salut timide de la fillette. Celle-ci prit place à table et reçut des mains de lady Laurence une tasse de thé.
– Prenez les toasts, dit la voix sèche. Et tâchez de ne pas traîner, car on enlève le couvert aussitôt que nous avons quitté la pièce.
Tandis que Lilian commençait de manger, le cœur bien gros, lady Stanville se prit à l’examiner attentivement... Et, tout à coup, elle dit sur un ton désapprobateur :
– Quelle façon de vous coiffer ! Ces cheveux ébouriffés ne sont pas convenables.
– Ils ondulent tout seuls, ma cousine. Je ne puis les empêcher de bouffer...
– Ta, ta, ta ! On peut toujours quand on le veut. Vous me ferez le plaisir de vous coiffer autrement... Tenez, comme Carrie.
Elle désignait les cheveux pâles bien tirés, bien secs, réunis en deux petites nattes serrées qui tombaient toutes raides sur le cou de Caroline.
Lilian objecta timidement :
– Ce n’est pas la même chose...
À ce moment, lord Stanville leva les yeux, effleura d’un regard la chevelure aux ondes souples, aux tons d’or vif, puis acheva de boire sa tasse de thé.
Lady Laurence fronça les sourcils.
– Seriez-vous raisonneuse, par hasard ? En ce cas, je vous ferai passer ce défaut !... Demain matin, vous mettrez de l’huile sur ces cheveux et vous les serrerez très fort, en les nattant. Le résultat, j’en suis certaine, sera satisfaisant.
Lilian garda le silence, comprenant qu’elle ne serait pas la plus forte, hélas... et que ce n’était que le commencement des tracasseries dont on les abreuverait sous ce toit.
Hugh se leva, échangea brièvement quelques mots avec sa mère et quitta la pièce, suivi par le regard admirateur de Carrie.
Lady Stanville demanda :
– Vous avez fini, Carrie ?... Alors, habillez-vous pour que Matty vous conduise au cours... La semaine prochaine, je vous présenterai à la directrice de la pension Lebson, Lilian. D’ici là, vous tâcherez de vous rendre utile dans la maison. Je vous permets de vous promener un peu aujourd’hui dans le jardin, mais sans toucher à rien.
Cédant aux instances de sa mère, Lilian, dans l’après-midi, mit à profit l’autorisation ainsi donnée. Elle s’engagea dans les allées du vaste jardin si bien peigné, décoré de pelouses aux formes sans grâce, de fleurs disposées avec un manque de goût dont s’aperçut aussitôt la fillette, qui avait le sens de l’harmonie et de toute beauté. En flânant, elle atteignit un vieux mur garni de lierre, où se voyait une petite porte qui n’avait pas dû être ouverte depuis bien longtemps, car la serrure était couverte de rouille.
Lilian, arrivée là, s’apprêtait à tourner les talons pour revenir sur ses pas, quand une voix s’éleva de l’autre côté de ce mur : une jeune voix légère et bien exercée, qui lançait des notes brillantes. La fillette s’immobilisa, l’oreille tendue, pour ne rien perdre de ce chant... Celui-ci, d’ailleurs, semblait se rapprocher... Tout à coup, au-dessus du mur, surgit une tête de très jeune homme, blonde et fine. La bouche, d’où venait de s’échapper une vocalise, demeura ouverte d’étonnement pendant quelques secondes. Puis le jeune étranger se mit à rire, sans embarras.
– Pardon, je ne savais pas qu’il y avait quelqu’un là !... Vous m’écoutiez chanter ?
Lilian, que la surprise avait fait rougir un peu, répondit affirmativement, en ajoutant :
– Comme vous avez une jolie voix !
– On le dit. Aussi je m’en sers. Chez nous, d’ailleurs, tout le monde chante et joue d’un instrument quelconque. Et vous ?
– Moi, j’avais commencé le piano, mais je n’ai pas pu le continuer. Cependant, j’aime tellement la musique.
– Eh bien ! ce n’est pas à Stanville-House que vous pourrez en faire !... Car je me doute que vous êtes une des parentes françaises que la noble dame attendait, comme elle a pris soin de le faire savoir dans tout Breenwich, afin que chacun tombe en pâmoison devant tant de générosité !
– Oui, je suis Lilian de Sourzy.
– Ah ! que je vous plains, ma pauvre petite !...
C’était, en effet, une réelle commisération qui se montrait dans les yeux bleu clair et doux.
– ... Vivre à Stanville-House !... sous le joug de lord Stanville et de sa mère ! Autant s’enfouir tout vif dans une glacière ou s’enfermer dans un cachot sans air et sans lumière !... Vous parliez de musique... Lady Laurence la déteste et la déclare un art inutile, nuisible même. Ainsi pouvez-vous juger comme nous sommes bien notés chez elle ! La musique, nous ne faisons à peu près que cela, du matin au soir. En outre, nous sommes pauvres. Voilà plus qu’il n’en faut pour être rejetés dans le néant par nos richissimes cousins.
– Vos cousins ?
– Oui, nous leur sommes parents du côté Stanville, par ma mère. Mais celle-ci appartenait à une branche appauvrie ; de plus, elle avait épousé un compositeur irlandais de grand talent, Daniel O’Feilgen, qui mourut, jeune encore, en lui laissant pour tout bien quelques dettes et cinq enfants, dont moi, Joe, je suis l’aîné. Lord James Stanville et sa femme nous regardaient de haut, comme vous pensez. Quand ma mère, après son veuvage, dut venir solliciter un peu d’aide près de son cousin, elle fut reçue poliment, mais sans bienveillance, et se vit octroyer comme grâce insigne la jouissance d’une vieille maison, là...
Il désigna quelque chose derrière lui.
– ... Tout y croule, tout menace ruine. Mais lord James a toujours refusé d’y faire la plus petite réparation... et ce n’est pas à son fils que nous nous risquerions à en demander ! Sa Seigneurie doit trouver ce logis bien assez bon pour de pauvres hères tels que nous, indignes de son auguste attention... Enfin, cela nous évite toujours de payer un loyer tant que tiendront les murs et le toit !
Il se mirent à rire. La gaieté reparaissait dans ses yeux, animait son visage au teint clair... Lilian le trouvait très aimable, très sympathique. Puis il était aussi un parent pauvre, comme elle. Cela formait déjà un lien entre eux.
Joe, s’étant commodément appuyé au mur, la considérait avec attention. Il dit d’un ton admiratif :
– Quels beaux cheveux vous avez ! Ça doit faire loucher cette pimbêche de petite Bairn, qui n’a que de la filasse sur la tête ?... Est-elle laide et désagréable ! Mais, parce qu’elle a de l’argent, lady Stanville la traite comme sa fille.
– Il est certain qu’elle ne paraît pas bien aimable... Est-ce que vous venez quelquefois à Stanville-House ?
– Nous ? Une fois par an, le 1er janvier, en grande cérémonie... Et c’est bien assez ! Lord Stanville ne daigne jamais se trouver là ; c’est lady Laurence qui nous reçoit, et les dix minutes de la visite se passent à écouter ses critiques sur les gens qui gaspillent leur existence dans des occupations stériles et sottes – ce que nous empochons avec sérénité, sachant trop bien à qui le discours s’adresse.
Joe rit de nouveau en secouant sa tête blonde.
Lilian demanda :
– Comment pouvez-vous tenir contre ce mur ?
– Il y a là une petite terrasse... Revenez donc demain ici, vers cette même heure, si vous le pouvez... Je vous amènerai mes sœurs, qui seront très contentes de faire votre connaissance.
– Je ne demande pas mieux, si elles sont aussi gentilles que vous. Quel âge ont-elles ?
– Kathleen, quatorze ans, déjà très forte en violon. Daisy, la pianiste, entre dans sa douzième année...
– Comme moi.
– Vous ne paraissez pas cela !... Et puis il y a les petits frères : Pascal, neuf ans, et Trick, six ans. On ne s’ennuie pas chez nous, je vous assure ! On n’est pas pétrifié comme là...
Sa main s’étendit dans la direction de Stanville-House.
– ... Quel malheur d’être si riche et de n’en pas profiter ! On trouvera lord Stanville changé en pierre, l’un de ces jours, à moins que ça ne soit en lingot d’or. Allons, je me sauve, car j’ai mon piano à étudier. Mais tâchez donc de venir nous voir avec madame votre mère. Maman sera enchantée, je m’en porte garant. Quant aux petites, vous deviendrez leur amie du premier coup.
– Mais croyez-vous qu’on nous le permettra ?
– Vous n’avez pas besoin d’en rien dire à lady Stanville.
– Et si elle l’apprend ?
Joe se gratta le menton.
– Oui... ça vous ferait des histoires ennuyeuses... D’un autre côté, lui demander la permission, c’est aller au-devant d’un refus, presque certainement... Enfin, nous y réfléchirons. Venez toujours ici demain pour voir Kathleen et Daisy, n’est-ce pas ?
– Oui, certainement, si rien ne m’en empêche.
Il adressa à la fillette un amical signe d’adieu et disparut derrière le mur.