III

2619 Mots
IIINorbert s’éveilla le lendemain matin au son de l’Angélus. Une brise déjà chaude entrait dans la chambre avec les bruits divers de la petite ville qui reprenait sa vie de chaque jour. De son lit, Norbert voyait le soleil levant éclairer l’horizon et les collines boisées qui se dessinaient avec netteté sur le bleu pâle d’un ciel très pur. « Une belle journée qui se prépare, pensa-t-il, je vais tâcher d’en finir vite avec ce notaire pour faire connaissance avec la ville et ses environs, dès cet après-midi. » Tandis qu’il s’habillait, son regard fut attiré à nouveau par la statue de bois et il s’approcha pour la mieux regarder. Du point de vue artistique, elle lui paraissait présenter assez d’intérêt pour qu’il décidât de la faire figurer parmi les objets à enlever avant la conclusion de la vente. De même la pendule. Si son père n’y voyait pas d’inconvénient, il la mettrait dans son cabinet de travail. Elle serait, dans ce décor « acheté », un souvenir de famille – le seul. Rien d’autre ne valait la peine d’être enlevé de cette chambre... Non, vraiment, il ne voyait rien. Son regard faisait le tour de la pièce. Pendant quelques secondes, il s’attacha au grand Christ jauni pendu à la croix de bois noir. – Cela n’a aucune valeur, murmura-t-il. Il se souvenait de crucifix anciens admirés dans des expositions ou des musées. Celui-ci n’avait rien qui rappelât ces pierres précieuses. Aussi Norbert en détourna-t-il les yeux avec indifférence, non sans penser comme il l’avait fait d’autres fois : « C’est étrange, le culte que depuis des siècles tant d’êtres humains rendent à cet homme supplicié, victime de l’intolérance juive. » Tout en finissant de s’habiller, il continua l’examen de la pièce. Sur la cheminée, deux vieilles photographies se faisaient pendant. Elles représentaient un homme à la physionomie fine et songeuse, une jeune femme souriante portant la crinoline et qui entourait de ses bras deux petits garçons, « Les grands-parents, sans doute, avec mon oncle et mon père », pensa Norbert. Quand il fut prêt, avant de descendre il s’approcha du balcon pour jeter un coup d’œil sur le jardin dont il n’avait rien vu la veille, dans la nuit. C’était un bon vieux jardin de province, quelque peu abandonné à lui-même, charmant néanmoins, avec ses bosquets de noisetiers, de lauriers, ses vieux arbres, sa charmille, ses plates-b****s, où fleurissaient pêle-mêle les rosiers de Bengale, les pieds d’alouette, les grandes pâquerettes à cœur jaune. Une palissade de bois, disparaissant sous les feuillages touffus de superbes clématites, le séparait du jardin voisin. Celui-ci, également à l’ancienne mode, était bien entretenu, du moins dans la partie que pouvait apercevoir Norbert. Il y avait là de fort beaux rosiers, des héliotropes dont le parfum vanillé arrivait jusqu’à lui. En s’avançant un peu sur le balcon il aperçut toute une floraison de roses-thé sur la façade de la maison. Celle-ci paraissait très ancienne. Il distingua une porte en ogive, des ornements sculptés autour des fenêtres. Un vieux figuier abritait un puits décoré d’une antique ferronnerie. Derrière lui. Norbert aperçut une aile en retour, avec des fenêtres ogivales, des pinacles sculptés au bord du toit. D’intéressants restes du passé devaient exister dans cette ancienne petite cité. Il se promettait de les voir avant son départ. Quand il descendit, Élise avait déjà mis le couvert dans la grande salle à manger qu’assombrissait le voisinage d’un marronnier. Elle s’informa comment il avait passé la nuit tout en le servant. Tandis qu’il lui répondait, il la considérait avec intérêt, car il l’avait mal vue la veille à la lueur de la lampe. C’était une grande, maigre, vieille femme, très droite encore. Son visage ridé, couleur de cire jaunie, avait dû avoir une certaine finesse. Les yeux, très noirs, restaient beaux sous leurs paupières flétries. Leur doux et franc regard plut aussitôt à Norbert. Tout en commençant de déjeuner, il demanda : – Où demeure-t-il, ce Me Roubin, qui a informé mon père qu’un de ses clients désirait acheter cette maison ? – Dans la rue des Archers, monsieur, à dix minutes d’ici. On traverse la place de l’Église, on va jusqu’au bout de la rue des Trois-Anges, et après c’est la rue des Archers... Ainsi donc, M. Maurice songerait à vendre la maison ? Elle fit une petite pause avant d’ajouter avec une intonation de reproche : – La maison de ses parents. – Eh oui, Élise ! Elle lui est tout a fait inutile, car, fixé à Paris depuis si longtemps, il n’a aucune intention de revenir par ici. – Puisque monsieur est riche, il aurait pu la garder tout de même pour qu’elle ne sorte pas de la famille. Tel était bien l’avis de Norbert. Il ne comprenait pas que, sans nécessité, son père vendît ce vieux logis où il était né, où il avait vécu son enfance et son adolescence. Mais en se rappelant la désinvolture avec laquelle M. Defrennes lui avait parlé de « la vieille bicoque », dont il désirait se débarrasser, le jeune homme se rendait compte que les souvenirs du passé familial n’existaient pas pour lui. En jetant un regard autour d’elle, Élise soupira longuement : – Je trouvais déjà bien triste que la maison ne fût jamais habitée. Mais y voir des étrangers, ce sera pire ! – Vous êtes attachée à cette demeure, Élise ? – Oui, monsieur, et ça se comprend ! Je suis entrée au service de la famille Defrennes à l’âge de douze ans. J’ai partagé toutes les joies et tous les malheurs de mes maîtres. Aussi ai-je accepté avec empressement l’offre que me fit M. Maurice, après la mort de M. Raymond, de soigner, d’entretenir la maison. Cela m’était bien facile, car ma nièce chez qui je me suis retirée avec mes petites rentes, loge tout près d’ici, sur la place. – Quand j’aurai vu ce notaire, je ferai connaissance avec la ville. Qu’y a-t-il d’intéressant ? L’église, d’abord, n’est-ce pas ? – Oui, monsieur. Elle est très belle et très ancienne. Ce fut autrefois celle des Prémontrés qui avaient ici un monastère fondé par saint Norbert lui-même. Les touristes viennent beaucoup la voir ainsi que les bâtiments qui restent de l’abbaye. Puis il y a la Porte des Chantres, les vieilles tours, une partie des remparts, et aussi plusieurs maisons qui sont de même époque que l’église. – N’en existe-t-il pas une à côté ? – Oui, celle des messieurs Laurentie, qui sont des cousins de monsieur, – Des cousins proches ? – Non, pas bien proches. Je crois que les grands-pères de M. Maurice et de M. Bruno étaient cousins germains. Mais toujours on voisinait ferme entre les deux familles. Le père de M. Maurice et M. l’archiprêtre, qui étaient du même âge, s’aimaient comme deux frères. Plus tard, il en fut de même entre M. Raymond et M. Bruno. – Qui est M. Bruno ? – Le fils d’un frère aîné de M. l’archiprêtre. Il est notaire, comme son père, comme son grand-père, comme d’autres Laurentie avant eux. C’est l’étude la plus ancienne et la meilleure de tout le pays. Malheureusement, il n’a pas de fils, rien qu’une fille, Mlle Bénédicte, qui est bien mignonne mais un peu délicate de santé, comme sa défunte mère. Elle dirige la maison où vit aussi M. l’archiprêtre, M. l’abbé Laurentie, qui est très âgé. Tandis que Norbert buvait l’excellent chocolat préparé par elle, la vieille femme ajouta : – Elle a une jolie voix, Mlle Bénédicte. Hier soir, elle a chanté un Ave Maria qui a fait bien plaisir à tout le monde. – Il y avait une cérémonie à l’église ? – Oui, pour la fête de Notre-Dame des Anges, à qui est dédiée l’église, comme l’était aussi le monastère. Ah ! elle n’est plus pleine comme autrefois, bien sûr ! Clergeac se meurt, comme dit M. Bruno, et dans ceux qui restent il y a bien des indifférents ! Avant de se rendre chez le notaire, Norbert voulut faire une visite domiciliaire. Il parcourut les pièces, peu nombreuses, mais très vastes : le salon décoré de boiseries grises et d’un mobilier empire, fané, le cabinet de consultation d’une simplicité presque monacale, qui avait servi au docteur Raymond Defrennes, à son père, à son grand-père. Au premier, il visita les trois chambres qu’il ne connaissait pas, toute meublées dans le genre de celle où il avait couché. Dans l’une, il remarqua un portrait peint à l’huile représentant un petit garçon de cinq à six ans, brun, frêle, de mine souffreteuse. Les yeux bleus, doux et pensifs, donnaient à cette physionomie d’enfant un attrait qui retint un moment Norbert dans une contemplation pensive. La servante, près de laquelle il s’informa en descendant, lui apprit que ce portrait était celui du fils de Raymond Defrennes, le petit Dominique. – ... La chambre où il se trouve était celle de M. Raymond. Lui, le pauvre chéri, couchait dans celle des grands-parents, parce qu’elle était plus claire, plus aérée. C’est là qu’il est mort, comme un vrai petit saint. Une larme mouilla les yeux noirs. Norbert demanda : – Mon oncle était veuf, à ce moment-là ? La physionomie d’Élise laissa voir une assez vive surprise à cette question, qui montrait l’ignorance complète du jeune homme à l’égard de sa famille paternelle. – Mais non, M. Raymond n’était pas veuf ! Sa femme, une grande belle brune, l’avait lâché pour s’en aller dans les Amériques avec un Espagnol très riche. Le pauvre monsieur en reçut un coup dont il ne se remit jamais. Il l’avait beaucoup aimée, cette misérable qui trompait le monde avec ses mines sérieuses et ses airs de dévotion. Il se consacra au petit que sa mère abandonnait, il le soigna comme jamais cette femme n’aurait su le faire. Mais voilà que l’enfant, dans ses derniers jours, se mit à demander : « Maman !... je veux voir maman ! » Nous avions beau lui dire : « Elle est en voyage bien loin », il répétait toujours : « Je veux la voir ! » « Un jour, il regarda son père avec des yeux tellement suppliants que le pauvre monsieur n’y tint plus. Il alla s’asseoir devant son bureau. Quand il sortit, une lettre à la main, il était blanc comme un linge, avec une figure toute raidie et des yeux où il y avait tant de souffrance !... tant de souffrance, monsieur ! Il me dit d’une voix toute sèche : « Tenez, portez cela, Élise. » « Et il me jeta presque à la figure l’enveloppe qui portait l’adresse de Mme Defrennes dans un grand hôtel de Paris où, par des amis, monsieur avait appris qu’elle se trouvait en ce moment. « Elle arriva le surlendemain, très belle toujours, très élégante. Le petit allait de pire en pire ; mais il l’avait encore demandée plusieurs fois. Il eut la force de lui tendre les bras, de murmurer d’une voix qu’on entendait à peine : « Maman ! » Elle l’embrassa en disant avec ces jolies intonations de voix qu’elle avait : « Niquet... mon joli petit Niquet ! « Monsieur était là debout, derrière, avec la figure d’un mort, et il serrait les poings... Élise sortit son mouchoir et s’essaya les yeux. – ... L’enfant mourut dans la nuit. Elle avait été se mettre sur un lit pour se reposer. Comme Dominique ne la demandait plus, monsieur ne voulut pas qu’on allât la réveiller. Quand le lendemain elle voulut lui en faire des reproches, il répondit avec un air dur que je ne lui avais jamais vu : « Je ne vous ai fait venir que pour lui, à qui je ne pouvais refuser même cela, le pire sacrifice pour moi. Mais à vous, la mère qui l’avez lâchement abandonné, à vous chez qui je n’ai pu découvrir devant le lit de mort de cet ange le moindre signe de repentir, ni même de vraie souffrance, je n’ai que ceci à dire. Ne profanez plus par votre présence cette demeure où ont vécu tant de femmes irréprochables, d’où vient de s’envoler vers Dieu une petite âme toute pure. Repentante, je vous aurais accueillie, non sans révolte et douleur, parce que ma religion me l’eût commandé. Mais telle que vous êtes toujours, je ne puis vous voir un instant de plus sous ce toit.» « Elle partit en essayant de le braver, mais sans oser riposter. Il paraît qu’elle est morte, il y a quelques années, à l’étranger. Mais pardon, monsieur, je vous ennuie peut-être avec ces tristes histoires ? » Norbert déclara qu’au contraire il y prenait intérêt ; de fait, il lui plaisait d’entendre un peu parler de cette famille paternelle qu’on semblait avoir reléguée dans l’oubli, chez le banquier. Tandis qu’il se préparait pour sortir, il songeait au drame banal que venait d’évoquer la vieille servante. Cette paisible maison qui semblait n’avoir jamais dû abriter que des existences calmes et unies, avait connu la tragique désunion de deux êtres qui s’étaient promis amour et fidélité, la désertion d’une femme, d’une mère faible devant l’appel de la passion, mais peut-être surtout désireuse d’une vie plus brillante, de faux plaisirs du monde que ne pouvait lui donner le docteur Defrennes. Élevé dans un milieu qui pratiquait au point de vue moral ce que Mme Maurice Defrennes appelait « la plus grande largeur d’idées », Norbert, néanmoins, n’avait jamais éprouvé ces sortes de défections. En lui existaient, tout instinctifs, le sentiment de la famille, le respect du lien qui la forme et du foyer qui la constitue. Mais comme, d’autre part, son éducation ne l’avait pas préparé à comprendre la doctrine du sacrifice, de l’acceptation des souffrances dans le devoir, il se trouvait assez embarrassé pour concilier l’impression pénible que lui causait la détente des liens familiaux, dans la société à laquelle il appartenait, avec le principe du droit à la libre jouissance qui, très naturellement, découle de la croyance que la mort est la fin de tout l’être, l’anéantissement total. Ceci n’était d’ailleurs qu’une des faces du conflit de sentiments, de la lutte secrète entre les forces ancestrales et l’esprit nouveau, en cette âme droite, probe, chercheuse de vérité, d’idéal, et méprisant les joies factices dont on se contentait autour de lui. Quand il sortit de la maison Defrennes, il jeta d’abord un coup d’œil aux alentours. En face, il y avait un mur de jardin, assez décrépit, couronné de joubarbes. Une vieille petite maison d’un étage lui faisait suite, formant le coin de la rue et de la place. Norbert se retourna pour regarder le logis Defrennes, ses fenêtres grillées, son balcon de fer forgé. Puis, aussitôt, son attention se porta sur la demeure voisine. Sa porte en ogive, ses fenêtres à meneaux en croix, les gargouilles de ses toits, la situaient dans un lointain passé. Aussi lointain sans doute que l’église dont Norbert, en faisant quelques pas vers la place, vit se dresser la masse imposante. Elle datait de la première période ogivale. Sa façade, comme sculptures, ne présentait qu’un intérêt secondaire, mais la noble pureté de ses lignes frappa Norbert. Un clocher aux proportions harmonieuses se dressait dans la grande lumière de ce matin d’été. Entre les ouvertures en ogives élancées, Norbert distingua les cloches dont, la veille, il avait entendu la voix. En jetant un coup d’œil autour de la place, il vit de petits logis sans grand intérêt, qui devaient avoir un siècle ou deux d’existence. Mais à gauche de l’église, et communiquant avec elle par un petit cloître aux fenêtres géminées, se dressait une demeure aux murs anciens, au toit verdâtre, où l’on entrait par une porte ogivale surmontée d’une croix taillée dans la pierre. Cette porte, et les fenêtres semblables, la signalaient comme un témoin de cette époque médiévale à laquelle appartenait Notre-Dame des Anges et la maison des Laurentie. Cette dernière se trouvait située au coin de la venelle mal pavée, longeant de ce côté le flanc de l’église, et se continuait là par cette aile que Norbert avait aperçue de sa fenêtre, sur le jardin. Au-dessus d’une porte, il distingua des panonceaux ternis. Là se trouvait évidemment l’entrée de l’étude Laurentie. Remettent à plus tard d’examiner mieux toutes ces choses qui, de prime abord, excitaient son intérêt, Norbert prit le chemin indiqué par Élise pour se rendre chez Me Roubin. À l’extrémité de la vieille rue des Archers, dont les logis pittoresques s’en allaient de guingois, semblaient prêts à choir l’un sur l’autre, une maison entre cour et jardin abritait l’étude Roubin. Norbert y trouva un jeune notaire qui lui déplut par son air de pose, et la façon dédaigneuse avec laquelle il parlait de la vieille demeure dont, à son avis, M. Defrennes avait cent fois raison de se débarrasser. – ... L’occasion est excellente et ne se représentera peut-être pas d’ici longtemps. M. Mutin, mon client, se retirant du commerce, désire acheter une maison. La vôtre lui conviendrait, et il prendrait aussi les meubles, pour peu de chose, naturellement, car c’est un mobilier complètement démodé, à peu près sans valeur, sauf quelques pièces que, peut-être, vous ne laisserez pas ? – En effet, j’ai l’intention de retirer certains objets. Du reste, je veux réfléchir encore. Je reviendrai vous voir cet après-midi ou demain. – Je suis tout à votre disposition, monsieur ! Et Me Roubin, empressé, reconduisit jusqu’à la grille de la cour le fils du banquier, de ce Maurice Defrennes qui était une personnalité dans le parti politique, dont le jeune notaire était l’un des adeptes dans la petite ville.
Lecture gratuite pour les nouveaux utilisateurs
Scanner pour télécharger l’application
Facebookexpand_more
  • author-avatar
    Écrivain
  • chap_listCatalogue
  • likeAJOUTER