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1738 Mots
3 Les premiers mots que Granetti eût pour moi furent les suivants : « Tiens, ils ont rajeuni les gardiens ! » Puis les semaines passèrent et un jour, il me demanda son premier service... Ce soir-là, lorsque je quittai le vestiaire, avec dans l'estomac le regard de Fournil, je ne pris pas mon chemin habituel, vers la bouche de métro censée me ramener au domicile de mes parents… Je revins sur mes pas, longeai les murs hauts et gris de la prison et me retrouvai devant l'entrée, celle par laquelle un gardien ne doit jamais passer sous peine de risquer d'être pris en chasse par les copains de l'un des détenus. Je venais de commettre là la première transgression au règlement interne. Mais c'était pour lui. Il y a presque toujours, en face d'une maison d'arrêt, un café. C'est là que les familles des détenus viennent attendre la sortie, dans le meilleur des cas ; dans le pire, c'est ici qu'ils prennent eux aussi un dernier verre. Alors que je poussais la porte grinçante du « À la bonne santé ! », je savais que je commettais, à cet instant, la deuxième transgression du règlement : ce bar était formellement interdit aux matons ; tout comme on leur demandait d'éviter tous les commerces des environs. Mais c'était pour lui. Ce qui m'a surpris, c'est l'ambiance qui régnait dans celui-ci. Il était fréquenté par une clientèle assez disparate, mais finalement assez semblable quand même. Les habitués étaient presque tous des anciens d'en face ; comme s'ils ressentaient une nostalgie de leur vie en cage ; ou comme s'ils attendaient un copain laissé sur le bord de la route ; ou bien n'attendaient-ils qu'une fin ? Ou un début… Il est vrai que c'est là qu'ils venaient chercher un point de départ, un tuyau, une adresse, pour repartir du bon pied. Pour les autres, il s'agissait forcément de parents ; en attente eux aussi. Ce qui m'a captivé, ce sont les paroles échangées entre tous ces gens qui, avec le temps, finissaient par se connaître ; faisant tous partie de la même famille. Ce qui m'a toujours intrigué, plus encore que l'ambiance ou les paroles échangées, c'est le fait qu'aucun d'entre eux n'avait jamais eu l'idée que le patron du bar pouvait être un flic ou un indic des flics. Personne n'a jamais, je pense, cherché à savoir qui il était réellement ; comme si cet endroit était leur endroit ; qu'il était strictement interdit aux ennemis de la Famille ; d'ailleurs, dans les semaines qui ont suivi, je n'ai jamais vu de flics, pas même en planque, dans les alentours. Lorsque j'entrai ce soir-là, je la vis immédiatement. Il y avait pourtant d’autres femmes seules dans le café, mais je l'aurais reconnue entre mille ; et cela, même si Granetti ne m'avait pas montré sa photo. Elle était exactement comme il me l'avait décrite : « Tout simplement unique ! » Oui, il avait raison, elle était unique ; pour une femme… Je n'ai jamais été attiré par les filles. Durant mes études, j'étais bien trop préoccupé pour les regarder. Et puis, au temps où j'aurai pu être libre de cœur, Léo Granetti était entré dans ma vie. Julie Nobel avait vingt-huit printemps. Elle était grande, blonde. Elle était aussi très bien habillée, c'était ce que l'on remarquait immédiatement... Elle fumait de longues et fines cigarettes qu’elle montait sur un porte-cigarettes, ce qui les rendait encore plus longues, pour moi qui détestais le tabac. Elle avait aussi de grands yeux, verts et pétillants d'intelligence, mais lorsque je m'approchai de sa table ce soir-là, son regard était vide, complètement perdu dans le néant. Au moment où je m'arrêtai près d'elle, elle tourna sa tête lentement tout en exhalant un épais nuage de fumée. Ses yeux sombres s'illuminèrent d'un seul coup et ses joues, pâles comme la mort, redevinrent roses : — Léo ! Je ne bougeai pas, mais tout en moi me cria que je venais de découvrir comment j'allais réussir à faire un pied de nez au destin de Léo Granetti… Lorsqu’elle réalisa son erreur, le visage de la jeune femme se referma aussi vite qu'il s'était éclairé et ses joues reprirent aussitôt leur pâleur d'origine. Elle tourna la tête de gauche à droite puis de droite à gauche, comme si elle vérifiait qu'il n'y avait pas… — Pardon monsieur, je... je... je vous ai pris pour quelqu'un d'autre. Je suis désolée, vraiment désolée... dit-elle d’une voix affolée. Je me penchai jusqu'à être presque tout contre son front ; je sentis un parfum de jasmin. — N'ayez crainte, c'est Léo, je veux dire monsieur Léo Granetti qui m'envoie, chuchotai-je. Nouvelles couleurs sur ses joues, à nouveau roses puis, rapidement rouges. Ses yeux s'écarquillèrent et son regard en fut presque troublant ; dérangeant... — Mais que... Comment ? Qui ? Qui êtes-vous ? Un ami ? s'empressa-t-elle de demander. — Oui, enfin non... je veux dire que je... Je stoppai net ma phrase, réalisant que je venais d'éviter de commettre l'irréparable en ne déclinant pas mon identité dans ce bar. Elle m'étonna par une extrême rapidité d'esprit et je me demandai si elle était tout simplement intelligente ou bien si Granetti, au fil du temps, avait déteint sur elle, lui transmettant cette méfiance envers les étrangers qui pouvaient très bien être des flics ou des amis des flics, en tous les cas des ennuis. — Venez, chuchota-t-elle à son tour, ne restons pas ici. Nous... nous serons mieux dehors... Je l'aidai à enfiler son manteau et l'escortai jusqu'à la sortie. Derrière nous, le patron lui lança : « À demain Mademoiselle ! » et je compris ce que je savais déjà : qu'elle venait ici tous les jours, depuis presque dix mois que Léo était enfermé, en face. L'air frais, mais agréable de la rue, les passants, les autos, tout ce qui manquait à Granetti. Nous marchâmes sans mot dire, pendant quelques longues minutes. Je m'arrêtai enfin devant la vitrine d'un chapelier et la regardai. Ses yeux étaient devenus tristes. Je compris aussi qu'elle attendait beaucoup de moi. Que j'étais son seul espoir ! Je me demandais où ils étaient passés, tous les amis de Léo, tous ceux qu'il avait drainés dans son sillage par sa légendaire générosité. — Vous pouvez nous aider, Monsieur ? Monsieur... — Je m'appelle Paul. Paul Tourvel. Je suis gardien à la prison. Je suis... je viens de finir mes études et je... Je m'arrêtai net, réalisant que là, sur ce trottoir, face à cette femme que je ne connaissais qu'à travers les mots que Granetti avait prononcés, je venais de prendre encore une décision terrible de conséquences pour le reste de ma vie. Que dirait mon père ? Quel nouveau chagrin pour ma mère ? Il se mit à pleuvoir. Je tournai la tête, cherchant un possible abri, mais je n’en trouvais pas qui pouvait faire notre affaire ; je pensai alors que j’avais déjà commis bien assez d’imprudences et qu’il ne fallait pas que je m’attarde trop ici. Julie Nobel, elle, me regardait, suspendue à mes lèvres. Nerveusement et sans regarder ses mains, elle se battait contre une cigarette (la dernière de son paquet), qu'elle réussit finalement à extirper. Elle froissa le paquet vide et le jeta machinalement dans le caniveau qui ruisselait. Alors que j'entendais les cliquetis d'un briquet et sentais le tabac brûlé remonter à mes narines délicates, mes yeux suivirent le paquet froissé qui s'éloignait de nous, prenant déjà le virage de la rue voisine. Comme si elle lisait dans mes pensées, Julie me dit : — Il n'a plus aucun ami maintenant, vous savez... — J'ai tout arrêté, continuai-je sans la regarder, comme si mes confessions étaient trop dures à débiter, à assumer surtout. Oui, j’ai décidé de rester à la prison, le métier de gardien me convient plutôt bien. Et puis, comme ça, je suis tout près... tout près de lui. Julie s'agita devant moi. Je posai enfin mes yeux sur elle. Elle pleurait. Elle tira avec peine sur le porte-cigarettes et, après avoir soufflé la fumée, elle dit, d'une voix étonnement calme : — Ils vont l'exécuter, c'est sûr et certain. Je la sentis si fragile et si forte à la fois. Quel drôle de bout de bonne femme, pensai-je. — Oui... son avocat pourra faire tout son possible, Léo... je veux dire monsieur Granetti est indéfendable. L’unique chose sur laquelle il pourra compter, c'est une grâce venue – je levai la tête comme si je m'adressais à Dieu qui, à mon humble avis, était bien le seul à pouvoir accorder l’ultime clémence – venue d'en haut et sur rien d’autre. La pluie venait d’éteindre sa cigarette qu’elle s’empressa de jeter dans le caniveau. La cigarette suivit rapidement le même chemin que le paquet. La cigarette glissait sur l'eau sale ; on aurait dit que la seule chose qui semblait compter pour elle à présent, c'était de rattraper le paquet. Je songeai stupidement à Eugène Boyer et à Paul Doumer et me revis soudain trois ans en arrière, la tête coincée sous la lame de la Veuve… et j’en déduisis aussitôt que Léo Granetti ne devait pas plus compter sur la chance qu’un quelconque quidam qui aurait eu le cran d’assassiner le Président… Tout de même ! La voix de Julie me parvint : — Que pouvez-vous pour lui, Monsieur ? Paul. — Je... je suis venu vous dire des choses... des choses que monsieur Granetti voulait que vous sachiez. L'argent... il a dit qu'il y avait de l'argent sur un compte... il en reste suffisamment a-t-il dit, pour que vous repartiez dans la vie. Elle ne bougeait pas. Je sortis de ma poche une lettre écrite par Granetti. — Tenez, c'est pour vous... il vous écrira tous les jours. (Elle écarquilla les yeux, Granetti ne savait pas écrire.) Il me dicte et c'est moi qui écris, précisai-je. Et tous les jours... tous les jours, je vous ferai passer son courrier. — Pourquoi faites-vous ça ? Pour de l'argent ? — Non, je ne veux rien. Rien du tout... je... c'est comme ça, c'est tout. Elle sembla s'affoler et regarda de tous les côtés comme si elle allait soudain voir débouler sur nous une horde de flics, mais bien sûr personne ne vint. Seule une vieille dame arrivait dans notre direction, sans un regard, croulant sous le poids de deux sacs, de son âge et de sa fatigue, son visage battu par la pluie. — Il n'a plus un seul ami, je vous l'ai dit. Je n'ai de contact avec personne, je... il n'y a rien à gagner... à part de... un peu d'argent ? — Je ne vous demande pas d'avoir confiance, comment pourrais-je le faire ? Peut-être que monsieur Granetti vous parlera de moi dans ses lettres, mais quoi qu'il en soit, je ne veux rien. Rien du tout. Par contre, il nous faut éviter d'être vus, on ne sait jamais. Je n'ai normalement pas le droit de venir dans ce café. Je ne devrais même pas être ici, je veux dire... les rues proches de la prison sont interdites aux gardiens, c'est... c'est le règlement. — Oui, oui, je comprends... Vous voulez une... une adresse ? — Non... on peut se croiser plus loin... (Je regardai vers le coin de la rue, là où la cigarette avait tourné, à la recherche de son paquet perdu.) Dans la rue voisine par exemple... là où vous allez, de là où vous venez, je n'ai pas à le savoir... mais soyez quand même prudente... très prudente. Je la laissai là, seule sous la pluie, mais pas tout à fait, car elle serrait entre ses doigts fins la lettre de son homme. Je rentrai chez mes parents avec une bonne demi-heure de retard, mais avec le sentiment d'avoir réalisé quelque chose d'incroyable ; quelque chose que personne ne pourrait jamais comprendre…
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