Chapitre 1

1765 Mots
Chapitre 1 Mary Lester arrivait sans se presser au commissariat de Quimper. En ce matin de mars, les eaux de l’Odet, ce fleuve côtier qui traverse la ville, étaient encore troubles des pluies de la veille, mais il y avait du printemps dans l’air. On sentait que les fleurs des marronniers étaient prêtes à faire éclater les gros bourgeons vernissés qui les comprimaient encore et qu’il ne s’en faudrait désormais que de deux ou trois journées de soleil pour que la nature se manifeste avec exubérance. Elle s’attarda quelques instants à contempler les magnolias centenaires penchés sur l’eau qui donneraient sans tarder, pour l’enchantement des passants, une extraordinaire floraison blanche et rose. Il n’y avait plus que la rue à traverser pour arriver au commissariat. Mary soupira : ce n’était pas un temps à aller s’enfermer dans un bureau! Elle haussa les épaules : le devoir, le travail s’opposant au désir, en cette belle saison, de s’en aller musarder et humer la nature au printemps. A cette heure, ils étaient quelques millions comme elle, sur le point d’entrer au bureau, à l’atelier, à l’usine, qui ressentaient une incoercible envie d’accrocher le boulot au clou… Mais voilà, il faut bien vivre, il faut bien gagner sa croûte. Toujours présente la malédiction biblique : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front ». Elle imagina quelques millions de soupirs poussés à cette heure par quelques millions de poitrines et avança vers le passage clouté. Le feu était au vert pour les piétons; elle traversa après un dernier regard aux magnolias. Sur le trottoir opposé, un homme la regardait venir vers lui. Un homme dans la cinquantaine avancée, vêtu d’un trench-coat mastic, coiffé d’un feutre beige, fumant une cigarette américaine. Mary le reconnut, lui sourit : – Salut, patron. – Bonjour, jeune et jolie personne… Elle sourit plus largement. Depuis son entrée dans la police, elle n’avait travaillé que sous une hiérarchie masculine, pas toujours bienveillante, qui la considérait trop souvent comme une intruse ou alors, qui se ridiculisait en compliments éculés dans le but de la draguer. Le commissaire Fabien n’avait aucun de ces travers. Nonobstant cet uniforme de flic de cinéma des années trente qu’il se croyait obligé d’arborer, il avait des manières fort civiles et plus aucune prévention contre l’entrée des femmes dans la police. Plus aucune depuis qu’il connaissait Mary Lester, depuis qu’elle avait débrouillé brillamment des affaires confuses où des hommes dits d’expérience s’étaient allégrement « emmêlés les pinceaux ». – Je vous ai vu admirer les magnolias, dit Fabien. Ils vont bientôt fleurir. Mary tira la lourde porte métallique armée de verre incassable et s’effaça pour laisser passer le commissaire. – Eh oui! dit-elle, c’est le printemps! Le commissaire s’arrêta dans le hall, rendit leur salut aux gardiens présents : – Comme vous dites ça! fit-il. On dirait que ça vous chagrine. – Oh non! bien au contraire. Ce qui me chagrine, c’est de devoir être enfermée avec un ciel pareil. Et elle regardait, à travers les vitres poussiéreuses du poste, l’azur sans nuage. – Enfin… Elle s’engagea dans l’escalier qui menait à son bureau, tandis que Fabien consultait la main courante, ce registre où les « nuiteux » consignaient les incidents survenus pendant leur garde. Rien n’ayant retenu son attention, il emprunta à son tour l’escalier pour gagner son poste de commandement, au premier étage. • Fortin avait précédé Mary Lester dans le petit bureau qu’ils partageaient, à quelques portes de celui du patron. Il accomplissait son premier travail de la journée, c’est-à- dire qu’il lisait l’Équipe, le quotidien sportif nécessaire à son équilibre. Mary ne se souvenait pas d’être entrée dans ce bureau sans voir Jean-Pierre Fortin derrière son journal étalé sur sa machine à écrire. Elle se demandait bien ce qu’on pouvait trouver de si passionnant aux dernières frasques de Cantona ou aux tendinites des rois de la raquette, mais enfin, il en faut pour tous les goûts. Jean-Pierre Fortin, « le petit Fortin » comme disait le commissaire Fabien que le lieutenant dominait d’une tête et demie, était un bon camarade, un grand costaud sans malice qui se serait jeté au feu pour « sa » Mary. En tout bien tout honneur. Il vénérait de la même façon son épouse, une blonde un peu mièvre, qui lui avait donné trois bambins adorables; Jean-Pierre Fortin avait des goûts simples et peu d’ambition. Il considérait sa position de lieutenant de police comme tout à fait satisfaisante et il ne lèverait pas le petit doigt pour un avancement qui risquerait de l’envoyer maintenir l’ordre dans quelque banlieue lointaine et mal famée. D’aucuns disaient que c’était un parfait imbécile, d’autres le voyaient comme un sage. Chacun regarde avec ses yeux et après tout, c’était l’affaire du citoyen Fortin. Il n’était pas de l’étoffe dont on fait les révolutionnaires, les syndicalistes, et encore moins les commissaires. – Alors, Jipi (c’est ainsi qu’elle surnommait son équipier, en anglicisant ses initiales), il paraît que tu te la coules douce dans le quartier des halles? – Tu parles, dit-il en repoussant son journal, ils commencent à me faire ch… ces connards! – Oh! Jipi, dit-elle avec une sévérité feinte, surveille ton langage! – Pfff! fit Fortin avec dépit en repliant son journal. Le printemps avait fait fleurir sur les pavés du centre ville les fleurs colorées et vénéneuses des coiffures « punk »; en groupes, ces marginaux pratiquaient, à l’aide de chiens aussi mal embouchés qu’eux, une manche agressive qui faisait fuir le chaland et désespérait le commerce local. Fortin avait été chargé, avec deux îlotiers motorisés, de mettre un peu d’ordre là-dedans. Il s’acquittait au mieux de cette tâche ingrate, mais avait la pénible impression, comme il disait, qu’« on lui avait donné pour mission de conserver de l’eau dans une passoire ». En effet, les voyous embastillés le soir étaient relâchés au matin et le pauvre Fortin se retrouvait, jour après jour, avec les mêmes problèmes posés par les mêmes voyous. – Et tu comprends, disait-il à Mary, en plus ils se foutent de ma gueule! Ah, si je ne me retenais pas… Et il agitait des mains comme des battoirs, qui, quand il les refermait, se transformaient en poings monstrueux. Mais il se retenait, le brave Fortin. Comme tous les costauds, c’était un gars placide et, en sa présence, les « petits cons » abusaient de sa faiblesse. Mary se laissa tomber sur sa chaise, ouvrit un tiroir, en sortit une liasse d’imprimés et soupira : – Et moi, si je ne me retenais pas, je t’enverrais ces paperasses… Fortin ne sut jamais où Mary aurait envoyé lesdites paperasses. La porte s’ouvrit, le commissaire Fabien entra. – Ah! dit-il en voyant les formulaires sur le bureau de Mary, mes statistiques sur la petite délinquance! Mary le regarda de biais et souffla entre ses lèvres d’une façon expressive. – Toujours fâchée avec les formulaires de l’administration, à ce que je vois, dit le commissaire. Allez, prenez tout ça et venez avec moi. Mary et Fortin se regardèrent : qu’est-ce que ça pouvait bien vouloir dire? Elle prit la liasse sous son bras et suivit le patron sans piper mot. Dans le couloir, Fabien ouvrit une porte à la volée et s’exclama : – Tiens, Bredan, du courrier pour toi! Et à Mary, montrant le bureau encombré de Bredan : – Posez ça là! Bredan était le lieutenant le plus ancien de la maison. Il attendait paisiblement la retraite en s’occupant de la partie administrative du commissariat. Désormais, c’était l’affaire de quelques mois. La dernière fois qu’il avait dû aller sur le terrain, c’était lors de l’affaire Altobello, en l’absence du commissaire Fabien. Il en avait ramené quelques chevrotines dans les fesses et un ardent désir de ne plus jamais sortir dans ce monde hostile. Il grogna, on ne pouvait savoir si c’était de plaisir ou de déplaisir, Fabien ne s’attarda pas à le lui demander, il fonçait vers son bureau. Sur le sous-main de buvard vert, des photos. – Asseyez-vous, Lester. Mary obéit docilement. Il lui tendit les photos. – Regardez ça! Elle lui prit la liasse des mains et, à la vue du premier cliché, sa bouche se pinça. C’étaient des photos en noir et blanc, format 18x24. On y voyait un corps étendu sur un plancher, un corps de femme, de vieille femme. Elle reposait face contre terre, la bouche ouverte, un œil ouvert. Un œil fixe, horrible, dont on ne voyait que le blanc. Le photographe avait pris plusieurs clichés, dont un gros plan du visage qui était strié d’ecchymoses. L’œil, désorbité, pendait sur une joue maculée de sang. Devant cette vision d’horreur, son nez se plissa et elle détourna son regard. Enfin, elle reposa les photos sur le bureau et leva les yeux sur le commissaire qui jouait avec une cigarette. – Ben dites donc… Pas la peine de demander si elle est morte. – Pas la peine, en effet. – C’est pas joli joli! dit-elle, encore sous le coup de l'horrible vision. Fabien récupéra les photos. – Comme vous dites. – C’est qui? – Une rombière! – Pardon? La cigarette se rompit entre les doigts du commissaire, du tabac tomba sur le sous-main. Il le balaya d’une paume impatiente. – Une vieille femme de l’Île-Tudy. – L’Île-Tudy, s’exclama Mary, mais c’est tout près d’ici! – Une vingtaine de kilomètres, dit Fabien. – N’est-ce pas la gendarmerie qui doit s’en occuper? – Si, mais… – Mais quoi? – Le maire s’impatiente. – Déjà! C’est arrivé quand? – Hier. – Eh bien! – Il faut le comprendre, sa commune tire le gros de ses ressources du tourisme. Avec les vacances qui arrivent… Elle fit la moue : – Ne me dites pas qu’il pense que la mort de cette malheureuse femme aura une incidence néfaste sur la fréquentation touristique dans sa commune… Fabien sourit en levant les épaules : – Je crains que si. – Si je me souviens bien, dit encore Mary, l’Île est une station familiale. La plupart des gens qui y résident en été viennent là depuis des années. – Exact, dit Fabien. Encore qu’il y ait quelques hôtels, des campings… – Fréquentés eux aussi par des habitués. – Certes… Il soupira : – Quoi que nous en puissions dire, la mairie s’agite. Un crime, vous vous rendez compte? Dans un bled où on peut laisser son vélo dehors toute la nuit sans antivol, où la plupart des habitants ne ferment pas leur porte à clé? – Bon, mais qu’est-ce que je fais, moi, là-dedans? Je ne vais tout de même pas passer par dessus les gendarmes! – Il n’en est pas question, en effet. mais, comme c’est plutôt calme ici dans le moment, j’ai pensé que vous pourriez vous rendre sur les lieux pour comme qui dirait prendre le vent. Il souffla et sourit : – J’ai compris que vous n’aviez pas une grande envie de rester enfermée. Certes, l’Île-Tudy n’est pas La Baule, mais c’est aussi au bord de la mer. Pour un peu elle lui aurait sauté au cou : – Ah! merci, patron! Assurément, l’ancien port sardinier n’était pas La Baule, mais à ses yeux c’était largement aussi bien. Elle se leva, puis se rassit : – Au fait, avec quoi l’a-t-on trucidée, la mémé? – Une rafale de coups de tisonnier sur la tête. – On a retrouvé l’arme? – Oui, sur place. – Des empreintes? – Non. – Le vol est-il le mobile du crime? – C’est un peu tôt pour le dire, mais le sac de la victime a été retrouvé près d’elle. Y manquait-il quelque chose? Je ne le sais pas encore. – Avez-vous prévenu les gendarmes de ma présence sur les lieux? – Non, mais monsieur le procureur va le faire. – Ah!… monsieur le procureur… – Pourquoi dites-vous « Ah! monsieur le procureur » sur ce ton? – Parce que, sauf votre respect, patron, les gendarmes prendront ça beaucoup mieux si ça vient de sa part que si ça vient de la vôtre. – J’en suis également persuadé, soupira Fabien.
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