Chapitre 2
Il y avait plus d’un siècle que l’Île-Tudy n’avait plus d’île que le nom. Cette langue de sable posée à l’estuaire de la rivière de Pont-l’Abbé, capitale de la Bigoudénie, sur laquelle vivait depuis des temps immémoriaux une humble population de pêcheurs de sardines et de racleurs de grève, fut reliée au continent quand les usines de conserve s’installèrent sur les lieux de pêche. Puis les marais où pénétrait le flot à la haute mer s’ensablèrent, l’herbe apparut et on y fit paître les vaches. Plus tard, des maisonnettes de vacances poussèrent sur ce sol qui resta malgré tout au péril de la mer. Aux équinoxes, quand l’océan se déchaînait, le fragile cordon dunaire avait bien du mal à contenir les flots. Inéluctablement, quelque jour il céderait et la mer reprendrait ses droits.
Mary avait puisé ces renseignements dans une plaquette écrite par un historien local. Elle arrêta sa Twingo devant la gendarmerie de Pont-l’Abbé. Le gendarme qui l’accueillit avait été averti de sa venue. Il s’agissait de l’adjudant-chef Palud, un solide quadragénaire aux cheveux gris, aux yeux gris, au visage hâlé par une vie en plein air.
Il serra la main de Mary vigoureusement, lui présenta une chaise :
– Asseyez-vous… euh!… mademoiselle.
ll avait hésité à lui donner son grade; Il en était souvent ainsi, on ne donne pas volontiers du « lieutenant » à une frêle jeune fille. Encore s’il s’était agi d’une sorte de garçon manqué, mais il avait devant lui une demoiselle élégamment habillée, une sorte d’étudiante en vacances comme on en rencontre des milliers dans les villes universitaires.
Par ailleurs, il n’était pas sans connaître ses exploits antérieurs. Certains de ses collègues, à Landudec, à Châteauneuf-du-Faou, avaient croisé son chemin et s’en souvenaient.
L’adjudant-chef Palud était donc sur la défensive. Ce qui le rassurait, c’est que jamais le lieutenant Lester n’avait cherché à tirer la couverture à elle comme le font tant d’autres policiers quand leurs enquêtes chevauchent celles des gendarmes.
Néanmoins, il n’était pas à l’aise. Il triturait nerveusement un trombone, le pliant, le dépliant entre ses doigts puissants, si bien que le fil de fer finit par se briser. Il laissa tomber les deux morceaux dans sa corbeille à papier avec un soupir.
– Alors, demanda Mary, où en êtes-vous, monsieur?
Puisqu’il ne lui donnait pas son grade, il n’y avait pas de raison qu’elle lui donne le sien.
– La victime a été identifiée, dit l’adjudant-chef…
Encore heureux, pensa-t-elle, dans un bled qui ne compte pas mille habitants en hiver.
– Il s’agit d’Annette Bonnetis, née Valmont en 1917 à l’Île-Tudy, veuve de Pierre-Jean Bonnetis.
– A-t-elle des enfants?
Le gendarme secoua la tête.
– Non.
– De la famille?
– Non plus.
– Elle a été tuée dans sa maison, je crois.
– Oui. Dans sa cuisine, place des Rougets à l’Île-Tudy.
– Qui a découvert le corps?
– Le chauffeur de taxi.
– Le chauffeur de taxi?
– Ouais, il n’y en a qu’un à l’Île. La vieille dame ne conduisait pas et elle avait l’habitude de faire appel à ses services quand elle devait se déplacer.
– Et elle se déplaçait souvent?
– Aux dires du chauffeur de taxi, quasiment tous les jours.
– Tous les jours? s’étonna Mary. L’Île n’est pas si grande…
– Non, dit le gendarme en levant sur Mary un regard étonné. Sept cent soixante et un mètres sur cent soixante-treize. Minuscule n’est-ce pas? Mais je vous parle de l’époque où elle était véritablement une île, il y a plus d’un siècle de ça. Maintenant une belle route la relie « à la grande terre », comme on disait autrefois. En bref, l’Île n’est plus une île. Et si madame Bonnetis - qui avait tout de même quatre-vingts ans passés je vous le rappelle - voulait se déplacer, il n’est pas étonnant qu’elle ait eu recours à un chauffeur.
Son regard était ironique. Quelle importance que la vieille femme prît un taxi chaque jour? Ce n’était tout de même pas pour ça qu’on l’avait trucidée!
Encore un qui n’est pas curieux, se dit Mary. Enfin…
Le gendarme poursuivit :
– Surpris de n’avoir pas été appelé, Fred Guermeur - c’est le chauffeur de taxi - s’est présenté chez la vieille dame. Après qu’il eut longuement sonné, comme personne ne répondait, il a poussé la porte et a découvert le drame.
L’adjudant-chef ouvrit le dossier, en sortit des photographies en noir et blanc représentant une silhouette de femme allongée par terre.
– Voilà, dit-il.
Mary reprit les photos que Fabien lui avait montrées la veille, les examina de nouveau longuement. Et de nouveau ses lèvres se crispèrent douloureusement devant cette tête martyrisée, cette bouche encore ouverte, cet œil qui pendait, obscène, au bout du nerf optique. Le visage de la vieille femme avait été littéralement martelé à l’aide d’un objet contondant - un tisonnier, on le savait - et il était probable que l’assassin s’était acharné sur sa victime après qu’elle fut morte.
– Ainsi l’arme était restée sur place?
– Oui, dit le gendarme, un tisonnier, une tige de fer assez lourde pleine de sang et de cheveux.
Il grimaça à son tour à l’évocation de ce spectacle peu ragoûtant.
– Des empreintes?
– Pas sur le tisonnier. En revanche, dans l’appartement… Il semble que cette pauvre femme recevait tout le village dans ses murs et que ses visiteurs prenaient un malin plaisir à toucher à tout. Les gars de l’identité judiciaire ont recueilli une sacrée collection d’empreintes de toute sorte.
– Vous pensez donc que le tisonnier a été essuyé.
– Ou que l’agresseur portait des gants…
– Y a-t-il eu vol?
– Apparemment, non. Dans le buffet de la salle à manger il y avait un portefeuille contenant dix mille francs…
– Dix mille francs! s’exclama Mary.
– Et quelques autres billets dans une bourse posée sur la table de la cuisine. Non, le vol ne semble pas être le mobile du crime. D’ailleurs, rien n’était dérangé dans la maison.
Il regarda Mary :
– Ce sont ces dix mille francs qui vous intriguent?
– C’est une somme! Quelles étaient les ressources de cette femme?
– Son mari a été tué au tout début des hostilités, en 40 il me semble. Elle touchait une pension de veuve de guerre.
– Ça suffisait à la faire vivre?
Le gendarme sourit :
– Largement.
Et il ajouta :
– Comme bien des femmes de l’Île, elle allait ramasser des palourdes à la grève à marée basse, puis elle allait les vendre au marché de Quimper.
– Je vois, dit Mary, songeuse.
Et, comme le silence se prolongeait, le gendarme le rompit :
– Je sens que ces dix mille francs vous troublent.
– Un peu, oui. Ça ne vous paraît pas bizarre, à vous, qu’une personne aux revenus modestes ait un pareil magot en espèces chez elle?
– Non, dit le gendarme. Je connais plusieurs personnes âgées qui vivent de façon plus que frugale et qui détiennent pourtant chez elles des sommes considérables. Annette Bonnetis avait quatre mille six cents francs de pension. Je suis à peu près sûr qu’elle n’y touchait pas.
– Mais alors, comment vivait-elle?
Le gendarme sourit :
– Comme vivaient ses parents, comme on vivait ici au siècle dernier : pour les menues dépenses, l’argent des palourdes, des bigorneaux de la grève que l’on va vendre au mareyeur. Pour manger, un cousin, un voisin qui cultive son lopin et lui fournit ses légumes, un autre voisin qui l’approvisionne en poissons. Je suis sûr que de la viande, elle n’en mangeait pas une fois par mois. Une tranche de jambon de-ci, de-là peut-être… Dans le petit jardin, derrière sa maison, il y a quelques poules, des fruitiers en espalier, quelques planches de légumes. Les œufs de ses poules, les fruits du jardin. Du café, du pain et du beurre…
Il regarda Mary en souriant :
– Je sais bien que ça peut paraître incroyable pour une jeune femme comme vous, mais avec leur maigre pension, les dames de cette génération sont nombreuses à avoir des livrets de caisse d’épargne bien remplis. Sans compter les boîtes de biscuits pleines de billets qui dorment dans les armoires, sous les piles de drap.
Il sourit de nouveau :
– Quand elles décèdent, les héritiers ont parfois des surprises.
Il rangea les photos dans la chemise cartonnée, resserra la sangle de toile et la tendit à Mary :
– C’est un double du dossier que j’ai préparé à votre intention.
– Merci, dit-elle. Je crois que je vais aller voir les lieux. A-t-on posé les scellés?
– Pas encore. Nous avons simplement refermé la porte à clé et je laisse un des mes hommes sur place en permanence.
Mary se leva :
– Qu’en pensez-vous, monsieur l’adjudant-chef?
Le gendarme se leva à son tour :
– On a tout de suite pensé à un crime de rôdeur. Et, pour tout vous dire, la rumeur publique a déjà trouvé le coupable : il serait dans un camp de nomades qui stationnent depuis une semaine sur la dune en toute illégalité.
Il fit deux pas dans la pièce, pensif :
– Mais, à mon sens, ce n’est pas la bonne piste : rien n’a disparu. Les gens du voyage traînent derrière eux une réputation de voleurs de poules et il est d’usage, quand ils arrivent quelque part, de leur attribuer tous les chapardages commis dans le canton. Cependant, ce n’est pas leur style. Voyez-vous, mademoiselle Lester, si ces dix mille francs avaient mystérieusement disparu de l’armoire d’Annette Bonnetis, on aurait pu penser que c’était eux. Pénétrer dans une maison sans bruit comme un renard dans le poulailler et repartir avec le butin sans éveiller quiconque, ils en sont capables. Tuer aussi vilainement et partir les mains vides, je n’y crois pas.
– Alors, dit Mary, qui?
Le gendarme leva les yeux au ciel :
– C’est là tout le problème! Nous vérifions, nous interrogeons depuis deux jours, mais pour le moment nous n’avons rien trouvé.
Il ouvrit la porte :
– Et vous, mademoiselle Lester, comment allez-vous procéder?
Il semblait à la fois curieux et méfiant, inquiet et goguenard. Toute sa raison lui disait que cette jeune femme élégante allait se planter, et il était prêt à s’en réjouir secrètement, mais au fond de lui-même une petite voix lui criait : « méfiance! » Et il se méfiait.
•
Mary revint à Quimper par la voie express à une allure record. Le commissaire Fabien était encore à son bureau.
– Ah! Mary, dit-il quand elle entra, vous avez vu les gendarmes?
– J’en viens, patron.
– Et alors?
– Ils ne sont pas très avancés.
– Ah!…
– Pour le moment, ils vérifient… la routine.
– Ouais… Il n’y a probablement rien d’autre à faire.
Il leva les yeux sur Mary :
– Ça vous inspire?
Si elle avait été parfaitement sincère, elle lui aurait dit que tout l’inspirait à partir du moment où elle sortait du bureau et que l’on confiait les statistiques sur la petite délinquance à Bredan. Elle répondit simplement :
– Oui.
– Comment allez-vous procéder?
– D’abord, je vais m’installer sur les lieux.
– A l’Île-Tudy?
– Oui.
– Pourquoi? C’est à un quart d’heure de votre domicile!
– Oui. Mais je serai mieux sur place.
Elle le regarda en souriant :
– Si toutefois vous n’y voyez pas d’inconvénient.
Le commissaire haussa les épaules :
– Que vous habitiez là où ailleurs, que voulez-vous que ça me fasse? Cependant, vous devez bien vous douter qu’il est hors de question que l’administration vous défraye.
– Tant pis, dit Mary. Si je veux avancer, il faut que je sois sur les lieux.
Fabien connaissait trop bien Mary Lester pour tenter de lui faire changer d’avis.
– Comme vous voudrez. A quel hôtel descendrez-vous?
– Je ne sais pas encore, je vais téléphoner. Et puis je vais arriver là-bas comme une touriste. Si vous voulez me joindre, appelez-moi sur mon portable. A plus tard, patron.
Longtemps après que la porte se fut refermée sur elle, le commissaire Fabien demeura immobile, songeur, les yeux dans le vague, un demi-sourire aux lèvres, se remémorant le jour où elle était arrivée dans son commissariat comme stagiaire et, qu’à peine à pied d’œuvre, elle avait fait arrêter et condamner pour assassinat un des notables les plus en vue du département, un notable qui, jusque-là, ne paraissait impliqué en rien dans la mort de son rival.
Il en était passé par toutes les couleurs, lui, Fabien, et avec lui Bredan, son adjoint… Il n’y avait que Fortin qui avait suivi la petite jusqu’au bout, sans états d’âme.
Il soupira et se leva pesamment. Ce jour-là, assurément, le commissariat de Quimper avait touché un drôle de numéro.