Chapitre 3
Mary Lester trouva le gîte et le couvert à l’hôtel du Port, tout simplement. Cet hôtel était situé à l’extrême pointe de l’Île. Ses fenêtres donnaient sur une immense lagune que la marée asséchait et remplissait tour à tour. On lui attribua une petite chambre toute simple, toute propre au second étage de l’établissement.
Elle suspendit ses vêtements dans l’armoire, disposa ses affaires de toilette sur la tablette de verre accrochée au-dessus du lavabo et ouvrit grand la fenêtre. Une bouffée d’air marin pénétra dans la chambre, mêlée des senteurs fortes du varech chauffé au soleil. Elle inspira longuement, avec délice, cette odeur de mer, de sables remués et de fleurs, l’odeur de l’Île…
Sur sa gauche il y avait une petite digue de pierre qui s’avançait dans la mer, une place à usage de parking et, comme dans tous les ports, des bistrots, le Winch, « Chez Paulette, moules frites », « A la Pierre Noire, jeux de boules », des crêperies avec leurs terrasses, l’incontournable pizzeria.
Il y avait même un cinéma, « le Malamok », au premier étage du bistrot de la Pierre Noire.
Mary enfila un jean, un pull marin et une paire de tennis de toile bleue, prit son appareil de photo et s’en fut reconnaître les lieux.Une fourgonnette bleue de la gendarmerie stationnait devant la maison du drame. C’était un immeuble bourgeois à la façade austère, dont les fenêtres étaient occultées par des volets peints en bleu. Au milieu de sa façade, au premier étage, une porte-fenêtre pourvue d’un balcon regardait la mer et la lagune par-dessus les petites maisons de pêcheurs construites au bord de la grève. Cinq degrés de granit menaient à une porte d’entrée, bleue elle aussi, à doubles battants.
Cette maison était posée exactement au cœur de ce qui avait été autrefois l’Île, sur un élargissement de rue qui formait une sorte de petite place en trapèze où stationnaient quelques voitures. De ses fenêtres de façade on pouvait voir la rue principale; la façade arrière, orientée plein sud, donnait sur un jardin entièrement clos de pierres jointoyées, et par-delà ce mur haut de deux mètres, sur la haute mer. Des fenêtres du pignon est on découvrait la grande plage qui s’étendait jusqu’à l’embouchure de l’Odet; quant au pignon ouest, il regardait le port de Loctudy, de l’autre côté de la passe. Une situation idéale pour surveiller l’Île sous toutes ses coutures.
Mary eût parié que cette maison avait été bâtie par un des industriels qui, au début du siècle, avaient exploité des usines sur l’Île.
Maintenant, c’était la maison, mortuaire, de feu la « rombière ».
Elle gravit les cinq marches, frappa à la porte qui s’ouvrit instantanément. Un gendarme se tenait dans l’embrasure, visiblement surpris de voir Mary.
– Mademoiselle?
Mary jeta un coup d’œil derrière elle, la place était vide de toute présence humaine. Elle sortit sa carte de la poche arrière de son jean :
– Lieutenant Lester.
Les yeux du gendarme allaient de la carte à Mary et de Mary à la carte.
– Ah bon! dit-il enfin d’une voix lente.
– On ne vous a pas prévenu de ma venue?
– Si…
– Alors, qu’est-ce qui cloche?
– Rien, dit-il comme à regret.
Il se recula d’un pas et ouvrit la porte :
– Je ne vous voyais pas comme ça.
Elle lui sourit. C’était un jeune gendarme, sûrement pas la trentaine, avec des lunettes aux montures d’acier brillant. Mary eut un mouvement du front vers l’intérieur de la maison :
– On peut?
– Ben oui.
Il s’effaça pour la laisser entrer, referma la porte et alluma la lumière. Le hall ne recevait le jour que par une imposte vitrée au-dessus de la porte d’entrée. Au sol il y avait des dalles de pierre comme on en voit dans les églises. Le gendarme poussa tour à tour des portes de bois sombre qui s’ouvraient à gauche et à droite sur les pièces du rez-de-chaussée, deux pièces austères, sentant le renfermé. D’un côté une salle à manger lugubre, meublée en Henri II, avec une longue table au plateau ciré et des chaises aux dossiers droits qui devaient être d’un parfait inconfort. De l’autre côté, un bureau à l’ancienne mode, à cylindre, avec des classeurs de bois verni plaqués contre les murs lambrissés à mi-hauteur de bois d’un marron presque noir.
Là aussi le gendarme dut allumer l’électricité pour que Mary puisse découvrir cet ameublement, car les volets qui donnaient sur la place étaient fermés.
Derrière le bureau, une cheminée en marbre « pâté de campagne »; au-dessus de l’âtre, une glace au tain piqueté de taches d’humidité; et, de droite et de gauche, accrochées au mur, des photos sépia : un quinquagénaire aux cheveux blancs, à l’air pas commode, campé devant une antique bagnole qui avait dû faire sensation dans l’Île à l’époque. Il posait comme on savait le faire en ce temps-là, une main sur le volant, l’autre sur la portière entrouverte, la bottine droite reposant sur un marchepied où s’encastrait la roue de secours. Et un air de propriétaire, un air de dire « c’est à moi, ça! » Et une mâchoire à mordre quiconque aurait eu l’impudence d’en douter.
Mary hocha la tête, pensive.
Sur une desserte d’ébène, dans un sous-verre, une autre photo, de famille celle-là : le même homme et sa descendance, quatre enfants dont deux en bas âge vêtus de costumes marins. L’un tenait par le mât un petit bateau à voile, l’autre fixait le photographe, la main sur un cerceau plus grand que lui, sans perdre un pouce de sa taille. Il avait déjà la bouche dure de son père, une bouche d’adulte imbu de sa position sociale. Les deux autres étaient des adolescentes un peu mièvres qui se ressemblaient étrangement, et puis la mère, coiffée d’un invraisemblable chapeau orné d’un oiseau naturalisé, serrée dans une sorte de redingote close par un chapelet de petits boutons de jais remontant jusqu’au cou. Était-ce cet inconfortable vêtement qui lui donnait l’air malcommode? Car pour avoir l’air malcommode, elle avait l’air malcommode!
« Pas baisante », la vieille, aurait dit Fortin qui avait un langage simple et de son époque.
Et Mary aurait pu lui répondre :
– Pas baisant le vieux non plus!
Assurément pas des gens avec lesquels on avait envie de nouer des liens d’amitié. Des bourgeois d’un autre temps, heureusement révolu. Des bourgeois parfaitement adaptés à ce cadre dans lequel ils avaient vécu, dans ce cadre où pas un citoyen de 1997 n’eût pu passer une nuit sans faire de cauchemars.
D’ailleurs, il était visible que personne ne vivait dans ces deux pièces. Elles sentaient le renfermé. Pourtant elles étaient parfaitement entretenues. Le parquet de chêne sombre brillait et il n’y avait pas la moindre poussière sur les meubles cirés.
– Humph… fit le gendarme en se grattant la gorge.
Trouvait-il que Mary consacrait trop de temps à ces vieilles photos? Pourtant, comme elles étaient révélatrices!
Elle se tourna vers lui.
– Madame Bonnetis ne vivait pas ici, dit-il.
Et, comme s’il craignait de s’être mal exprimé :
– Je veux dire dans ces locaux…
Elle hocha la tête d’un air entendu : elle s’en serait doutée.
La grande maison comportait quatre pièces au rez-de-chaussée. Les pièces d’apparat, en façade comme il se doit, et, derrière la salle à manger, une cuisine qui, elle, ouvrait ses fenêtres sur le sud. Ici la lumière pénétrait à flot et ce n’était pas une cuisine vieillotte, comme on aurait pu s’y attendre, avec cuisinière à charbon et chauffe-eau à gaz au-dessus d’un évier jauni, mais une cuisine moderne, presque une cuisine de catalogue, avec tous les appareils électroménagers dernier cri et des éléments d’un jaune éclatant, d’autant plus éclatant que le soleil les illuminait, et que l’on venait des pièces sombres et froides de la façade nord.
Au sol, un linoléum imitant un carrelage à l’ancienne, marqué de traces à la craie.
– C’est là qu’était le corps, dit le gendarme.
Mary fit quelques pas dans la pièce.
– Vous êtes arrivé le premier sur les lieux?
– Oui, avec l’adjudant-chef Palud. Guermeur, le taxi, nous a téléphoné et nous sommes venus aussitôt.
– Il n’y avait pas de traces d’effraction?
– Non. La porte n’était pas fermée à clé. A ce que nous a dit Guermeur, madame Bonnetis ne mettait pas le verrou dans la journée.
– Ce Guermeur, il n’a touché à rien?
– A part la porte d’entrée, non.
– Et rien n’était dérangé?
– Non. C’était comme ça.
De la main il montrait la pièce parfaitement en ordre. Il ajouta :
– A part le corps, bien sûr…
– Qu’y a-t-il dans l’autre pièce?
– Un bureau. Madame Bonnetis avait sa chambre à l’étage.
Quand le gendarme avait parlé de bureau, Mary s’était attendue à voir le pendant du local qu’elle venait de visiter, avec un meuble à cylindre, à tiroirs secrets. Rien de tout ça : elle entra dans une pièce claire, dont les murs tendus de tissus grèges mettaient en valeur les belles toiles qui y étaient accrochées. Des scènes de la vie maritime, des thoniers rentrant au port de Concarneau avec leurs voiles ocre, une chaumière au bord d’une rivière bretonne, des bigoudènes brûlant du goémon sur la dune, près de la chapelle de la Joie à Penmarc’h. Trois toiles magnifiques signées Lionel Floch, Barnouin, Lucien Simon. Des œuvres de prix. Sur une large table de merisier ciré, un sous-main de buvard vert, un téléphone blanc, un Minitel, un bol en faïence de Quimper dans lequel étaient fichés crayons et stylos et, dans un cadre, une photo, celle d’un couple posant en tenue de noce : une jeune et jolie femme en coiffe de l’Île, tenant par le bras un costaud à la moustache avantageuse qui fixait l’objectif d’un œil fier.
Les parents d’Annette Bonnetis, probablement, tout à leur bonheur. Un bonheur qui allait être bien éphémère, hélas! Elle prit la photo, lut la date au dos : 16 avril 1917. François Valmont n’avait pas survécu un an à cette photo. Et la petite Annette n’avait jamais connu son papa.
Mary reposa la photo sépia sur la table, songeuse.
Derrière la table, sur un meuble adapté à ces multifonctions, un télécopieur, une photocopieuse, un ordinateur et son imprimante, une machine à déchiqueter les documents. Contre les murs, des classeurs métalliques blancs eux aussi, et un gros coffre-fort vert bronze. Une belle bibliothèque également en merisier, aux portes vitrées, abritant des livres soigneusement alignés. Ce n’était pas une lecture frivole, il s’agissait de la collection Dalloz traitant de matières ingrates. Elle lut quelques titres sur le dos des bouquins : « Droit des Sociétés », « Droit du travail », « Imposition des plus-values boursières » et n’alla pas plus avant. Ce n’est pas à feu la rombière qu’elle emprunterait son prochain livre de chevet.
La pièce était dans un ordre parfait, les meubles de bois blond brillaient, éclairés par la grande fenêtre qui s’ouvrait sur le jardin, et on sentait vaguement l’odeur de cire d’abeille dont ils avaient été consciencieusement frottés.
Mais d’abord, que faisait madame Bonnetis dans ce bureau ultra-moderne? Mary se tourna vers le gendarme qui attendait patiemment :
– Ça correspond à quoi tout ça?
– Tout ça quoi?
– Eh bien! ce bureau, cet ordinateur, ces bouquins de droit fiscal!
– Je ne sais pas, dit le gendarme.
– Qui est-ce qui travaillait là-dessus?
A nouveau le gendarme leva les yeux au ciel en signe d’ignorance.
– Ce n’est tout de même pas cette vieille femme, bougonna Mary. Elle avait quatre-vingts ans, n’est-ce pas?
– Passés.
– Plus de quatre-vingts ans, reprit-elle. Qu’est-ce qu’on connaît à l’informatique à quatre-vingts ans?
Elle regarda le gendarme qui ne répondait pas :
– Vous vous y connaissez, vous, en informatique? Au fait, quel est votre nom?
– Mourier, lieutenant, brigadier Mourier.
– Et alors, Mourier, vous vous y connaissez ou non?
Le gendarme paraissait gêné. Que signifiaient ces questions et qu’est-ce que ça pouvait lui faire, à cette souris, qu’il connût ou pas l’informatique. Il finit par répondre, lentement :
– Non, lieutenant.
Mary passa derrière le bureau, ouvrit le tiroir. Il contenait un coffret de cigares en bois exotique, une boîte d’allumettes grand modèle, un coupe-cigares.
– Des havanes, dit Mary. Qui pouvait bien fumer ces cigares?
A nouveau le brigadier eut une moue d’ignorance. Mary referma le tiroir.
– Bon, on verra ça plus tard.
Elle tira la porte du coffre qui était entrebâillée :
– Il y avait quelque chose là-dedans?
Le gendarme secoua la tête négativement :
– Rien. La clé était sur la porte qui était grande ouverte.
– Pas d’empreintes non plus?
– A part celles de madame Bonnetis, non.
– Bizarre, dit Mary.
Elle regarda le jeune gendarme :
– Vous ne trouvez pas?
Il haussa légèrement les épaules, embarrassé, comme si c’était la première fois qu’on lui demandait son avis.
« Un vrai militaire », se dit Mary. Son chef lui a ordonné de garder la maison, il garde la maison. Point. Pas question qu’il se mette à se poser des questions!
Elle revint dans le couloir, ouvrit la porte qui donnait sur le jardin. Le jardin qui pouvait faire vingt mètres sur quinze était bordé de murs de pierre d’environ deux mètres de haut garnis en leur faîte de tessons de bouteille noyés dans le ciment. Des arbres fruitiers en espalier s’accrochaient à des fils de fer tendus sur des potences rouillées, quelques plates-b****s cultivées laissaient apparaître les premières feuilles des pommes de terre nouvelles, des salades, une planche de poireaux. Adossé au mur du fond, un poulailler grillagé où quatre poules jaunes picoraient tranquillement et une cabane en planches qui devait servir de remise à outils.
– Qui est-ce qui nourrit ces poules? demanda Mary.
– J’ai trouvé du grain dans l’abri de jardin, dit le gendarme, je leur en jette de temps en temps.
Eh bien, voilà un gaillard utile! S’il ne pensait pas à l’enquête, au moins avec lui les gallinacés ne mourraient pas de faim!
Devant la cuisine, contre la maison, il y avait une véranda de verre et d’aluminium. Elle contenait des plantes vertes, quatre chaises de rotin, une table de jardin; une autre table de bois blanc supportait un réchaud à deux feux, alimenté par une bouteille de butane dont on apercevait le bleu métallique dans l’ombre. Sur ce réchaud, une haute cafetière blanche et bleue. Posés à l’envers, deux bols de faïence blanche, deux assiettes, quelques couverts et une bassine de plastique bleu retournée elle aussi.
Mary regarda tout ça en silence, puis se retourna vers le gendarme :
– Bien…
Il la suivait pas à pas, ce qui l’irrita. Elle eut envie de lui demander : « vous avez peur que j’emporte l’argenterie? » mais elle se tut. Ce jeune gendarme en était probablement à sa première affectation et il avait peur de mal faire.
– Comment s’appelle ce type qui a découvert le crime?
– Guermeur, Fred Guermeur. Il habite dans cette même rue, à trois cents mètres d’ici. Vous ne pouvez pas le manquer, il y a une plaque sur sa porte.
– Vous restez dans la maison? demanda-t-elle au gendarme.
– Oui, jusqu’à ce que l’adjudant revienne.
– L’identité judiciaire est passée?
– Oui, elle a relevé les empreintes.
– Bon, dit-elle, je vais aller chez ce monsieur Guermeur.
Elle serra la main moite du jeune gendarme et sortit.