Qu’est-ce donc que cette sensation de froidure ? A-t-il laissé une fenêtre ouverte ? Le hennissement tout proche et l’odeur âcre de la sueur lui font pincer les narines. L’esprit confus, il tâte la couverture pour la ramener sous son menton. L’étoffe est rêche, mince et il ne peut s’en couvrir le corps. Cela l’étonne. Et Dieu que cet oreiller sent mauvais ! C’est insupportable. Il écarquille les yeux, est à présent réveillé. Pourtant, ce qu’il voit lui laisse croire qu’il dort encore. Il s’assoit, éberlué. Devant lui s’étendent une plaine qui fume par endroits et des marais noyés dans un brouillard spongieux. Sur sa droite, un bois touffu, grisâtre dans le jour à peine naissant, obture l’horizon tandis qu’à main gauche, au lointain, on peut distinguer les remparts d’une ville qui fume elle aussi. Antoine reste pétrifié de saisissement. Tout cela a l’air bien réel. Il entend à nouveau hennir. Derrière lui, un cheval broute l’herbe rase. Plus loin, un autre fait de même, puis plusieurs dizaines. La plaine est couverte d’hommes, par centaines, par milliers. Certains sont étendus, d’autres groupés autour d’un feu, plusieurs manœuvrent comme sur un champ de bataille. Il fait froid, le ciel est dégagé, mais strié par quantités de fumerolles s’échappant des feux, de la ville qui semble brûler, de cabanes en bois devant lesquelles des gens dépenaillés, sales et à l’air étrange s’activent. Ils sont tous habillés de façon très rustique, certains portent des casques, des sortes de cuirasses, d’autres ont des nattes. Cela lui fait penser à une troupe de figurants pour un film moyenâgeux, mais ils sont des milliers ! Puis, il se rend compte que son lit a disparu, qu’il est sur une couverture étendue à même la terre, raidie par la crasse. C’est elle qui dégage cette épouvantable odeur de sueur. Ses pieds sont nus, noirs et puants également, tout comme ses mains et il porte une chemise ample, faite de coton grossier, aussi sale que la couverture, sinon plus. Un pantalon déchiré, attaché à la taille par deux cordons de cuir enveloppe ses jambes.
Au loin sonne une trompette, encore qu’on dirait plutôt le barrissement d’un éléphant enroué. Puis une autre, et encore une autre. De partout, des cris et des grognements se font entendre.
Antoine pense n’avoir jamais fait de songe si réaliste. Il est au beau milieu de ce qui semble être un champ de bataille, à l’aube, près d’une ville dont les remparts de bois en partie défoncés, brûlent par endroits. C’est dans l’ancien temps, au moyen-âge peut-être, en tout cas, il y a très longtemps. Des odeurs marines se distinguent par-delà des effluves beaucoup moins agréables : excréments, sueur, pisse et charogne. Puis il trouve bizarre qu’au sein d’un rêve, il puisse se faire la réflexion d’être effectivement en train de rêver. S’il le pense, alors peut-il se forcer à se réveiller ? Il le désire, car cette atmosphère est anxiogène bien que le spectacle soit saisissant. Il reste attentif à tout ce qui se passe autour de lui, estimant que dans un songe la plaine se transformera sans doute en un appartement, une cabine de bateau ou en tout autre endroit improbable. De même, son père, Baptiste ou Éric ou encore son ex-compagne vont apparaître. Mais rien de tout cela n’arrive. Près de trente mille hommes s’ébrouent sur cette étendue fumante dont les détails se précisent avec la lumière s’intensifiant.
Un homme l’apostrophe en brandissant un bâton racorni. Quel langage parle-t-il ? Cela ressemble un peu à du patois mâtiné de français, de vieux français. Est-ce le mot jour qu’il croit entendre ? L’homme hausse les épaules, crache un long filet brunâtre et poursuit sa marche.
Antoine se lève. Il a peur à présent, car il ne rêve pas. On lui tape sur l’épaule et il sursaute en se retournant. L’homme rit en découvrant une denture où manquent deux incisives. Un pourpoint en cuir clouté laisse dépasser un col de chemise aux bords noirs de crasse. La barbe blonde adoucit un visage déformé par une cicatrice boursouflée et des crevasses sans doute dues à la vérole. Antoine reste les bras ballants. Il ne comprend pas grand-chose de son discours, mais chausse la paire de bottines informes en cuir qu’il lui désigne puis le suit à sa demande. Ils marchent jusqu’à un bivouac où une dizaine d’hommes, habillés pareillement, mangent, assis par terre, dans des écuelles de bois. Il prend place à côté du barbu qui doit s’appeler Ian, car il reconnaît ce nom dans la bouche de deux hommes le saluant. On lui passe une écuelle contenant un brouet clair qui sent les légumes. Ian le questionne en lui mettant sous le nez un morceau de pain gris. Antoine comprend qu’il lui demande s’il en a lui aussi. Les autres trempent ou émiettent le leur dans la soupe. Il hausse les épaules et Ian, en secouant la tête, puise dans un sac en toile pour en extraire une petite miche dont il découpe une tranche. Antoine hésite avant de faire comme les autres. Il n’a pas faim et l’odeur de ce qui semble être un petit-déjeuner n’est pas des plus agréables, surtout avec les fumets dégagés par ces hommes. Il n’ose pas parler et quand il veut le faire aucun son ne sort de sa gorge tant il est surpris par ce qu’il voit. Un soldat vient de s’arrêter, en face de lui et tient un bouclier à ses pieds. L’image d’Antoine se reflète sur la surface polie. Il ne se reconnaît pas. Ce n’est pas lui, ce ne peut pas être lui ! Un homme aux gros sourcils épais, d’une blondeur pâle et aux yeux clairs, râblé, aux épaules larges et aux membres courts le regarde avec étonnement, et peur. Il lâche l’écuelle dont le brouet se renverse, provoquant la colère de son voisin. Ian lui administre une sévère bourrade et le soldat remet son bouclier à l’épaule et part.
Antoine se lève, bute contre un sac puis marche rapidement vers un campement s’élevant à quelques dizaines de mètres. Derrière lui, Ian l’appelle en faisant rouler les R dans sa bouche édentée, mais Antoine ne se retourne pas et court jusqu’au bivouac. Peut-être quelqu’un pourra l’aider à comprendre ? Le campement est une immense tente faite de toile brune piquée sur des montants de bois. Deux hampes plantées en terre supportent des drapeaux dont il ne reconnaît pas les couleurs. Un blason ou ce qui semble en être un, posé de champs contre une souche attire son regard. De couleur rouge et bleu, il est partagé en parties égales dans lesquelles il voit des fleurs de lys et des lions stylisés. Cela lui fait penser à la Normandie et bien sûr à la royauté française.
Arrive un homme en armure sortant de la tente, qui lui barre le chemin avec un poignard en travers de la gorge. Par réflexe, Antoine lève les bras, paralysé par la peur. Le militaire hurle, d’autres accourent et font cercle autour de lui, l’épée dégainée.
— Reste coi !{1}
Les gardes vérifient qu’Antoine n’a aucune arme et le font s’agenouiller en le frappant derrière les jambes. L’homme en face de lui porte un vêtement chamarré, un pourpoint comme celui de Ian, mais d’une matière plus noble. Ses bottes boueuses sont d’un cuir épais, tout comme ses gants qui s’apparentent à ceux portés par les fauconniers. Sa barbe, courte et bien coupée encadre un visage aux traits durs et fatigués. Des yeux gris acier détaillent avec suspicion l’homme à genoux et à l’air paniqué. Il est grand, bien plus qu’Antoine. Il s’adresse à l’un des gardes.
— Va quérir le barnage.{2}
L’homme courbe la tête puis part immédiatement.
Antoine est soulagé de comprendre quelques mots et reprend un peu courage.
— Vous parlez français ?
L’homme va répondre quand Ian arrive et, mettant un genou en terre, prend la parole.
Quelques mots sont compréhensibles, de-ci de-là.
— Vous me comprenez quand je vous parle ? demande à nouveau Antoine.
Un garde le frappe dans le dos avec un bâton ou le plat d’une épée. Il crie de douleur et veut se relever, mais deux soldats le maintiennent à genoux, leurs mains gantées plaquées sur ses épaules. Il trouve en lui les ressources nécessaires pour se calmer et décide d’attendre. Enfin, après que Ian a fini, l’homme réintègre la tente. Les gardes le font se relever et, l’épée dans le dos, l’obligent à entrer puis le font asseoir sur un banc. Il distingue l’environnement à la lumière pauvre diffusée par un brasero brûlant au centre de la tente. Cela lui fait penser à un poste de commandement. Deux tréteaux supportent une planche encombrée de rouleaux de papier. À terre, de petits coffres sont empilés. Plus loin, une couche constituée de paille et d’une couverture, puis des seaux, un grand coffre carré en bois et cuir et enfin plusieurs armes, épées, poignard, dagues. Une grande pèlerine est posée sur le dossier d’une chaise monumentale. L’homme verse du liquide d’un pichet dans un gobelet et vide celui-ci d’un coup de gorge.
Antoine remarque qu’il porte à sa ceinture une longue dague dont l’extrémité du manche est ornée d’une pierre scellée dans une boule de métal ouvragé.
— Alors, Eadwin. Tu ne veux point berser ?{3} Serais-tu un belître ?
Dans un jeu vidéo auquel il a joué peu de temps auparavant, Antoine a entendu ce nom de bélître dans la bouche d’un personnage, un chef de guerre, un de ses ennemis virtuels qui assiégeaient son château. Mais aujourd’hui, l’homme en armes devant lui est bien réel.
Pourquoi le traite-t-il de maraud, et que veut-il dire par « bercer » ? Eadwin ? C’est bien son nom ?
Il questionne Ian qu’il a fait appeler sous la tente. Celui-ci confirme.
Ainsi il s’appelle Eadwin. Il regarde l’homme qui le considère à nouveau des pieds à la tête.
— Es-tu un fredain{4}, un foimenteor{5} ?
Bon sang ! Quels sont ces mots ?
— Je… je ne comprends pas ce que vous dites.
— Es-tu sottard{6} ou bien subverti{7} par quelques grév-ances{8} ?
Antoine reste muet, s’attendant maintenant au pire. Il n’arrive plus à réfléchir, à simplement penser. Cet homme devant lui parle en vieux français, dans une tente de guerre, au milieu d’un champ de bataille avec des milliers de soldats, pour ce qui ressemble à un siège. Il a tant de fois rêvé de pouvoir voyager dans le temps, mais cette réalité-là n’a rien de plaisante, et il ne sait comment réagir face à cette situation. Son cerveau a déjà beaucoup de difficulté à seulement accepter les faits.
L’homme boit à nouveau un gobelet de vin et ne semble pas attendre de réponse. Antoine en profite pour tenter de rassembler ses esprits. Force lui est d’admettre qu’il est au sein d’un conflit, lors d’un siège au moyen-âge dans une armée, peut-être en Normandie et qu’il a changé d’apparence. Tout cela pourrait rendre fou n’importe quel individu et il essaye de calmer la panique le gagnant à nouveau. Il baisse la tête, ferme les yeux, fait le vide en lui afin de mieux analyser les faits.
L’homme hausse les épaules et ordonne de le jeter hors de la tente. Ian le relève puis l’emmène près du bivouac. Il lui parle, longuement, mais Antoine ne comprend qu’un mot sur deux. Son compagnon s’absente et revient avec un arc, grand, fabriqué en bois d’if, et le lui met entre les mains. Que doit-il en faire ? Il questionne du regard, mais Ian jure et hausse lui aussi les épaules, avant de se lever et partir. Antoine reste assis, regardant la plaine qui grouille d’hommes en armes.
Il lui faut des informations sur ce qui se passe. L’environnement lui fait penser à la Normandie, les arbres, les reliefs, la mer qu’il sait proche, tout évoque cette région. Le blason vu près de la tente peut accréditer cela. Bien, se dit-il. « Admettons que je sois en Normandie. Mais où exactement, et quand ? ». Il se lève et remarque un jeune garçon âgé d’une dizaine d’années vêtu comme un paysan. Il bouchonne un cheval non loin de là. Antoine le hèle et lui montre la ville embrasée au loin.
— Quelle ville ? lui demande-t-il.
Le garçon le dévisage, puis détourne son regard vers le lointain avant de revenir vers les yeux interrogateurs d’Antoine.
— Harfleu.
— Har… fleur ?
— Harfleu. Oui da !
Le garçon opine du chef et reprend son travail.
Antoine regarde la cité qui continue de brûler. Ce serait donc Harfleur, près de l’embouchure de la Seine ? Oui, ça doit être cette ville, ou plutôt ce qui n’est encore qu’un grand village fortifié assiégé par la troupe. Il laisse le garçon et les chevaux et avise une colline un peu plus loin dont il entreprend l’escalade. La mer est proche effectivement, car la terre s’achève en une falaise surplombée d’une église ou d’un cloître. Partout, autour de cet édifice, des hommes armés, des bannières et drapeaux flottant au vent témoignent que se trouvent là des gens importants, sans doute les chefs, un roi peut-être. Sur le mont duquel il voit tout cela, plusieurs pièces d’artillerie, des canons sont alignés avec leurs servants. Nul doute que la ville est pilonnée depuis cette hauteur. Il tente de se rappeler ses cours d’Histoire. Harfleur ne lui évoque qu’une seule chose : Shakespeare et sa pièce Henry V. Se pourrait-il que ce soit ça ? Le siège d’Harfleur par les Anglais ? Et en quelle année déjà ? C’était avant Azincourt, ça il en est sûr, et Azincourt, c’était en 1415. Bon sang ! 1415 !