Chapitre 2
Il y eut un silence pendant lequel Yves Guennec regarda sa femme avec reproche, d’un air de demander : «De quoi te mêles-tu ?»
Mary, gênée, se sentait de trop. Le silence s’éternisait, chacun s’était figé, attendant que quelqu’un se décide à parler.
Ce fut Yves Guennec qui se lança :
– Alors, tu nous le fais ce grog ? demanda-t-il à sa femme.
Celle-ci, agacée, regarda son mari d’un air de dire : «Comme il te plaira, mon ami». Puis, avec un haussement d’épaules, elle se tourna vers le coin-cuisine. Mary la vit remplir une bouilloire qu’elle mit sur la gazinière. On entendit le plouf du gaz qui s’enflamme, puis un bruit de verres entrechoqués.
Yves Guennec s’agita sur son siège de rotin qui gémit.
– Comme tout le monde, dit-il avec un petit rire qui sonnait faux, j’ai parfois des ennuis dans mon boulot. Ma mère – et ma femme – s’imaginent qu’il est possible de se faire aider par quelqu’un de l’extérieur.
– C’est à vous d’en juger, dit Mary évasive.
Puis elle se tourna vers Sylvia Guennec qui versait du rhum dans les verres :
– Très léger pour moi, s’il vous plaît.
– Ma femme vous l’a peut-être dit, reprit-il, je m’occupe d’un armement, à Lorient.
Mary hocha la tête. Oui, on lui avait dit.
– Mon boulot, poursuivit-il, consiste à gérer les navires, les équipages, en bref, à faire que tout se passe bien.
– Et tout ne se passe pas bien, dit Mary.
– Il y a toujours de petites anicroches, dit Yves Guennec, mais depuis quelque temps il se produit sur les bateaux, enfin sur un des bateaux, des incidents inquiétants.
– Qu’entendez-vous par là ? demanda-t-elle.
– Au cours des dernières marées, il y a eu plusieurs départs de feux.
– Vous voulez dire des débuts d’incendie ?
– Oui.
– Et vous pensez que ce sont des incendies volontaires ?
– Oui.
Yves Guennec regarda ses mains attentivement. Il avait la bouche pincée et Mary sentait que ce qu’il allait dire lui coûtait terriblement.
– Ça ne peut pas être autrement, dit-il enfin.
Puis il regarda Mary dans les yeux :
– Quand les terriens parlent de danger sur un bateau, ils pensent toujours tempête, échouage, coque percée par un haut-fond. Or, avec les bateaux que nous avons maintenant, ces risques sont extrêmement réduits : nous connaissons la météo avec plusieurs jours d’avance, les moteurs sont de plus en plus fiables et les instruments de navigation, d’une précision jamais atteinte. Non, le plus grand danger qui puisse survenir sur un navire en mer, c’est le feu.
– Ce sont pourtant des navires en fer, dit Mary.
Yves Guennec sourit :
– Voilà bien une réflexion de terrien ! Dans un bateau, ce n’est pas la coque qui risque de brûler. La coque, elle est dans l’eau !
– C’est quoi alors, demanda-t-elle, à demi vexée de s’être fait traiter de «terrien».
– Ce ne sont pas les matières combustibles qui manquent à bord : connexions électriques, moteurs, gas-oil, l’équipement intérieur qui est en bois, literie, et j’en passe. Par ailleurs, le moindre feu à l’intérieur du bateau produit des fumées, le plus souvent toxiques, qu’il est impossible d’évacuer.
– Ces feux se produisent-ils lorsque le bateau est à quai ?
– Non, ça n’est jamais arrivé.
– Donc, si je vous suis bien, il y a, parmi vos équipages, un incendiaire qui se manifeste lorsque le bateau est en mer.
– Tout à fait.
– Mais c’est un comportement suicidaire ! s’exclama-t-elle.
– Je ne vous le fais pas dire, fit Yves Guennec. Le malheur est que ce type, en plus de sa peau, met en péril le bateau et ses seize hommes d’équipage.
Mary regarda Sylvia Guennec qui servait les grogs.
– C’est complètement fou !
Le capitaine d’armement hocha tristement la tête et dit en écho :
– Complètement fou, en effet.
– Et ça se produit toujours sur le même bateau ?
– Oui.
– Ah…
Elle insista :
– Ça arrive toujours avec le même équipage ?
– Toujours.
– Je suppose que vous devez exploiter plusieurs bateaux du même type ?
– En effet, dit Guennec. L’armement possède quatre chalutiers de grande pêche, des 55 mètres en acier qui travaillent dans l’Ouest Écosse et dans l’Ouest Irlande. Compte tenu de leur éloignement du port, ces bateaux restent sur zone pendant un mois.
– Ils ne rentrent à Lorient qu’au bout d’un mois ? demanda Mary.
– Au bout d’un mois en effet. Mais, nous avons, en Écosse, ce que nous appelons des bases avancées où nos bateaux viennent décharger leur pêche chaque semaine.
– Où ça ?
– À Lochinver. C’est un petit port d’Écosse…
Il sourit :
– Je suppose que vous allez me demander de préciser ce qu’est une base avancée ?
Mary hocha la tête :
– Ce serait aussi bien.
– C’est un entrepôt que nous avons sur place. Les bateaux viennent y débarquer leur pêche tous les huit jours, le poisson est ensuite transporté à Lorient par camions.
– Je comprends, dit-elle, ainsi vos bateaux ne perdent pas de temps à faire le trajet, un temps qui est plus utilement occupé à pêcher.
– Exactement. Ces bateaux représentent un investissement considérable, il est impératif qu’ils soient rentabilisés au maximum.
» Ils font donc quatre marées d’une semaine, poursuivit Guennec, ensuite le bateau rentre à Lorient et l’équipage bénéficie de dix jours de repos. Puis, ils repartent pour une nouvelle marée d’un mois.
– Sur quel bateau ces incidents se produisent-ils ?
– Sur le Drakkar.
– Qui commande ce Drakkar ?
– Mon plus jeune patron, Franck Mélennec.
– Quel âge a-t-il ?
– Vingt-neuf ans. C’est très jeune pour commander un si grand bateau. C’est moi qui l’ai imposé. Quand je lui ai confié son premier commandement, il n’avait pas encore vingt-cinq ans. Il a fait plusieurs marées sur un trente-cinq mètres et il est passé très vite sur un cinquante-cinq mètres.
– Ce doit être un bon marin, pour que vous lui ayez confié de telles responsabilités.
– C’est un très bon marin. Dans quelques années, quand il aura acquis l’expérience qui lui manque encore, ce sera un grand patron de pêche. Seulement…
– Seulement il y a ces incendies, dit Mary.
– Oui.
– Qu’en dit-il ?
– Rien. Ce n’est pas un gaillard très loquace. Plutôt le genre de type à n’ouvrir la bouche que lorsqu’il a quelque chose à dire.
Mary hocha la tête :
– Je vois…
– Et ses matelots ?
– Il a son équipe, les mêmes à un ou deux près, depuis son premier commandement. Ils le suivraient en enfer, leur confiance en ses qualités de marin est sans faille. Cependant, les autres équipages murmurent qu’il a le mauvais œil. Depuis la perte du Saint-François…
Mary dressa l’oreille :
– Il a déjà perdu un bateau ?
– Ouais, dit brièvement Guennec. Il y a quatre ans. Son premier commandement sur un cinquante-cinq mètres.
– Comment cela s’est-il passé ?
– Le feu…
– Encore ?
– Ouais… C’était sa seconde marée sur ce type de bateau. À la première, il avait fait des pêches magnifiques. En tonnage, trente pour cent de mieux que ses «sister-ships».
– Pardon ?
– Ses «sister-ships». On appelle ainsi les bateaux construits sur le même modèle… les autres cinquante-cinq mètres, quoi.
» Trente pour cent c’est énorme, poursuivit Guennec. Un tiers de plus !
– À quoi peut-on attribuer ces résultats miraculeux ?
– Au flair du capitaine, à sa science, certains disent à sa chance.
– Ça a dû faire des jaloux !
– Ouais… S’il avait été marié, on aurait dit qu’il avait une veine de cocu. Las, il est célibataire… En ce qui me concerne, vis-à-vis de l’armement, c’était aussi un grand succès. J’avais pris sur moi de lui confier ce commandement. Je jouais gros mais là aussi je peux dire que j’ai eu du flair.
– Jusqu’à cet incendie…
– Jusqu’à cet incendie…
Guennec regardait fixement la tranche de citron qui flottait sur son grog fumant. Il but une gorgée en se brûlant un peu, ce qui le fit grimacer. Sa femme, ayant fait le service, était venue s’asseoir près de Mary.
– Comment cela s’est-il passé ? demanda-t-elle.
Guennec laissa passer un instant de silence et son visage se crispa, comme si le rappel de ces faits lui était douloureux.
– C’était en février, voici quatre ans, dit-il d’une voix lente. Le Saint-François était venu en révision à Lorient après deux marées formidables, comme je vous l’ai dit. Il prit la mer un mardi matin, par très mauvais temps, vents de suroît à ouest suroît de quarante à quarante-cinq nœuds, mer forte.
– Vos bateaux partent en mer par mauvais temps ? s’étonna Mary.
– Pas tous, mais les gros oui. Franck était impatient de rejoindre sa zone de pêche. Passé les îles Glénan, le vent est monté jusqu’à cinquante nœuds, l’anémomètre s’est bloqué à plusieurs reprises, la mer était une véritable furie. Ils ont reçu un message de détresse d’un autre bateau lorientais, un trente-cinq mètres qui était en panne de machine et ils se sont portés à son secours. Bien sûr, tout l’équipage du Saint-François était à la manœuvre. Il s’agissait de passer une remorque au Lorientais avant que la mer ne le drosse sur les cailloux alentour de Penfret. Ce n’était pas commode, avec cette furie de temps. Ils y sont pourtant parvenus et ont réussi à dérouter le Commandant-Charcot, c’était son nom, des roches sur lesquelles il allait tout droit. Évidemment, cette manœuvre a pris beaucoup de temps. Quand les hommes, exténués, sont retournés au carré, une fumée épaisse sortait des coursives. En leur absence, le feu avait pris dans une armoire électrique. En temps ordinaire, il y aurait toujours eu quelqu’un pour s’apercevoir du départ de feu et pour le maîtriser. Là il était trop tard. Une fumée toxique sortait de l’entrepont et plusieurs hommes ont été à demi asphyxiés en essayant de combattre le sinistre. Quand il a vu qu’il n’y avait plus rien à faire, Franck Mélennec a demandé une évacuation par hélicoptère au CROSS Étel. Il est resté à la barre jusqu’à l’extrême limite. Je communiquais avec lui par radio et, devant la gravité de la situation, je lui avais ordonné de quitter le navire. Voyant qu’il n’y avait plus rien à faire, il a fini par sauter à l’eau, revêtu de sa combinaison de survie, et il a été récupéré, à demi noyé, par son équipage. Pour finir, le Charcot en dérive a traversé sans encombre la barrière rocheuse des Moutons, un vrai miracle; il a été pris en charge par le remorqueur de Concarneau dans la baie et il est parvenu au port sans autre encombre.
– Et le Saint-François ?
– Il a continué à brûler et puis il a fait côte au Pouldu, où il s’est échoué.
– Mélennec a-t-il été inquiété ?
– Non. Pourquoi l’aurait-il été ?
– Je ne sais pas, dit Mary, je ne suis guère au fait des usages en matière de sinistre maritime, mais il me semble que lorsqu’on perd un bateau de cette valeur, il doit bien y avoir enquête.
– Il y a eu enquête, confirma Yves Guennec. Toutes les liaisons radio avaient été enregistrées, il s’est avéré que Franck Mélennec n’avait commis aucune imprudence, que, bien au contraire, il avait fait tout son devoir en se portant au secours d’un bateau en perdition, et que sa conduite avait été exemplaire à tous points de vue. Compte tenu des circonstances, il avait ramené tous ses hommes à terre sains et saufs, ce qui était un véritable exploit.
– Et l’enquête a donc conclu à un accident.
– Tout à fait. Un court-circuit, ça arrive… C’est une accumulation de circonstances malheureuses qui a conduit au drame.
Mary but son grog, pensive. Au mur, la pendule de Guitte égrenait le temps. C’était une vieille pendule aux bois tarabiscotés, au cadran marqué de chiffres romains, qu’il fallait remonter tous les jours avec une grosse clé de fer. Elle sonnait les quarts et les demies et aux heures, elle donnait le carillon de Westminster ; après ce chant de gloire, elle sonnait gravement les heures : dong… dong… dong… dong…
Le poêle ronflait doucement, son gros tuyau noir montait le long du mur blanc où il se perdait par un coude de métal annelé. Mary se sentait bien dans cette pièce. Le grog lui avait brûlé les lèvres, la langue, la gorge, et maintenant il lui semblait qu’elle avait une boule de feu au creux de l’estomac. La tête lui tournait légèrement et elle devait être un peu grise.
Heureusement, Sylvia Guennec mit sur la table basse un paquet de petits-beurre. Elle en grignota quelques-uns et réclama un verre d’eau. Yves Guennec lui, se fit servir un autre grog.
– Je suppose, dit-elle, qu’il est relativement facile de connaître le nom des hommes d’équipage qui étaient à bord lorsque les feux se sont déclarés.
– C’est évidemment la première chose que j’ai examinée, dit Yves Guennec.
– Combien y a-t-il d’hommes à bord d’un tel navire ?
– Seize. Le patron, bien sûr, Franck Mélennec, un lieutenant qui fait office de second, un radio, un bosco, un chef mécanicien, deux graisseurs, un cuisinier, huit matelots.
– Et quels sont ceux qui étaient à bord lors des sinistres ?
– Le patron, le bosco, le chef mécanicien, un des deux graisseurs, le cuisinier et quatre matelots.
– Le second a été changé ?
– Le second change souvent. C’est fréquemment un jeune lieutenant qui vient d’avoir son brevet que l’on place ainsi auprès d’un patron expérimenté avant de lui confier le commandement d’une pinasse.
– C’est quoi une pinasse ?
– Un bateau de plus petite taille, un vingt-quatre ou un trente-cinq mètres. Ils ont gardé ce nom depuis l’époque où, à Lorient, des petits bateaux faisant la pêche côtière étaient construits en pin.
– Ah… Le radio aussi a changé.
– Oui. En fait, le rôle du radio n’est plus aussi important qu’il a pu l’être autrefois. Maintenant le patron a tous les instruments de communication à la passerelle.
– Que fait donc le radio ?
– Le plus souvent, il travaille avec les autres matelots, sur le pont.
Sylvia Guennec fumait silencieusement, en regardant alternativement son mari et Mary Lester. Yves Guennec alluma une autre cigarette et dit en reposant le briquet sur la table basse :
– Voyez, ce n’est pas simple à résoudre.
– En effet, dit Mary.
Elle réfléchit, puis demanda :
– Bien sûr, le patron ne peut pas tout surveiller.
– Quand le bateau est sur les lieux de pêche, le chalut est à l’eau vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Le patron ne quitte pas la timonerie.
– Il faut bien qu’il dorme, tout de même, dit Mary.
– Il a sa couchette à la passerelle. Quand il dort, le second prend le commandement.
Et il ajouta après un silence :
– Il dort très peu.
– Et les autres ?
– Le cuisinier ne quitte pas sa cuisine…
– Il n’y dort pas, tout de même ! ironisa-t-elle de la même manière.
Et Yves Guennec la regardant gravement dit :
– Quand même pas, il a sa couchette dans le poste d’équipage. Le chef mécanicien a une cabine proche de la salle des machines, les autres hommes dorment eux aussi dans les postes d’équipage. Au commandement, ils montent sur le pont pour relever le chalut et pour le triage, l’étripage, le lavage, la mise en cale du poisson.
– Ils sont toujours tous ensemble ?
– Pratiquement.
Il ajouta en souriant :
– Sauf quand ils sont sous la douche.
Puis il regarda Mary et dit :
– Ce n’est évidemment pas là qu’ils ont l’occasion de mettre le feu à quoi que ce soit !
– Bien entendu, dit Mary, vous connaissez tous ces hommes.
– Évidemment.
– Et vous n’avez pas idée… enfin, vous n’avez pas de soupçons ?
Yves Guennec haussa les épaules en un geste d’impuissance et dit simplement :
– Non.