Kali prit une profonde inspiration, forçant l’air froid de la nuit à l’intérieur de ses poumons avides. Elle se pencha en avant, les mains sur les cuisses, aspirant l’air frais et pur de la nuit avant de se redresser pour observer les étoiles.
Elle se trouvait près du centre-ville, cette nuit-là. Elle aimait s'échapper de l'espace étouffant de leur quartier général actuel. Elle aimait être dehors, et ce, depuis toujours.
Elle avait grimpé jusqu’au sommet du Harrison Hotel Electric Garage. Elle voulait monter plus haut, alors elle se dirigea vers l’armature d’acier qui soutenait ce qui restait du panneau, haut au-dessus de la ville. Avec ses vingt-et-uns étages, ce n’était pas la plus haute structure encore debout, mais presque. Elle ne prit pas la peine de monter jusqu’au sommet de la grue installée sur le toit du bâtiment. C’était un vestige des sociétés de construction, avant les extraterrestres. Il ventait trop ce soir-là pour qu'elle se risque à l'escalader.
Kali grimpa comme un singe sur les poutres de métal qui maintenaient les lettres. Elle s’y était souvent exercée au cours des dernières années. Elle ne s’arrêta pas avant d’avoir atteint le sommet de la lettre H. La plupart des lettres étaient tombées, mais celle-ci se détachait toujours fièrement dans le ciel d’encre. La lettre était assez large pour que, les nuits calmes, elle puisse s’y mettre debout et lever les mains vers le ciel. Si elle fermait les yeux et qu’une brise légère se mettait à souffler, elle pouvait presque s’imaginer qu’elle pouvait voler. Ce soir-là, il était trop dangereux de se lever. Au lieu de cela, elle se contenta de rester assise sur le rebord et d’observer sa ville natale.
— Je me demande à quoi elle ressemblera dans le futur, murmura-t-elle en observant les ruines fantomatiques. Quand Destin reprendra la ville, nous la reconstruirons encore mieux que ce qu’elle était avant.
Kali ne voulait pas admettre qu’au fond d’elle, elle craignait que cela n’arrive jamais. Si Colbert... si Colbert parvenait à tuer son frère et à prendre le contrôle de la partie nord de la ville, elle savait qu’alors cela n’arriverait pas. Elle baissa la tête en se souvenant comment le jeune garçon avec lequel elle et Destin étaient amis durant leur enfance les avait trahis de la façon la plus cruelle qui soit.
— Pourquoi ? murmura-t-elle en passant les doigts sur la cicatrice à son poignet. Comment a-t-il pu faire cela ? À nous ? À notre propre peuple ?
Elle secoua la tête et ravala des larmes de colère. Cela faisait presque deux ans que Colbert s’était retourné contre eux. Destin ne l’avait pas crue au début quand elle s'était inquiétée du comportement de plus en plus irrationnel de Colbert. Il avait cru que c’était à cause du stress qu’ils subissaient tous. Il avait souvent dit à Kali qu’il n'était pas facile d’essayer de reconstruire un monde au milieu de la destruction et d’un futur incertain, et que certaines personnes le vivaient différemment des autres. Destin avait accepté le changement. Il était déterminé à mettre à profit les compétences en ingénierie mécanique qu'il avait acquises avant que ce monde ne devienne fou afin de construire une ville comme celles qu'ils avaient vu dans les films de science-fiction au cinéma dans lequel ils avaient l’habitude de resquiller.
Colbert... Colbert avait vu l’occasion de prendre le pouvoir, et il voulait Destin à ses côtés. Colbert avait vu ce qu’il prenait pour l’opportunité de cesser d’être les enfants des rues qu'ils avaient été et de devenir le leader suprême. Et une seule personne lui barrait la route. Une personne qui connaissait sa faiblesse. Une personne qui savait qui il était vraiment à l’intérieur et ce qu’il désirait le plus hormis le pouvoir.
Destin avait failli mourir parce qu’elle avait eu peur de parler. Elle avait toujours su que Colbert aimait son frère. Quand elle était plus jeune, elle pensait que, comme elle, il aimait Destin comme un frère. Mais lorsqu’elle avait seize ans, elle avait surpris Colbert à regarder Destin avec un désir silencieux qu’elle interpréta comme étant tout sauf fraternel. Colbert avait alors dix-huit ans, deux de moins que Destin, et il était le leader d’un des gangs les plus dangereux de leur quartier. Cela ne lui plaisait pas que Destin et elle aient choisi un chemin différent. Kali savait que Colbert le leur reprochait. Destin n’aurait jamais laissé ce genre de danger s’approcher d’elle et il en avait informé Colbert. Destin et elle avaient d’autres rêves qu'ils voulaient suivre.
Son frère n'avait pas remarqué l'obsession que Colbert entretenait à son égard, mais après que Kali ait repéré le désir dans ses yeux ce jour-là, elle avait observé Colbert de loin, à la dérobée. Deux ans auparavant, elle avait surpris Colbert à épier son frère alors qu’il se trouvait avec l’une des femmes qui les avaient rejoints. Kali céda enfin et fit part à son frère de ses soupçons.
Deux jours après sa rencontre avec Destin, la femme fut retrouvée morte. Celle-ci, Maria, s’était brisée le cou quand elle était apparemment tombée à travers une surface précaire alors qu’elle patrouillait avec Colbert et Johnson, son second. Colbert avait juré qu’il avait essayé de sauver Maria, mais Kali avait eu des soupçons et avait demandé à Doc de pratiquer une autopsie sur Maria. Doc lui avait dit que les hématomes autour de son cou indiquaient qu’elle avait été étranglée, et d'autres bleus ainsi que du sang sous ses ongles montraient qu’elle s’était débattue contre son assaillant.
Colbert avait entendu Kali expliquer ces conclusions à Destin. D'abord, Colbert avait nié en bloc, affirmant que les coupures sur les bras et le visage de Maria s’étaient produites quand ils avaient retiré son corps du bâtiment. Quand Kali avait présenté les preuves du docteur et lui avait demandé un échantillon de son sang pour voir s’il correspondait au sang sous les ongles de Maria, Colbert avait eu une explosion de rage désespérée et jalouse. Le couteau qui visait alors le cœur de son frère l’avait profondément entaillée au poignet quand elle s’était interposée entre eux pour protéger Destin.
L’appel à l'aide de ce dernier avait été entendu par Jason et Tim. Ils avaient maîtrisé Colbert, mais sa trahison était plus profonde qu’elle et Destin avaient pu le soupçonner. Ses partisans l’aidèrent alors à s'échapper de la prison de fortune qu’ils avaient construite. Plusieurs hommes de bien étaient morts cette nuit-là. Des hommes qui avaient des familles. Tout cela parce que Destin n’aimait pas Colbert de la même façon que lui et refusait de se joindre à lui pour diriger Chicago.
— Quel monde tordu dans lequel on vit, murmura-t-elle en se penchant en arrière et regardant à nouveau le ciel nocturne. Pourquoi les gens n’apprennent-ils pas simplement à vivre ensemble ?
Elle poussa un petit cri quand l’obscurité s'illumina lorsque quelqu’un dans la moitié sud de la ville lança un missile air-sol. Ses yeux suivirent la trajectoire qu’il effectua à travers le ciel nocturne. Son cri rauque d’incrédulité se perdit dans le vent quand elle aperçut la cible. Un hélicoptère Black Hawk qui volait à basse altitude piqua vers la gauche, se dirigeant vers elle.
Kali regarda l’hélicoptère s'approcher au ralenti. Il lui fallut un moment pour comprendre qu’il se dirigeait droit sur elle. Elle roula en arrière et culbuta par-dessus la rambarde de métal, sautant et se laissant glisser aussi vite que possible. Elle était presque parvenue en bas quand le bruit de l’hélicoptère se fit plus fort et elle tourna la tête pour regarder. Un juron rauque lui échappa et elle écarquilla des yeux horrifiés quand elle discerna les silhouettes de deux hommes dans le cockpit.
Le temps parut se figer quand le pilote pivota à nouveau. Il était évident qu'il n'avait pas vu la silhouette de la grosse grue qui émergeait du toit comme une main aux doigts cupides. Kali sauta du châssis métallique du panneau quand l’hélice arrière se prit dans les câbles de métal de la grue toute proche. Le son horrible du métal qui crissait résonna par-dessus le vent. Elle atterrit au sol et roula quand un autre son se mêla à celui de l’appareil condamné. Le sifflement du missile mourut dans une explosion assourdissante.
Kali continua de rouler sur elle-même jusqu’à ce qu'elle se retrouve sous le surplomb métallique d'un conduit d’arrivée d’air installé sur le toit. Elle se roula en boule et se couvrit la tête quand une pluie d’éclats de métal brûlants et en fusion s’abattit autour d’elle. Elle faillit se laisser submerger par la peur quand une partie de l’hélice principale de l’hélicoptère se brisa et que plusieurs gros morceaux fendirent violemment l’air. Un gros morceau d’environ un mètre quatre-vingt transperça le conduit de métal quelques centimètres seulement au-dessus de sa tête.
Elle respirait fort tandis que le son du métal qui grinçait ainsi que le craquement et le crépitement des flammes continuaient de saturer l’atmosphère. Levant prudemment la tête, elle observa l’épave. Elle était ébahie d’être toujours en vie. Roulant sur elle-même pour se mettre à quatre pattes, elle sortit lentement en rampant de sous le conduit transpercé. Elle s'agenouilla sur le toit recouvert de gravier et de goudron, et observa le c*****e avec un sentiment de choc et d’horreur.
La grue qui avait été installée avant l’invasion extraterrestre pour remplacer certaines lettres était à présent tordue et défigurée, comme si elle était faite de papier mâché et non d’acier. Le H était cassé en deux. La section qui manquait avait arraché près de trois mètres ou plus du petit parapet qui entourait le toit. De longs câbles d’acier pendaient comme les restes d’une toile d’araignée qui ondulait dans la brise. Des étincelles et des petits foyers continuaient de brûler, illuminant l'obscurité, lui permettant de discerner les contours hideux de ce qui restait de l’hélicoptère.
Kali s’avança lentement vers le rebord. Il était impossible que quiconque ait pu survivre à un tel crash. La poutre de queue était en lambeaux et il en manquait de gros morceaux. L’hélice arrière avait entièrement disparu. Elle regarda autour d’elle et crut en apercevoir des morceaux fichés dans le bâtiment de l’autre côté de la rue. Grimpant au-dessus des décombres, elle leva une main tremblante afin de replacer derrière son oreille les cheveux qui lui tombaient devant les yeux. Puis elle regarda par-dessus le rebord du bâtiment pour voir si l’hélicoptère s’était écrasé à terre.
Elle prit une inspiration surprise quand elle vit qu’il était suspendu deux étages en-dessous d'elle. Ses yeux suivirent l’entremêlement des câbles d’acier qui le retenaient à peine. Elle fit un bond en arrière quand toute l’installation bougea quand la grue s’inclina et se pencha sous le poids de l’hélicoptère. Titubant en arrière sur les éclats de briques et de mortier du bâtiment, elle se tourna et se dirigea vers le coin arrière, où l'escalier de secours en métal était attaché au côté de l’immeuble. Elle doutait que les deux hommes soient toujours en vie, mais elle devait en avoir la confirmation. Elle ne pouvait pas les abandonner s’ils étaient blessés.
Une chose est certaine, pensa-t-elle en grimpant par-dessus le rebord pour commencer à descendre le long de l'échelle étroite entourée de fer qui menait à l'étage inférieur. Si ces hommes ont survécu, il faut que je les aide à sortir, parce que cette grue ne va certainement pas pouvoir les retenir pendant très longtemps.