Il laisse la question survoler l’assistance, s’envoie une lampée de whisky, l’accompagne d’une poignée de chips molles qu’il mâchonne en maugréant :
– Hé non ! Vous ne pouvez pas. Ou vous ne voulez pas ?
Le WB, à hautes doses depuis 48 heures, n’arrange pas l’accablement halluciné du préfet, ni non plus l’opinion qu’il a de ce gandin si propre sur lui.
– A une heure du matin, cette nuit-là, vous aviez votre directrice, madame Ortoni, qui réclamait l’évacuation de la population… à vos gens réquisitionnés, là-haut à Saint-Denis…
L’assistance à la fois médusée et gênée, devant ce déballage qu’elle aurait préféré ignorer, tente de jouer l’indifférence, ouvrant quelques apartés futiles vite interrompus par le ton qui monte.
– Et vous savez d’où elle vous téléphonait, votre directrice ?
– De la centrale… émet, pitoyable, le délégué d’EDF.
– De la centrale ! de la centrale ! tonne le préfet. Evidemment, de la centrale ! Pas du Vatican ! mais du pavillon du gardien, mon cher, du pavillon du gardien ! L’équipement téléphonique de la centrale, lui, il était sous la flotte, déjà foutu ! Ah ! ça non plus, vous ne l’aviez pas prévu, hein ? Et qu’est-ce qu’ils ont fait vos spidermen à Saint-Denis ? Rien. Ils attendaient la confirmation. Il vous a encore fallu deux heures pour réagir. Deux heures…
– C’est que le professeur Pellerin…
– Ah ! toujours ce fameux Pellerin. Il a le sommeil lourd, votre Pellerin !
Le commandant des sapeurs-pompiers juge opportun d’intervenir à nouveau pour éviter une déflagration :
– C’est seulement à trois heures du matin, je le souligne, que nous avons pu intervenir, et encore, comme nous n’avions pas d’éléments précis, ça nous a retardés pour le choix du matériel…
– Ah ! Écoutez les gens de terrain, monsieur le délégué d’EDF, rugit Artagnan. Allez à la télé raconter vos bobards. Mais ici, on n’est pas à la télé, vous ne nous embobinerez pas. Voilà. Et comme vous ne voulez pas nous dire ce qui s’est passé réellement dans la centrale, nous pouvons tout supposer. La seule chose dont je suis convaincu, c’est de votre incompétence criminelle et de votre irresponsabilité professionnelle…
– Encore une fois, je ne vous permets pas… Je vous signale que, dès que possible, nous avons voulu prévenir le ministère de la Santé mais son fax n’avait plus de papier…
L’assistance devant une pareille argumentation en resta comme deux ronds de flan.
Le préfet, bien qu’estomaqué lui aussi par cette révélation stupéfiante, en a assez de ce dialogue inutile, sauf à montrer aux autres participants de la réunion qu’il n’est pas dupe des manipulations d’EDF. Il s’ébroue une fois de plus, relève la mèche tombée sur ses yeux. Regarde, ulcéré, le délégué général…
– Qu’est-ce que vous êtes en train de nous dire ?
A son ton grinçant, à la façon dont il serre les poings, on peut craindre qu’il ne vienne à s’en prendre physiquement à son interlocuteur. Lecoanet se rapproche de lui, tend la main grande ouverte, apaisant. Des coups n’arrangeraient rien dans la situation actuelle.
– Vous ne permettez pas quoi ? répéte menaçant le préfet. Qu’on affiche votre nullité à tout point de vue ? Votre dangerosité, comme on dit ? Votre obsession paranoïaque nous conduit dans des situations impossibles à gérer…
– Parce qu’elles sont nouvelles…
– Parce que vous n’avez rien prévu, surtout ! Quand on manipule la mort potentielle de dizaines de milliers de personnes, s’agirait peut-être d’anticiper, d’assurer le service après-vente ? mais non, monsieur ne permet pas qu’on doute de sa faculté à résoudre les situations nouvelles… Mais qui est au charbon – passez-moi l’expression – pendant que vous ne permettez pas ? Nos pompiers, la population civile, une partie des troupes… et bien sûr quelques uns de vos salariés… mais surtout pas vous, monsieur le délégué général, depuis votre QG de la banlieue parisienne, qui avez déclenché votre Plan d’Urgence Interne, à 3 heures du matin ! alors que les premiers dégâts sont apparus à 18 heures la veille ! et qu’à minuit votre usine ultra-moderne était noyée avec des pompes inopérantes…
– On ne peut pas tout prévoir, réitére maladroitement le délégué général.
Cet aveu invraisemblable tombe sur l’assistance comme une chape de verglas. Que répondre à ça ?
– Madame Ortoni, à qui je rends hommage devant tout le monde pour sa maîtrise dans l’adversité, madame Ortoni, votre directrice de Braud, est en route. Elle devrait déjà être ici. Dommage qu’elle n’ait pas entendu vos conneries. Elle nous exposera la chronologie des faits. Comptez sur elle. Je dis qu’elle devrait déjà être ici, mais comme vous le savez, actuellement ce sont les Zodiac de la Marine nationale qui assurent les rotations vers la centrale…
A cette annonce, le délégué tente une diversion :
– C’est que je suis attendu à la mairie par monsieur Juppé…
– Monsieur Juppé attendra, lui aussi !
L’autorité massacrante dont fait preuve le préfet est à la mesure de la pression qu’il a sur les épaules depuis trois jours maintenant et l’alcool n’explique pas tout. Dans cette salle de presse improvisée de la préfecture, tous ici, sauf ce délégué général et quelques envoyés spéciaux des ministères, avaient vécu cette période de folie destructrice, de menace mortelle. Et celle qui allait les rejoindre n’a pas dormi plus de quatre heures en tout depuis le début des événements.
Le délégué se compose une attitude de martyr. Ce qui n’impressionne personne. La fatigue de tous, la conscience du devoir accompli, la centrale, épée de Damoclès suspendue sur leurs têtes, confèrent aux assistants une auréole de sainteté et un vague désir de pardon. Ils n’ont plus qu’une envie : se sortir de ce merdier, et, enfin, se reposer, même si tous ne rêvent pas d’une période sabbatique à Mirande.
Le secrétaire général de la préfecture fait un signe discret à son patron. Ils s’écartent vers la baie vitrée qui donne sur le parc ravagé où les cèdres centenaires sont couchés, enchevêtrés avec le kiosque à musique, l’abri de piscine, gondolé mais pas complètement, foutu de toute façon.
Artagnan revoit, la semaine dernière encore, ses enfants qui couraient dans ce parc, accueillant, apaisant, avec ceux du personnel préfectoral, formant une grande famille et l’animant de leurs éclats de rire.
Son regard se porte sur le sol en plancher flottant, en fausse marqueterie, aussi sonore que fragile, déjà marqué de tant d’agressions.
Le secrétaire prend un air de conspirateur.
– Des fûts anonymes flottent dans l’estuaire, souffle-t-il.
– Anonymes… reprend le préfet. Hé bien, oui, je suis au courant. On a envoyé la gendarmerie maritime les récupérer.
– Certains sont rouillés, éventrés, plusieurs ont déjà coulé et gisent au fond de l’estuaire. Personne ne sait rien sur la nature du contenu. On pense seulement qu’ils étaient entreposés, voire dissimulés, dans l’enceinte de la centrale, depuis deux ans estiment des gendarmes qui se fient aux confidences de riverains.
– De riverains bien intentionnés, n’est-ce pas…
– Hum, hum… plutôt ce fameux comité Tchernoblaye… Vous savez…
– Oui, des fouteurs de m***e. On n’a pas besoin d’eux en ce moment.
– Sauf que les premières mesures de radioactivité montrent qu’ils n’ont sûrement pas entièrement tort, vous savez qu’ils ont reçu du renfort, un couple de la CRIIRAD, de Valence et de l’ensemble du réseau Sortir du nucléaire ?4
Le préfet regarde songeur, en même temps, l’écran du portable que lui donne son secrétaire. On y voit bien les fameux fûts qui dérivent. Il fait signe à Lecoanet de les rejoindre.
– Depuis deux ans, vous dites ? 97 ?
Le secrétaire acquiesce.
– Tenez, inspecteur, regardez ça.
Les fûts anonymes impressionnent peu le lieutenant qui, le matin même, avait assisté au manège des récupérateurs sur les bancs de sable, en face de la centrale, qui hissaient ces fûts orangés sur une barge militaire, certains flottaient encore, bousculés par le courant dans l’eau grise, d’autres étaient déjà ensablés dans la passe de Saintonge.
– Lieutenant, on vous a envoyé ici parce que vous connaissez du monde… c’est bien ça ?
– Oui, en quelque sorte…
– Du monde, je veux dire, lieutenant, du côté de ces agitateurs antinucléaires…
– Monsieur le préfet, mes relations se limitent aux vignerons bio…
– C’est ça, jouez la sainte nitouche ! 97, vous l’apprendrez bien assez tôt. Autant avoir un avis autorisé, avant même l’arrivée de notre pasionaria Isabelle Ortoni…
Le préfet appelle le commandant des sapeurs-pompiers qui les rejoint à son tour.
– Commandant, résumez 97 pour notre ami parisien, s’il vous plaît, mais faites vite, je crains l’arrivée de la belle emmerdeuse d’un moment à l’autre.
De fait, à peine le chef des pompiers a-il retracé l’incident, terme officiel, de 1997, qu’Isabelle Ortoni fait une entrée remarquée dans le quartier général.
Ses bottes et son pantalon de sécurité humide jusqu’aux genoux, gouttaient sur les tapis. Les cheveux bouclés, blonds aux mèches argentées en bataille, encadrent des yeux de jais. Les poings sur les hanches, elle prend un long moment pour dévisager tous ceux qui sont là, les fixant chacun à son tour. Personne n’ose moufter sous l’examen inquisitorial de ces yeux aussi ironiques qu’implacables.
Ostensiblement le préfet lui tourne le dos, et va se resservir un whisky.
– Alors, voilà les sauveurs de la nation ! s’exclame la nouvelle arrivée. Préfet, interpelle-t-elle, ça n’est pas la peine de vous torcher au… elle mate la bouteille, marque son étonnement : au Warenghem ! Pour le coup vous remontez dans mon estime…
Artagnan, qui se veut accommodant :
– C’est un plaisir pour moi…
– Ne vous la pétez pas trop, Artagnan, vous y étiez si bas dans mon estime que ça n’a rien d’un exploit… mais enfin, connaître le whisky breton… j’apprécie.
Autour d’elle, l’assistance a légèrement reculé, elle s’en aperçoit, et apostrophe :
– Allons, allons, n’ayez pas peur, braves gens ! je ne suis pas contagieuse… contaminée sans doute, mais pas contagieuse… Elle se porte immédiatement à hauteur du préfet, lui montrant son verre rempli :
– La même chose, Artagnan, intime-t-elle.
Subjugué malgré lui, le préfet, lui sert un grand verre de blended y ajoutant quelques glaçons anémiques.
Avec un signe de la tête pour remerciement, Isabelle s’enfile une solide lampée et reprend son tour d’horizon de l’assistance.
– Alors ? des questions ?
Toujours posté près de la baie vitrée, Lecoanet savoure, en gourmet, la prestation. Ainsi donc, voici la fameuse Isabelle Ortoni, directrice de la centrale du Blayais. Un mètre soixante-dix, peut-être un peu plus, gentiment enveloppée, juste ce qu’il faut encore que sa tenue de secouriste ne joue pas en sa faveur, l’allure générale est batailleuse et sportive. On ne doit pas s’ennuyer tous les jours avec elle songe-t-il, souriant. Sourire qui n’échappe pas à la nouvelle venue qui fixe Lecoanet un instant.
– Un nouveau venu au club ? s’enquiert-elle, s’adressant au préfet avec un geste du menton.
– Le lieutenant Lecoanet nous est envoyé directement de l’Intérieur. Il a la redoutable mission d’estimer les conséquences de la tempête sur les vignes… ou le moral des vignerons, je n’ai pas encore bien compris…
Isabelle secoue la tête.
– En effet, c’est l’urgence même… Son ton sarcastique n’échappe à personne, et surtout pas au président des vins de Bordeaux, que la Chambre de commerce et d’industrie a mandaté pour la représenter ce jour-là.
– Madame la directrice, intervient ce grand costaud, rougeaud au cou de taureau, en tant que président des syndicats des vins de Bordeaux, j’apprécie peu votre remarque…
– Vous avez raison, j’ai été un peu rapide. Elle recule diplomatiquement. Elle a déjà braqué contre elle assez de monde sans y ajouter tous les vignerons du bordelais !
Le président, par ailleurs directeur d’une des plus grandes entreprises de négoce du cru, en profite pour ajouter :
– Nous comprenons la situation et, vous lieutenant, quelle que soit votre compétence en la matière – le mépris est si épais et palpable que certains en sursautent – nous saurons en estimer les risques économiques par nos propres moyens, je vous rassure. Vous n’êtes pas sans connaître la part de nos vins à l’exportation… Au-delà des dégâts dans les vignes, déjà considérables, mais, enfin, c’est la nature qui s’exprime, n’est-ce pas, il n’est pas question de laisser courir quelque bruit que ce soit quant aux fâcheuses conséquences commerciales d’un accident à la centrale…
– Il n’y a pas eu d’accident, monsieur le président, affirme la directrice en détachant bien les mots. Vous avez entendu : il n’y a pas eu d’accident, tout au plus quelques incidents, sans conséquence grave.
Le président qui se veut conciliant se contente d’adhérer à cette version d’un mouvement de la tête.
Le délégué d’EDF boit, enfin, un peu de ce petit lait dont il a été privé jusqu’ici. Il tente encore une fois d’intervenir :
– Ah, monsieur le préfet, vous devez admettre que nous…
Il n’aurait pas dû… il n’aurait pas dû. Il se fait aussitôt rembarrer :
– Vous, vous n’avez rien à dire non, rien du tout. Elle, oui, elle y était. D’accord ?
Personne n’est dupe. Le terme accident relève d’une terminologie très précise, encore que peu transparente, dans la graduation des sinistres nucléaires. Avant l’accident de multiples types d’incidents plus ou moins graves peuvent néanmoins provoquer une contamination radioactive, cependant cette dernière notion est, strictement, appliquée au seul accident.
Donc, version officielle, on l’a bien compris, il n’y a pas eu d’accident… et, de toute façon les contrôles officiels relevant des seules autorités nucléaires, il y a fort à craindre qu’ils ne seront pas en contradiction avec la voix de leur maître.
– Bien, intervient le préfet, en regardant sa montre, madame la directrice vous nous faites le point sur la situation à la centrale ?
– Je ne vais pas vous refaire le film. Nous sommes toujours inondés. Les pompes de secours héliportées hier en fin de journée donnent tout ce qu’elles peuvent mais, pour le moment sans résultat tangible, le niveau général est trop haut à l’extérieur… Disons que la situation ne s’aggrave plus. Ça vous convient ?
– Alors, pourquoi tenez-vous donc tant à ce qu’on prévoie quand même l’évacuation des populations ?
– Parce que nous n’avons aucune idée de ce que nous allons trouver une fois l’eau pompée. Ces installations souterraines n’ont pas été prévues pour une présence continue d’eau salée… J’admets que l’évacuation en pleine tempête et de nuit, ç’aurait été impossible…
– Ah ! vous devenez raisonnable ! sourit un peu complice le préfet, qui est immédiatement l’objet d’une décharge de taser de ses yeux noirs furibonds. Il lève la main en signe de reddition.
– … encore que ! mais je sais ce que j’ai entre les mains, messieurs, l’équivalent d’une bombe atomique, ni plus ni moins. Cette génération de centrale, par sa conception même, pêchait par optimisme, pour ne pas dire complète inconscience… Si on appliquait le principe de précaution à la lettre, on devrait les fermer toutes et porter nos efforts sur la sécurité des nouvelles installations.
Le délégué général d’EDF, vite refroidi, s’offusque en maugréant dans son coin. Il ne peut s’empêcher de réagir :
– On ne dirait jamais que vous êtes de la maison, vous ! Un tel discours est inadmissible !
– Je vous cite Robespierre, monsieur le délégué : c’est la vérité qui est coupable. Elle aime beaucoup placer de temps à autre une de ces citations qui vous renvoient l’opposant à son inculture. Je ne fais qu’affirmer tout haut, et devant des gens qui ont pris toute la mesure de la situation depuis deux jours, ce que nous sommes nombreux à savoir. Vous appartenez, monsieur le délégué, à la génération silence radio du nucléaire. Mais nous n’en sommes plus là. Et c’est parce que je suis de la maison, que je me permets de vous dire ça. Alors il s’agirait peut-être de vous sortir les doigts du c*l, monsieur le délégué…
Décidément cette directrice de centrale plaît de plus en plus au lieutenant Lecoanet. D’ailleurs l’assistance reste bouche bée devant sa dernière répartie, guettant la réaction du délégué qui s’étouffe et rougit, furieux..
– Que vous croyez, madame… il réalise à ce moment la portée de la dernière phrase, vos propos sont intolérables ! J’en référerai à Paris…
Le préfet évacue son opposition d’un :
– Bref, pour conclure, madame ?
– Nous maintenons le degré d’alerte maximum et nous attendons que la météo nous aide un peu. Je vous rappelle, tout de même, et ça vaut aussi pour vous délégué général, le défaut de construction de la centrale : elle est en dessous du niveau des eaux… ses digues de protection ont été manifestement sous dimensionnées… C’est ce vice initial qui entraîne aujourd’hui tous ces problèmes… et nous interdit à cette heure tout diagnostic fiable.
– Merci, Isabelle. Chacun apprécie l’usage du prénom, comme un réconfort. Madame, messieurs, il est passé midi, je vous rends à vos responsabilités, mais je vous invite à profiter de notre buffet… ration de survie, bien entendu, n’a****z pas !
Pendant que le préfet fait signe à la directrice pour un aparté vif et dense qui révèle que la hache de guerre n’est pas encore enterrée, Lecoanet s’approche du président du syndicat.
– Président, vous aviez sans doute déjà appris la raison de ma présence sur les lieux…
– On m’en a informé, en effet… bien que je ne comprenne pas exactement la signification de votre déplacement, dans des circonstances aussi difficiles…
– C’est pourquoi j’aimerais m’en entretenir avec vous…
– Le buffet, aussi sympathique soit-il de ce brave Artagnan, n’incite pas aux confidences… que diriez-vous de m’accompagner à Bacalan, nous y avons une cantine attitrée et discrète…
Lecoanet, qui a du temps devant lui avant d’aller retrouver les vignerons du blayais, même s’il doit entre temps organiser l’espace bureau mis à sa disposition à la préfecture, n’hésite pas longtemps.
– C’est une excellente idée, président.
Ils s’éloignaient déjà quand la directrice de la centrale rappelle le lieutenant.
– Juste une minute, je vous l’emprunte, président s’il vous plaît.
Les deux hommes stoppent net.
– Lieutenant, j’attends votre visite à la centrale. Elle m’a été annoncée et confirmée pour demain matin. Pourquoi pas dès cet après-midi, vous pourriez profiter de mon hors-bord spécial ?
Lecoanet se sent légèrement en porte-à-faux… mais comme il a déjà programmé d’aller visiter la centrale le lendemain, il ne voit pas pourquoi changer ses plans.
– Ç’aurait été avec plaisir… mais j’ai déjà un planning très chargé et je suis sûr d’être débordé aujourd’hui ! Alors restons-en à demain matin ?
Programme très chargé, très chargé… Lecoanet veut en tout cas prendre le temps indispensable pour analyser les masses de documents arrivées à son attention et qui se bousculent sur sa messagerie. De plus, un rendez-vous téléphonique impératif à quinze heures avec sa divisionnaire lui interdit de trop s’éloigner du centre névralgique préfectoral. Déjà ce qu’il a pressenti de conflictuel ce matin, va lui demander plus de recherches qu’il ne s’y attendait et les communications aléatoires du moment l’autorisent encore moins aux échappées imprévues. Les tensions sont telles entre les responsables concernés, qu’un peu de lenteur s’impose, à défaut d’un arrêt de jeu que le préfet dépassé n’osera jamais siffler.
Le président, sans perdre de temps, le guide vers la sortie :
– Vous voyez ça d’ici, lieutenant. Saint-Emilion, Médoc, Sauternes… l’important dans cette affaire est que le négoce n’en souffre pas…
– Le négoce ? Et la santé de la population ? S’étonne Lecoanet.
– Soyons sérieux, lieutenant. D’abord si l’accident a eu lieu, c’est probablement déjà irréparable, et la balance économique de la France est tout de même plus importante que quelques échappées radioactives dont la nocivité n’est même pas prouvée…
Il s’écoute parler, habitué aux conseils d’administration soporifiques, et pontifie, pensant être en terrain allié.
– Lieutenant, si on joue la transparence, vous imaginez nos clients à l’export ? Alors continuons à mentir, disons, par omission. Ce n’est pas un péché que diable ! On ne vole personne, on n’assassine personne. Nous ne sommes pas des brigands tout de même !
Lecoanet n’en revient pas. Le président qui continue à s’écouter, se veut de connivence :
– On m’a dit que vous étiez passionné par le vin bio ?
– Vous êtes bien renseigné ! Lecoanet attend la suite avec intérêt.
– Le vin bio, hum ! Sympathique certes, mais enfin, est-ce bien sérieux ? Et quel avenir ça a cette lubie de soixante-huitards chevelus, franchement ?
– Si j’en crois les listes de votre syndicat il y a peu de nostalgiques de 68 dans vos adhérents, de toute façon. Quant à la bio, c’est affaire de conviction…
Le président s’agace de cette répartie :
– Oui, bon, bio ou pas bio, si la centrale pète, faudra changer de métier…
– Donc, essayons d’abord de l’empêcher de péter votre f****e centrale…
Au moment d’ouvrir la portière de sa voiture, le président hésite à inviter Lecoanet à y prendre place. Ce qui n’échappe pas au lieutenant qui préfére prendre les devants :