Chapitre 2
La grande Thasie me regardait d’un air circonspect, semblant se demander si j’étais à la hauteur de la situation.
— Il y a longtemps que vous êtes inspecteur de police? demanda-t-elle du bout des dents.
Elle se tenait très droite sur sa chaise, ne perdant pas un centimètre de sa taille imposante.
Je rectifiai en souriant :
— Capitaine… Maintenant on dit capitaine et on n’arrive pas à ce grade sans quelque expérience.
— Je veux bien vous croire, répondit-elle d’un air de doute.
Je faillis lui répondre: « Madame est trop bonne! » mais je me retins en pensant aux recommandations du commissaire: « sur des œufs, capitaine, sur des œufs… » C’était encore un peu tôt pour entamer une bagarre.
— Où m’avez-vous dit que votre fille était en pension?
— Je ne vous l’ai pas encore dit, fit-elle d’une voix froide.
Manière de marquer qu’elle n’entendait pas se laisser prendre à mes embrouilles de flic. Et elle ajouta, de cette même voix froide:
— Chez les religieuses, l’institution des Saints-Anges, près de Quimperlé. J’ai appris hier, en rentrant de vacances, que Mathilde avait disparu depuis près d’un mois. Personne ne l’a vue depuis et, naturellement, je suis morte d’inquiétude.
Elle ne me paraissait pas si morte que ça, mais je passai outre.
— Depuis un mois? dis-je, mais vous êtes partie en vacances voici…
— Voici trois semaines. Le neuf avril, précisément. J’avais eu Mathilde au téléphone une semaine avant que je m’en aille et tout paraissait aller bien. Je suis donc partie sans la moindre appréhension. C’est lorsque je suis rentrée, le trente avril que j’ai appris la nouvelle.
— Par l’institution religieuse?
— Oui, dès mon retour j’ai téléphoné à Mathilde et…
Elle baissa la tête, accablée.
— Qu’est-ce qui a bien pu lui arriver? me demanda-t-elle.
Je pensaisans l’exprimer : elle s’est tirée, pardi! Pour avoir vécu moi-même dans l’atmosphère étouffante d’une école de ce type, je comprenais qu’au début du xxie siècle, une jeune fille de dix-huit ans confinée dans une institution du xixe ait éprouvé le besoin de se donner de l’air.
Je ne formulai pas mes soupçons sous cette forme abrupte, je pris des gants:
— Avait-elle déjà fait une fugue précédemment?
Je vis un éclair passer dans les yeux noirs de Thasie Tristani.
— Une fugue?
Avais-je dit un gros mot?
— Jamais ma fille n’aurait fait de fugue, Mademoiselle!
Aïe! Je tombais sur une mère probablement abusive et sûrement abusée, qui ne comprenait rien aux adolescents et qui tentait d’élever sa fille comme « les gens bien » le faisaient un demi-siècle plus tôt. Ça ne va pas être fastoche, aurait dit Fortin.
Je poursuivis néanmoins les questions inconvenantes:
— Avait-elle un petit ami?
Nouveau regard noir.
— Pas que je sache!
Et, avant que j’aie eu le temps de la poser, j’obtins la réponse à ma troisième question:
— Et elle ne se droguait pas non plus, mademoiselle Lester.
— Capitaine, corrigeai-je doucement en pensant que si cette dame était un chef d’entreprise de première, elle n’était pas très au fait des affaires du monde. De nos jours il n’y a guère plus de pucelles dans les institutions religieuses que dans les banlieues et la drogue se faufile partout, même sous le nez de la plus suspicieuse des sœurs tourières.
— Mathilde et moi nous entendions très bien! ajouta-t-elle péremptoire.
— Avec qui aurait-elle pu avoir des problèmes?
Elle rit douloureusement:
— Mais avec son père, pardi!
— Ah… Elle ne s’entendait pas avec son père…
Elle respira fort, d’un air douloureux.
— Il faudrait donc que je voie monsieur Tristani, dis-je. Où pourrai-je le rencontrer?
Elle eut un geste évasif.
— Je ne suis pas en mesure de vous l’apprendre.
Je m’étonnai:
— Vous n’avez aucun contact avec lui?
Elle prit un air dégoûté:
— Aucun, si ce n’est par le truchement de nos avocats respectifs. Nous sommes en instance de divorce mais ceci n’a rien à voir avec la disparition de Mathilde, affirma-t-elle avec assurance.
J’eus envie de lui demander: « Qu’est-ce que vous en savez ?»
Mais encore une fois, je me retins en me souvenant des recommandations du pauvre Mervent qui me revenaient en boucle: « sur des œufs, capitaine Lester !» Mais combien de temps le capitaine Lester pourrait-elle se contenir avant de ruer dans le panier et de provoquer une gigantesque omelette?
— Pensez-vous que Mathilde puisse être avec son père?
— Aucune chance, dit-elle sèchement.
Elle était pourtant quelque part, cette gamine! Madame Tristani ajouta:
— J’ai téléphoné à sa voisine de chambre au collège mais je n’ai pu avoir aucun renseignement.
— Mathilde ne l’a pas appelée?
— Non.
Il me faudrait aussi voir cette voisine de chambre. Madame Tristani n’avait peut-être pas su s’y prendre pour questionner la jeune fille. Que dis-je, elle n’avait sûrement pas su s’y prendre.
— Comment s’appelle-t-elle?
Madame Tristani me regarda comme si elle me voyait pour la première fois.
— Qui ça?
— Sa voisine de chambre.
Elle parut redescendre sur terre:
— Ah… Pardon. Prat, Annie Prat.
— Elles étaient très liées?
— Oui, l’été dernier Annie est venue passer quinze jours chez nous.
— Tout de même, dis-je, vous avez mis un mois à vous inquiéter de cette disparition.
Elle se leva brusquement comme si une force aussi invisible qu’irrépressible la soulevait soudain et s’exclama en se penchant sur moi comme si j’étais la cause de ses maux:
— Je n’étais pas là! Je vous l’ai dit, j’étais en vacances…
Elle martelait ses mots avec fureur et pourtant je sentais que, derrière cette colère impuissante, on n’était pas loin des larmes. Elle termina d’une voix accablée:
— Je ne suis rentrée qu’avant-hier pour apprendre que Mathilde avait disparu.
Elle fit quatre grands pas jusqu’à sa cheminée, puis quatre autres pour revenir près de moi:
— J’ai horriblement peur qu’il lui soit arrivé quelque chose, dit-elle d’une voix rauque, je me reproche mon absence… Et pourtant…
Maintenant elle se tordait les mains, ses grandes mains qui auraient bien voulu avoir quelqu’un à étrangler.
— Pourtant, j’ai le droit de prendre des vacances, nom de Dieu!
Le moment de faiblesse que j’avais cru discerner était passé. La mère s’effaçait devant la femme d’affaires, et la patronne qui avait l’habitude de voir tout céder à ses volontés s’exaspérait.
Elle tapa du poing sur la table pour affirmer son propos, faisant sauter les cuillères dans les tasses.
— Avec mon mari qui s’en fout, tout me tombe sur le dos! Si ça se trouve, Mathilde…
La grande ne termina pas sa phrase. Elle avait prononcé le nom de sa fille avec des tremblements dans la voix.
— Ce n’est pas la peine de vous mettre martel en tête, dis-je en réalisant aussitôt l’inutilité de cette recommandation : lorsque les filles, ou plutôt les jeunes femmes car à dix-huit ans on n’est plus une gamine, disparaissent, elles ont en général de bonnes raisons, ou au moins une bonne raison.
Elle cria:
— Mais Mathilde est encore une enfant!
C’était un cri teinté de désespoir.
Aux yeux de sa mère, certes, mais pour le reste du monde…
— Où étiez-vous en voyage?
— Au Népal.
— Ce n’est pas la porte à côté!
Elle eut un geste vague de la main, avec les transports modernes, et du fric, le bout du monde n’est jamais à plus de vingt-quatre heures d’avion.
— C’est la première fois que vous y alliez?
— Non, la cinquième fois. J’y vais toujours à la même date et je retrouve d’autres trekkers qui ont fini par devenir des amis.
— Des Français?
— Pas seulement. Il y a de tout dans le groupe, des Australiens, des Américains, des Allemands…
— Pardonnez-moi si je vous parais ignorante, mais ça consiste en quoi exactement…
— Le trekking?
Elle me regardait comme si elle avait affaire à une demeurée et elle laissa tomber, un peu méprisante:
— C’est un raid nature. On traverse des vallées, des cours d’eau sur des ponts suspendus, on marche dans les sentiers de montagne, on dort sous la tente…
Le pompiste avait raison, tout ce qu’on fait gratuitement à l’armée. Le trekking c’était donc le service militaire façon luxe. Et, comme aurait dit Fortin, ça coûtait un max.
— Vous n’aviez pas emporté de téléphone portable?
— Non, c’est interdit.
Je m’étonnai:
— Interdit! Par qui?
— Une convention entre nous, je veux dire, les participants au raid. Il s’agit, pour la plupart, de gens d’affaires qui veulent déconnecter totalement. On ne peut pas déconnecter totalement avec un téléphone portable.
Il y avait du vrai là-dedans, mais, comme je le voyais et comme Thasie s’en rendait compte elle-même, cela n’allait pas non plus sans inconvénients.
— De toute façon, ajouta-t-elle, en appelant l’agence de voyage, on pouvait toujours me joindre en cas d’urgence.
C’était quoi un cas d’urgence? Le déclenchement de la troisième guerre mondiale? Un tsunami vouant Audierne au sort de la ville d’Ys? Peut-être que Mathilde avait essayé de joindre sa mère mais que les responsables de l’agence n’avaient pas fait suivre. Qu’est-ce que c’était, pour eux, qu’une jeune fille de dix-huit ans qui appelait sa mère?
Je voyais dans les yeux tourmentés de madame Tristani que toutes ces réflexions, elle se les était faites et refaites, et qu’elles devaient tourner en boucle dans son cerveau en ébullition.
— Quelle est l’agence qui organise ces voyages?
Elle hésita un instant et dit:
— L’UMI.
Je répétai sans comprendre:
— L’UMI?
Elle précisa avec impatience:
— Un Monde Inconnu… Tous les trekkers connaissent l’UMI!
Peut-être bien, mais je ne faisais pas partie de cette élite.
Je le lui dis et elle me jeta un regard de pitié, semblant dire: « Ça ne m’étonne pas! ». Puis elle murmura:
— Mais quelle importance?
Elle se laissa tomber lourdement sur sa chaise et je vis tout soudain devant moi, non plus une quadragénaire dynamique, mais une quinquagénaire éreintée.
— Quelles bonnes raisons de disparaître volontairement aurait-elle pu trouver? demanda-t-elle. Dix-huit ans, et toutes les chances de son côté, de l’argent, cette maison…
Je balayai du regard cette crypte de granit sombre et lugubre qui faisait office de pièce d’honneur dans cette forteresse; et, au-delà de ces fenêtres étroites comme des meurtrières, là-bas, dans la vallée, ces maisons de poupée pressées les unes contre les autres autour du port de pêche. Ces maisons, ces hôtels, ces usines qui appartenaient pour nombre d’entre elles à sa mère et je pensai: pauvre petite fille riche!
Je demandai:
— Mathilde se plaisait-elle à Kreiz ar Pin?
Thasie répliqua, sur la défensive:
— Pourquoi ne s’y serait-elle pas plu? N’avait-elle pas tout ce qu’elle pouvait désirer? Si, à son âge, j’avais eu le dixième, que dis-je, le centième de ça! Quand je pense…
Elle ne termina pas sa phrase mais j’aurais pu le faire pour elle. Elle songeait à son enfance… L’usine pendant les vacances scolaires, pour gagner l’argent de poche que ses parents ne pouvaient lui fournir. C’était le lot des enfants de familles pauvres, et elle avait probablement connu le logement étroit et bruyant où les familles s’entassaient au temps de la pêche à la sardine.
On n’était certes plus à dix, douze dans deux pièces sans eau courante, avec pour toute commodité le seau hygiénique qu’on allait jeter dans le port au crépuscule, non ça, c’était au temps de sa grand-mère, mais à l’usine il fallait travailler dur.
Oui mais, à l’usine il y avait aussi les copines, les chansons à l’atelier, les soirées au bal…
Pauvre petite fille riche! Elle ne connaîtrait jamais ça. Une prison, même avec des barreaux dorés, reste une prison.
Un silence s’installa, chacune d’entre nous restant plongée dans ses pensées. Je demandai enfin:
— Ça se passait bien à l’école?
Madame Tristani parut surprise par ma question et répondit après un temps de silence.
— Oui, pourquoi?
En effet, pourquoi ne se serait-ce pas bien passé? Mathilde avait tout et elle évoluait dans un univers feutré, chez les sœurs où on est à l’abri des vicissitudes du monde. J’en savais quelque chose!
— À quoi se destinait-elle?
— Commerce international. Il y a une excellente école à Angers, elle se préparait à y entrer.
Je hochai la tête. Il était peu probable que Mathilde ait été consultée sur son avenir. Il y avait des affaires à reprendre et elle était la seule héritière. Que ça lui plaise ou non, il faudrait donc qu’elle assume. C’est du moins ce que pensait sa mère.
Je demandai:
— Elle devait donc intégrer l’école de commerce d’Angers à la prochaine rentrée?
— Oui.
— Était-elle contente d’y aller?
Madame Tristani eut un mouvement de tête agacé.
— Vous savez comment sont les jeunes filles…
— Mais encore?
Elle dit en soupirant:
— Elle aurait préféré aller aux Beaux-Arts à Nantes.
Elle cracha avec mépris:
— Les Beaux-Arts! Comme si ça nourrissait son monde, les Beaux-Arts!
Je regardai autour de moi les tableaux du maître des lieux. Je ne suis pas connaisseur, mais il y avait quelque chose là-dedans. Après tout, peut-être que Firmin Tristani avait du talent. Il faudrait que je demande à un expert ce que ces tableaux valaient.
Cependant, je ne me voyais pas demandant à Thasie l’autorisation d’en emporter un. Elle projetait de les décrocher, mais pas pour les donner. Pour les mettre à la cave, probablement.
— Il me faudrait une photo de Mathilde, dis-je.
Thasie se leva.
— Je vais vous chercher ça.
Dès qu’elle fut sortie, je pris mon petit appareil numérique et je photographiai une à une les toiles de Firmin Tristani.
Lorsque j’entendis la porte grincer, je remis l’appareil en poche et fis celle qui admirait les œuvres du maître de maison.
Sans un mot, Thasie me tendit un portrait en noir et blanc, tiré probablement par un professionnel. Mathilde était jolie, elle arborait un sourire un peu craintif de jeune fille timide. Avec ses cheveux bruns coupés courts, elle aurait pu figurer sur la couverture de « La Garçonne ». Ses yeux sombres luisaient de malice, mais je ne voyais rien dans ce visage qui ressemblât à celui de madame Tristani.