Je considérai la photo et je demandai:
— Je peux la garder?
Thasie acquiesça de la tête.
Puis je fis celle qui avait oublié que je venais de poser la question:
— Il faut absolument que je rencontre monsieur Tristani, dis-je. Pouvez-vous me donner ses coordonnées?
— Je vous ai déjà dit que je ne les ai pas, dit-elle sèchement. D’ailleurs, pourquoi voulez-vous le rencontrer?
— Je mêne une enquête, madame Tristani. Il me faut rencontrer tous les protagonistes de cette affaire. Et le père de Mathilde est au premier rang des gens impliqués dans cette affaire, il me semble.
— Firmin… dit-elle.
Elle respira fort, ses narines s’étaient pincées, son visage avait encore pâli. Elle reprit :
— Firmin ne s’est jamais occupé de rien: ni de l’entreprise, ni de sa femme, ni de sa fille.
Elle émit une sorte de ricanementdésabusé :
— Ce n’est pas à soixante-cinq ans qu’il va commencer!
Je négligeai l’objection.
— Cependant, comme personne ne vit de l’air du temps, je suppose qu’il doit toucher une part des bénéfices de l’entreprise?
— C’est l’affaire de mon notaire, dit-elle d’un air pincé.
Visiblement, elle considérait qu’elle n’avait pas à évoquer ce sujet. J’insistai pourtant:
— Qui est?
Elle laissa tomber, à regret:
— Maître Lombard, à Pont-Croix.
— Bien… Est-ce que Mathilde avait de l’argent?
— Je ne l’ai jamais laissée manquer de rien!
Thasie était sur le reculoir, comme disent les rugbymen, chacune de mes questions semblait l’offenser.
— Je n’en doute pas, dis-je conciliante, mais disposait-elle d’une somme importante?
Elle me toisa:
— Qu’appelez-vous une somme importante? Je lui allouais mille euros par mois…
Elle me regardait d’un air de défi, paraissant prête à me bouffer toute crue si je lui disais que ce n’était pas assez ou que c’était trop.
Je me gardai bien de faire un commentaire, le fric qu’elle donnait à sa fille, comme la pension de son mari, c’était pas mes oignons. Mais j’aurais pu lui faire remarquer que, dans ses entreprises, la plupart des employés travaillaient dur pendant tout un mois pour moins que ça. Quoi qu’on en pense, les patrons sortis du rang ont souvent le cœur plus sec que les autres. Mille euros, logée, nourrie et blanchie, Mathilde Tristani n’était pas à plaindre. Quand j’étais étudiante à Rennes, je me serais bien contentée de la moitié, et encore, j’avais mon loyer à payer! Avec l’équivalent de mille euros, je n’aurais pas eu besoin de livrer des légumes en camion la nuit pour arrondir mes fins de mois.
— Avait-elle une voiture?
— Lorsqu’elle était ici, oui.
— Pas à la pension?
— Non, les religieuses sont très strictes sur ce point.
— Comment revenait-elle à la maison?
— J’allais la chercher, c’était convenu ainsi. D’ailleurs, dans cette institution, tous les parents vont chercher et ramener leurs enfants.
J’esquissai une grimace: cela existait donc encore à l’aube du xxie siècle?
— Disposait-elle d’une voiture lorsqu’elle était ici?
— Oui.
— Et cette voiture est toujours là?
— Oui.
— Puis-je la voir?
Thasie haussa les épaules:
— Si vous voulez.
Elle se leva et m’invita à la suivre:
— Par ici.
Nous traversâmes une cuisine parfaitement équipée où régnait un ordre parfait, et sortîmes sur l’arrière du manoir.
Au fond de la cour sablée, il y avait, sous des arbres, des dépendances qu’on apercevait à peine car des branches basses retombaient sur les toits.
Thasie avait dû actionner une télécommande, une porte métallique bascula silencieusement et j’aperçus une Volkswagen Beetle décapotable du dernier modèle, de couleur ivoire, avec une capote noire. Je sifflai admirativement:
— Belle voiture!
Madame Tristani ne fit pas de commentaire. Elle s’appuya contre un pilier, croisa les bras et leva les yeux au ciel d’un air de dire: « Qu’est-ce qu’il ne faut pas endurer, tout de même! ».
J’ouvris la porte de la voiture. Elle sentait le neuf, les sièges de cuir noir étaient impeccables. Je regardai le compteur, il n’accusait pas encore 5000 kilomètres.
— Elle est tout neuve, dis-je.
— Oui, c’était son cadeau pour ses dix-huit ans.
Il n’y avait rien dans la boîte à gants et le cendrier n’avait jamais reçu le moindre mégot. Je refermai la porte.
Dans le box voisin, un coupé Mercedes gris métallisé. Je demandai:
— C’est votre voiture?
Elle hocha la tête sans desserrer les lèvres. Je regardai le garage impeccablement balayé, qui contenait aussi une tondeuse autoportée, une table de ping-pong repliée, du mobilier de jardin et des parasols en bois et coton soigneusement roulés.
— Ce sera tout, madame Tristani.
Elle ironisa:
— Vous ne demandez même pas à voir sa chambre?
Je lui fis mon sourire le plus séraphique:
— Non, mais puisque vous me le proposez…
Je sortis du garage et fis quelques pas sur le sable de la cour:
— Dites-moi…
— Oui?
Je la sentais toujours sur la défensive.
— Pourquoi avez-vous appelé la police?
Elle me toisa:
— Je n’ai pas appelé la police!
Je la regardai en me demandant: « mais alors, qu’est-ce que je fais ici, moi? ».
Elle précisa:
— J’ai fait part de mes préoccupations à mon ami Taillandier.
— Taillandier?
— Le ministre!
— Ah! le ministre…
Je le revoyais, celui-là, petit, gros, adipeux comme une marée noire, la gueule fendue par un éternel rictus qui voulait passer pour un sourire, avec des petits yeux de saurien couleur de glace qui, eux, ne recelaient pas la moindre parcelle d’humanité.
Thasie se campa devant moi sur ses grands pieds et croisa ses longs bras:
— Mademoiselle Lester…
Je rectifiai:
— Capitaine, s’il vous plaît.
Elle eut un geste d’agacement…
— Qu’importe! Capitaine si vous préférez…
— Je préfère!
— Sachez que je n’ai pas porté plainte officiellement car je n’ai pas envie de voir cette histoire s’étaler dans la presse. Vous savez comment sont les journalistes…
— Oui, dis-je, ils informent, c’est leur métier.
— Ils informent ou ils déforment, jeta-t-elle. Bref, je n’ai pas envie de voir mon nom à la une de la presse à scandale. Aussi je vous recommande…
J’interrompis la recommandation:
— Vous me recommandez la plus grande discrétion… D’accord, mais je ne rends compte qu’à mon patron, le commissaire Mervent. S’il y a des fuites, et il y en aura, elles ne seront pas de mon fait.
Elle se cabra:
— Comment ça, il y en aura? Je vous ai dit…
— Je sais ce que vous m’avez dit, et je répète: je vous garantis que je ne ferai état de cette affaire à personne, hors les besoins de l’enquête, bien entendu. Cependant vous avez sûrement questionné les religieuses, vous avez questionné les amies de Mathilde…
Je vis sa bouche s’allonger:
— Vous croyez que…
Je haussai les épaules:
— Un secret partagé par dix personnes n’est plus un secret!
— Je vais téléphoner à l’institution pour…
— Ne vous fatiguez pas, le mal est fait. Les pensionnaires en ont sûrement parlé entre elles.
Et je pensais: on s’enquiquine tellement dans ce genre de boîte - et ça, je le savais pour l’avoir vécu - que la moindre diversion à la routine est reçue comme pain béni. Ça devait causer dans les sacristies! Je demandai:
— À propos des religieuses, ne m’avez-vous pas dit que ces jeunes filles ne sortaient pas seules mais que les parents venaient les chercher?
— En effet.
— Alors, comment votre fille a-t-elle pu disparaître sans que les religieuses le sachent?
Elle en resta bouche bée.
— Je ne… Je ne sais pas!
Elle marcha vers la maison et je la suivis dans un escalier à vis en pierre, large d’au moins deux mètres.
La chambre de Mathilde était telle que je me l’étais imaginée: un peu cucul, dans des tons roses probablement choisis par maman. Il y avait une télévision, un magnétoscope, un lecteur de DVD, une minichaîne de qualité, et, sur un bureau laqué blanc, un ordinateur et son imprimante. Il ne manquait aucun gadget électronique actuellement sur le marché.
Pour faire semblant de m’activer j’ouvris une penderie pleine de fringues de prix, un tiroir plein de sous-vêtements. Puis je jetai un œil sur la provision de films, en cassettes et en DVD; rien que des films probablement choisis eux aussi par maman: La grande vadrouille et toute une tralée de comiques du même tonneau.
Il n’y avait rien à trouver ici, du moins sans une perquisition en bonne et due forme avec les experts de la police scientifique. Mais je n’étais pas encore en mesure de la demander, cette perquisition.
Madame Tristani me contemplait les bras croisés, sans mot dire.
— C’est bon, dis-je.
Je la suivis pour descendre cet escalier qui me donnait le tournis et je retrouvai le lugubre salon sans le moindre plaisir. M’asseyant d’autorité devant ma tasse de café vide, je sortis un carnet de ma poche et m’efforçai de faire preuve de détermination.
— Résumons-nous, si vous le voulez bien: Mathilde a disparu depuis un mois…
Madame Tristani acquiesça silencieusement.
— Savez-vous comment elle était habillée lors de sa disparition?
— Comment le saurais-je? À l’institution l’uniforme est de rigueur: jupe plissée bleu marine, chemisier blanc, cardigan du même bleu marine.
J’ajoutai:
— Souliers plats et socquettes blanches.
— En effet.
Elle m’observa curieusement, comme si elle me soupçonnait de bénéficier du don de double vue:
— Comment le savez-vous?
— Je le sais, dis-je sobrement.
Je la regardai:
— Et quand elle était à la maison, que portait-elle?
— Un jean, un tee-shirt, un pull, un blouson… Elle s’habillait comme les jeunes de son âge, quoi.
— Vous la rameniez à l’institution dans cet équipage ou elle revêtait son uniforme avant de partir?
— Elle partait habillée normalement et ne revêtait son uniforme qu’une fois arrivée à destination.
Bon, si elle avait pris la clé des champs, Mathilde l’avait donc fait en jean, tee-shirt et blouson. C’était évidemment moins repérable que la jupe plissée, les souliers plats et les socquettes blanches.
— Pas de piercing?
— Pardon?
— De piercing, vous savez, ces bijoux que les jeunes s’incrustent dans le nez, dans les joues…
Je vis les yeux de la grande s’étrécir et sa bouche se pincer comme si cette évocation lui était douloureuse ; elle jeta, indignée:
— Vous plaisantez, j’espère!
Je la regardai innocemment:
— Pourquoi?
— Vous croyez qu’on aurait pris ma fille aux Saints-Anges avec des anneaux dans le nez? On voit bien que vous ne connaissez pas ce genre d’établissement.
Je réprimai un sourire.
— Ce doit être ça…
Elle se pencha par-dessus la table pour regarder mon carnet:
— Qu’est-ce que vous écrivez là-dessus?
— Ce qui est nécessaire à mon enquête.
Elle pointa du doigt la page:
— Il y a le nom de ma fille!
J’ironisai:
— Vous avez de bons yeux!
Elle se cabra:
— Je vous défends de me parler sur ce ton! Il s’agit de ma fille.
Quand la grande se fâchait de la sorte, on devait entendre les mouches voler dans ses ateliers. Mais là on n’était pas dans ses ateliers et pour m’impressionner il en faut plus qu’une patronne en colère. Je restai extrêmement calme, assurée que c’était l’attitude qui la désarmerait le plus.
— Bien entendu. C’est pour cela que j’ai noté son nom.
J’ajoutai doucement en la regardant bien en face:
— Et puis, madame Tristani, entendons-nous bien. Vous n’avez rien à m’interdire. Mon chef direct m’a confié une enquête, je la mène comme bon me semble.
À présent elle me regardait avec indignation mais avant qu’elle n’ait pu placer un mot, je précisai:
— Nous n’avons pas un rapport de patron à employé. Si vous vouliez un enquêteur à votre botte, il fallait solliciter un détective privé. En ce qui me concerne, soyez assurée que je vais faire tout mon possible pour mener à bien les recherches et savoir ce qui est arrivé à votre fille. Il me semble que c’est ce que vous souhaitez?
Après un temps d’hésitation, elle hocha la tête affirmativement.
— Je ne sais pas, je ne sais plus, cette affaire me bouleverse… Mathilde est ma seule enfant.
Je me fis conciliante:
— Je comprends votre désarroi, madame Tristani, mais, de votre côté, comprenez aussi que plus vous me donnerez d’éléments d’information, plus ma tâche sera aisée et les résultats rapides.
Je me levai et empochai mon petit carnet noir.
— Je vais vous laisser, vous avez besoin de vous reposer et de mettre de l’ordre dans vos idées. Je repasserai plus tard, mais d’ici là si quelque chose vous revenait…
Je lui tendis ma carte de visite:
— Voici mon numéro de portable, vous pourrez me joindre à toute heure du jour si vous avez de nouvelles informations…
Je lui souris.
— …Ou si Mathilde rentre au bercail.