Chapitre 2 : Le Poids du Rejet

1046 Mots
Kieran Le matin arriva sans pitié, comme chaque fois. Je me réveillai, à moitié défiguré par les derniers échos de la bête, l’esprit encore brumeux de la transformation. Les premiers rayons du soleil effleuraient les cimes des arbres, baignant la forêt dans une lumière douce et dorée, mais pour moi, cette lumière était lointaine, presque étrangère. Je me sentais comme un étranger dans ce monde tranquille, un homme dans un corps qui ne m’appartenait plus, toujours plus éloigné de tout ce que j’avais été. La douleur des muscles brisés, la fatigue de la chasse – bien que furtive et solitaire – et surtout, ce sentiment de déchirement constant, m’envahissaient encore. Mais au fond de mon esprit, un autre souvenir persistait : celui de la jeune femme, cette inconnue qui m’avait regardé avec tant d’indifférence, ou était-ce du dégoût ? La lueur dans ses yeux, ce rejet que j'avais perçu, résonnait encore dans mon cœur comme une cloche de fer. Je me levai lentement, balayant la terre de mes mains couvertes de boue, me redressant avec un grognement sourd de douleur. Ma peau était marquée par la transformation, encore rougie et irritée là où les poils commençaient à repousser. Je ne pouvais me permettre de trop m’attarder sur ce que je venais de vivre. J'avais appris à faire avec. Chaque mois, c’était la même chose. Une lutte intérieure incessante, la perte de mon humanité, et une solitude que je portais comme une malédiction. Et pourtant… Ce regard d’acceptation que j’avais cru percevoir chez la jeune femme… Cela me perturbait encore. Sans réfléchir davantage, je commençai à marcher. Le chemin que je suivais était vague, flou, comme toujours. Je ne savais jamais où j’allais, je n’en avais jamais été capable. Je fuyais les villages, les routes fréquentées, les êtres humains. Je n’avais pas besoin de plus de rejet dans ma vie. Les gens me craignaient, et c’était bien ainsi. Mieux valait rester invisible, mieux valait se cacher, loin des regards et des attentes. La seule façon de survivre à la malédiction, c’était de s’effacer. Mais un sentiment étrange m’empêcha de tourner les talons lorsque j’aperçus une petite auberge au loin, une silhouette familière, celle de la jeune femme que j’avais vue la veille. Cette fois, elle ne semblait pas être en mouvement, mais debout près de la porte, comme si elle m’attendait. Je me figeai dans mon élan, mon instinct me criant de fuir. Tout en moi me disait que je n’étais pas fait pour cet endroit, pour ces gens, pour elle. Mais quelque chose m’attira malgré moi. Un mélange de curiosité et d’espoir que je n’avais pas ressenti depuis longtemps. J’hésitai une fraction de seconde avant de prendre une décision que je ne maîtrisais pas totalement. Je m’éloignai du sentier, me dissimulant dans les buissons, me repliant dans l’ombre des arbres. Je ne pouvais pas… Je ne devais pas l’approcher. Et pourtant, je ne pouvais pas la sortir de mon esprit. Comment avait-elle réagi à mes révélations ? Qu’avait-elle ressenti en me rejetant aussi facilement ? Je n’étais plus capable de comprendre si c’était la peur, la honte ou simplement un rejet pur et simple de ma part. À mesure que je me rapprochais de l’auberge, je perçus des traces de vie : des gens se déplaçaient, des voix s’élevaient en éclats de rire, quelques clients se relaxaient autour d’une table. Mais tout cela me paraissait lointain, irréel. C’était comme un monde qui m’était inaccessible. Un monde de lumière et de chaleur que je ne pouvais toucher. La brume de mon esprit s’épaissit à l’idée de ce que je pourrais devenir si je m’aventurais davantage. Quand je me retrouvai enfin à l’angle de l’auberge, j’aperçus de loin la silhouette de la jeune femme, toujours immobile, toujours en attente, et je la sentis… différente. Une sensation curieuse, à la fois douce et forte, m’envahit, mais je n’arrivais pas à la saisir. Je la regardai un instant. Elle n’était pas seule ; d’autres clients de l’auberge se trouvaient là, mais je remarquai que son attention semblait restée focalisée sur un point, en particulier. Je ressentais une étrange chaleur, mêlée à une angoisse sourde, face à la possibilité de me confronter à ce rejet de manière plus directe. Que pourrais-je dire ? Que pourrais-je faire ? Je n’étais qu’un monstre, une bête que je haïssais, qui haïssait les autres, une malédiction qui déchirait mon cœur. Je n’avais rien à offrir, rien d’autre que la peur et l’incertitude. Mes pensées furent interrompues lorsqu’une voix s’éleva plus distinctement. Un homme, robuste et bien portant, s’approcha d’elle, visiblement en pleine conversation. Il souriait largement, son ton jovial, comme s’il avait l’impression d’être l’un des habitués de l’auberge. Je m’éloignai encore un peu dans l’ombre, sans bien savoir pourquoi. Je n’eus pas le courage de les suivre. De toute façon, je n’aurais pas osé croiser son regard une nouvelle fois. La jeune femme semblait aussi peu encline à me voir qu’à l’instant où je lui avais révélé ma nature. Elle était loin de l’acceptation que j’aurais espéré. C’était la confirmation amère que tout ce que j’avais cru à propos de notre échange n’était qu’une illusion. Alors que je m’éloignais lentement, j’entendis des éclats de rire s’élever de l’auberge. L’homme qui venait de s’adresser à la jeune femme semblait en grande forme, et les voix des autres se mêlaient joyeusement dans l’air. Je m’éloignai, mais une partie de moi se déchirait. Ce n’était pas la peur qui me poussait à fuir, mais la certitude que je n’étais pas fait pour ce monde-là, que je ne serais jamais à ma place dans cet univers de lumière et de chaleur. Je cherchais un sentier en dehors du chemin principal, un passage étroit bordé de buissons et de fougères. Ma course n’avait pas de but précis, mais je ressentais ce besoin de m’échapper, comme toujours. Fuir avant qu’il ne fasse trop de mal. Je suis une bête, pensai-je une fois de plus. Et jamais personne ne m’acceptera. Ni elle, ni quiconque. Les mots résonnaient dans ma tête, un refrain lancinant qui m’accompagnait comme une malédiction. Mais au fond de moi, une petite lueur d’espoir persistait, fragile, presque invisible. Peut-être qu’un jour, quelqu’un serait capable de voir au-delà de la bête. Mais ce jour-là, il n’était pas encore arrivé.
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