Sous la lune du rejet .

Chapitre 3 : L’Appel de la Lune

Kieran

Les jours passèrent, presque indistincts les uns des autres, noyés dans un brouillard de solitude et de réflexion. Je me retrouvais à errer dans les forêts, à suivre les cours d’eau, à fuir les hommes et les femmes que je croisais. Les souvenirs de la jeune femme restaient accrochés à mon esprit comme des épines dans ma chair. Chaque fois que je fermais les yeux, je voyais son visage, mais ce n’était plus un visage d’espoir ni de compréhension. Non, c’était celui du rejet, de la peur, et d'une froide indifférence. Une image qui me hantait jusque dans mes rêves.

J'avais fui l’auberge, comme je l'avais toujours fait. Je m’étais retiré dans une grotte que je fréquentais souvent lors des transformations, loin de tout, à l’abri des regards. Là, dans le noir, je me laissais tomber au sol, épuisé, mon corps encore douloureux des blessures de la bête, mes pensées en désordre. Le murmure de la rivière, tout proche, me berçait, mais je n’arrivais pas à trouver la paix.

C’était toujours la même chose, ce conflit entre l’homme et le loup, entre la réalité et la malédiction. Mais je n’étais plus seul à me poser des questions sur ce que j’étais devenu. Non, quelque chose de plus profond commençait à naître en moi, un malaise qui ne voulait pas se dissiper. Et plus le temps passait, plus la question de la jeune femme restait, une énigme non résolue qui se tordait dans mon esprit.

Je ne pouvais l’oublier. Je n’y arrivais pas.

Ce soir-là, alors que la pleine lune commençait à se lever dans un ciel sans nuages, je sentis mon corps se tendre. L’appel de la lune était plus fort que jamais, presque insoutenable. Je n'avais pas le choix. Cela allait recommencer. La transformation allait m’emporter. Une fois de plus, j’allais perdre le contrôle. Mais cette fois, quelque chose était différent. Quelque chose dans mon âme semblait se réveiller. Je n’étais plus seulement la bête ou l’homme désespéré. Une autre partie de moi se mettait en mouvement, une partie qui ne voulait pas fuir, une partie qui voulait comprendre.

Je sortis de la grotte, les griffes déjà en train de se former sous mes doigts. Le vent soufflait dans les arbres, chuchotant des secrets que je ne comprenais pas. Mon instinct me poussait vers la lisière de la forêt, vers un endroit que je connaissais, un endroit que j'avais traversé la veille… l’auberge. Ce n’était pas un hasard. Je ne croyais plus aux coïncidences. Quelque chose me poussait dans cette direction, et je savais que le moment était venu de confronter ma propre peur.

Je marchai d’un pas lourd, la douleur de la transformation étouffant ma pensée. La bête hurlait dans ma poitrine, impatiente de se libérer. Mais une partie de moi, l’humain, celui qui voulait plus que tout de l’amour et de l’acceptation, résistait. Je résistai encore un peu, me battant pour garder un semblant de contrôle. Les souvenirs de la jeune femme étaient là, lourds et accablants, mais je savais qu’il fallait que je me confronte à ce rejet, à cette peur. Je ne pouvais pas fuir pour toujours.

L'auberge était à nouveau visible, une lueur douce éclairant son enseigne. L’endroit semblait calme, presque paisible, et la lueur dorée des fenêtres contrastait avec l’obscurité qui m’entourait. C’était là que je devais être ce soir. Pas pour faire du mal, mais pour comprendre. Pour savoir si, au fond, je pouvais espérer quelque chose de plus que cette solitude désespérée.

Je m’arrêtais à l’orée de la forêt, observant les allées et venues des clients, les voix qui montaient, les éclats de rire. Un moment d’hésitation. Puis, dans un élan soudain, je m’avançai. La transformation était déjà en train de se précipiter, mes muscles se tendant, mes sens décuplés. Mais je me forçais à avancer, lentement, avec la volonté farouche de ne pas céder à l’urgence de la bête. Je n’avais jamais été aussi proche de la jeune femme, et je ne pouvais pas la laisser partir, pas avant d’avoir compris.

Lorsque j’entrai dans l’auberge, un silence lourd tomba presque instantanément. Les quelques clients qui s’y trouvaient se figèrent à ma vue. J'avais beau tenter de dissimuler mon angoisse, je ne pouvais échapper à la sensation d’être un monstre. Un monstre dans un endroit qui n’était pas fait pour moi. L’odeur de la viande rôtie, de l’alcool et des herbes se mélangeait à l’odeur âcre de ma peau, et je sentais les regards se poser sur moi, pleins de méfiance.

Mais je ne me laissai pas démonter. Je cherchai du regard la jeune femme, et je la trouvai, assise seule à une table près de la cheminée. Elle était là, sereine, mais quelque chose dans ses yeux me fit comprendre qu’elle m’avait vu entrer. Je m’avançai, chaque pas semblant peser lourd, mon cœur battant plus fort que jamais.

Lorsqu’elle leva les yeux vers moi, un frisson parcourut mon dos. C’était comme si son regard traversait toute mon âme, cherchant à comprendre ce que j’étais. Puis, sans un mot, elle se leva lentement et s’éloigna, se dirigeant vers le comptoir. Mon cœur se serra douloureusement. Je ne l’avais pas imaginé, mais je n’avais pas non plus le courage de la retenir.

Je restai là, figé, perdu dans mes pensées, observant les autres clients qui murmuraient entre eux. La peur, la honte, la culpabilité se mêlaient dans un tourbillon vertigineux. Mais au fond de moi, je savais que tout ceci faisait partie d’un chemin que je ne pourrais pas fuir éternellement. Quelque chose avait changé en moi, un appel que je ne pouvais ignorer. Je devais apprendre à vivre avec cette dualité. La bête et l’homme, ensemble.

Je tournai les talons et me dirigeai vers la sortie, mais avant de franchir le seuil, je me retournai une dernière fois. Elle était là, à l'autre bout de la salle, me regardant à la dérobée, comme si elle hésitait à se rapprocher. Je fermai les yeux un instant, sentant la pression de la transformation qui montait en moi.

Peut-être, pensai-je, un jour, pourrait-elle accepter ce que j’étais. Mais pour le moment, je devais encore apprendre à m’accepter moi-même.