Chapitre 1
Morgane griffonnait quelques notes sur un bloc et effectuait de multiples recherches sur son ordinateur. Les heures passaient sans qu'elle ne s'en rende vraiment compte, tant elle était absorbée par sa tâche. Son supérieur hiérarchique se racla la gorge, ce qui lui fit lever les yeux de son travail. Il en profita pour lui annoncer qu'il fermait ses portes. Elle répartit avec enthousiasme :
— Christian, je crois que le reportage sur le carnaval va être époustouflant !
— Je n'en doute pas une seconde, ma petite, tu es l'un des meilleurs éléments que cette revue puisse avoir ; mais pour l'heure il faut aussi rentrer chez toi et te reposer.
— Que veux dire déjà ce mot ? plaisanta la jeune femme en éteignant son ordinateur.
Christian croisa ses bras sur sa poitrine et lui fit sur un ton très sérieux :
— Je me fais un réel souci pour toi. Tu ne t'arrêtes jamais !
Elle le connaissait depuis longtemps et une gentille familiarité s'était installée entre eux. Aussi passa-t-elle à côté de lui en lui donnant une tape amicale sur son bras.
— Mon métier de journaliste me passionne et il n'y a pas là matière à s'inquiéter… A demain patron !
Et elle s'en alla d'un pas guilleret. Elle aimait son métier plus que tout et ce magazine lui permettait à la fois de voyager dans tous les tous les départements des montagnes, de s'informer sur toutes les coutumes et leurs origines, mais aussi d'aller à la rencontre des gens du terroir.
Morgane était une femme élancée avec de longs cheveux châtains et de grands yeux noisette. Son visage était composé de hautes pommettes saillantes et d’une fine bouche sensuelle qui s'étirait souvent sur un demi-sourire. Elle avait la peau mate, ce qui trahissait ses racines italiennes ; mais cela était également le cas de beaucoup de personnes du coin.
Elle traversa tranquillement les petites ruelles pavées de la vieille ville de Beaulac dans la nuit claire de ce début de printemps et rentra directement chez elle. Elle habitait dans un petit appartement, situé au dernier étage d'une vieille maison qui, elle, semblait sortie toute droite du moyen-âge. Morgan grimpa les marches de l'étroit escalier en colimaçon et enleva ses chaussures sitôt sa porte fermée. Elle fouilla dans son réfrigérateur dans le but de composer son repas du soir et se réchauffa une soupe tout en s'installant confortablement dans son canapé, en-dessous des poutres apparentes de son séjour. Son regard erra dans la pièce et s'arrêta sur le portrait de sa mère, posé un peu plus loin sur une commode. Elle sourit car elle lui ressemblait énormément et elle regrettait de ne pas l'avoir assez connue.
Cette dernière, qui se prénommait Juliette, avait eu la malchance de passer sous un échafaudage, en plein cœur de la ville et celui-ci s'était écroulé sur elle, la tuant sur le coup. Morgane n'avait alors qu’une vingtaine d’années et se trouvait être au beau milieu de ses études. Le choc avait été rude et elle s’était noyée dans le travail. Elle n'avait jamais connu son père et n'avait pas de famille en-dehors de sa sœur.
Elle décida de chasser ses sombres pensées en s'installant derrière son bureau. Elle ressortit son bloc-notes, alluma son propre ordinateur et avala le reste de sa soupe tout en continuant sa tâche. Elle recherchait des personnes qui organisaient le carnaval ainsi que d’autres qui confectionnaient les costumes ou les masques. Morgane remarqua l'adresse d'un jeune homme qui fabriquait et décorait de multiples masques en cuir et elle sourit à nouveau lorsqu'elle constata que celui-ci habitait près de la station de sports de la Tuilerie, dans le département voisin. L’endroit même où avait grandi sa mère. Quelle étrange coïncidence ! Elle jeta un bref coup d’œil à la pendule accrochée au salon et composa le numéro du téléphone cellulaire trouvé sur sa page de présentation.
— Allo ? fit une voix virile à l'autre bout du fil.
— Monsieur Russo ?
— Oui, c’est bien moi.
— Bonsoir monsieur. Je m’appelle Morgane Charbonnier et je travaille pour le magazine « Sommets et Traditions ».
— Bonsoir. Que puis-je pour vous ?
— J'ai visité votre site sur internet et j'aurais voulu savoir si vous aviez l'intention de participer au carnaval de Beaulac cette année ?
— Oui, je vous le confirme. J'ai confectionné quelques masques en cuir à la demande de mes clients et j'y tiendrai un stand pendant toute la durée des festivités.
— Cela vous dérangerait-il si je pouvais vous interviewer à cette occasion ?
— Non, au contraire, cela me ferait plaisir. Vous pourrez me trouver sur la Place Sainte-Anne.
— Je vous remercie, monsieur Russo et je vous dis donc à la semaine prochaine.
— Entendu, madame Charbonnier. A bientôt.
— Bonne soirée.
— Au revoir.
A peine avait-il raccroché que les fenêtres de son salon s’ouvrirent en grand, laissant pénétrer à l’intérieur de sa maison un vent anormalement chaud, accompagné d’un mugissement assez lugubre dans la pénombre de ce début de soirée. Il était pourtant sûr d’avoir correctement fermé ses fenêtres dans le courant de la journée. Il jeta un œil à l’extérieur et constata qu’il n’y avait personne qui aurait pu lui faire une farce. Il referma ses vitres et repartit travailler son cuir dans son atelier qui était en réalité un petit abri de bois jouxtant sa maison. Ses pensées revenaient sans cesse à ce coup de fil et à la voix mélodieuse de cette femme sans qu’il n’en comprenne vraiment la raison.
Morgane, quant à elle, était assez satisfaite de cet appel téléphonique. Elle se pencha à nouveau sur la photo de ce monsieur Russo et l'agrandit. Il fallait reconnaître qu'il ne manquait pas de charme. Il tenait un immense visage en cuir de couleur or dans ses mains et son sourire était tout simplement renversant.
Elle reprit ses notes et continua son investigation. Elle téléphona à d'autres personnes et travailla ainsi jusqu'à ce que la pendule du salon la rappelle à l'ordre, en sonnant les onze coups qui lui ordonnaient d'aller se coucher. Elle rejoignit la petite pièce attenante qui lui servait de chambre à coucher et se déshabilla. Elle pensait sans cesse à ce jeune homme vu sur son ordinateur un peu plus tôt dans la soirée. Il y avait quelque chose dans son regard qui l'avait touchée, mais elle n'aurait pas su dire ce que cela pouvait être exactement, et s'endormit sur ses pensées.
Le réveil acheva de la tirer de son sommeil et Morgane jeta un œil en direction de sa fenêtre et constata qu’il faisait déjà jour. Elle sauta aussitôt de son lit et but un café en vitesse avant de se précipiter au journal, sous une pluie battante. Christian était déjà là et lui tendit un croissant frais.
— Merci, mais comment as-tu deviné que je n'avais rien avalé ? lui demanda-t-elle, surprise.
— Parce que je te connais ! rétorqua-t-il en levant les yeux au ciel.
Ses deux autres collègues s'esclaffèrent et elle prit la viennoiserie en les fusillant du regard.
Morgane s’installa derrière son bureau et chercha les coordonnées de la mairie. Elle composa son numéro de téléphone et convint d'un rendez-vous dans l'après-midi même avec la personne chargée d'organiser le carnaval.
La journée se passa sans encombre malgré la pluie qui ne cessait pas de tomber. Elle mit au point ses interviews, vérifia que son appareil photographique fonctionnait correctement et ajouta des piles supplémentaires dans une pochette. Puis elle partit pour ses consultations extérieures tout en traversant le centre de Beaulac à pied. Elle acheta un sandwich tout en gagnant d’un pas nonchalant l’hôtel de ville…
La soirée tombait sur la cité lorsque le temps sembla se calmer un peu. Morgane rejoignit tranquillement son appartement, satisfaite de toutes ses corvées effectuées.