Compte à rebours

Chapitre 3

Chapitre 3

Nicolas Russo était un homme assez grand et robuste. Sa stature ainsi que sa mâchoire étaient construites sur une structure carrée. Il avait des cheveux courts noirs coiffés en arrière et des yeux bruns malicieux. Ses manières un peu rudes et son franc—parler faisaient de lui un homme simple qui savait aller à l'essentiel. Il avait également le teint mat, ce qui laissait présager un travail au grand air.

Ils s'installèrent à la table d'une pizzeria située dans le quartier historique et Morgane sortit son calepin.

— Je meurs de faim, lui lança-t-il.

Il la regarda à la dérobée tout en observant sa carte des menus.

— D'accord, lui fit-elle sur un ton exaspéré. On mange d'abord et je t'interroge ensuite.

Il héla un serveur et ils commandèrent deux gigantesques pizzas.

— Les clients sont rois ! reprit-elle, mais il faudrait tout de même veiller à ne pas exagérer.

— En ce qui me concerne, je ne me plains absolument pas de ta compagnie, qui est à la fois agréable et jolie à regarder.

— Tu ne serais pas en train de me faire une gentille cour par hasard ?

— Moi ? dit-il en roulant des yeux.

Ils s’esclaffèrent. Le jeune homme avait su conserver un humour sans borne et un esprit taquin.

Nicolas dévora sa pizza et enchaîna sur un autre sujet de conversation.

— Il faut absolument que je te parle de Margot, lui lâcha-t-il sur un ton sérieux ; car en ce moment, elle n'en fait qu'à sa tête !

— Margot ? demanda-t-elle, intriguée.

— Oui, ma vache préférée !

Morgane pouffa :

— Tu as une vache qui s'appelle Margot ?

— Oui, et je suis sûre que de rencontrer quelques nouvelles têtes la changerait de sa boutade.

— Parce que les vaches montagnardes sont fantaisistes en plus ?

— Oui, elle en a marre d'être enfermée à l'étable et meugle à chaque fois qu'il faut la traire. Je crois qu'elle s'ennuie fermement.

Morgane suivait son joyeux discours tout en mangeant sa part de tarte. Il semblait passionné par son métier de fermier et avait hâte d'emmener ses magnifiques vaches et moutons dans les alpages. Il vanta les mérites des produits de son terroir et lui expliqua qu'il occupait deux métiers, en plus de sa passion pour les masques. Comme beaucoup de travailleurs saisonniers, il cumulait un emploi destiné au tourisme pendant la période hivernale et fabriquait des meubles en bois et du fromage à la belle saison. Il lui expliqua vivre non loin de son frère, sa sœur et ses parents, afin d’avoir une meilleur entraide pour s’occuper de leurs bêtes.

— Comment trouves-tu encore le temps de confectionner des masques ?

— C'est un passe-temps qui m'occupe pendant mes jours de congés ou mes soirées.

Morgane sauta sur l'occasion pour lui poser une question qui lui brûlait ses lèvres :

— Et ta femme ne te trouve pas trop occupé ?

Il lui fit un sourire en coin et renchérit :

— Mais je n'ai pas encore trouvé la femme de ma vie car mes emplois me prennent beaucoup trop de temps !

— Comment as-tu découvert cette passion ?

— Lorsque j'étais adolescent, le collège avait organisé un voyage à Venise et j'avais été fasciné par tous ces masques. Alors j'ai eu envie d'en confectionner par moi-même.

Il commanda une seconde pizza et lui apprit ses secrets de fabrication. Elle était envoûtée par son discours et se noyait dans la profondeur de ses yeux. Il lui narra sa vie en montagne avec un enthousiasme presque enfantin et elle devina sous son aspect rude qu’il était un homme d'une incroyable gentillesse, rempli d'une fougueuse passion de vivre. Il était également doté d’une sensibilité à fleur de peau. Il fallait bien le reconnaître, elle était plutôt ravie qu'il fût célibataire.

Lorsqu'ils eurent terminés leurs desserts, Nicolas la raccompagna tranquillement dans les rues devenues désertes, comme convenu.

— Je te remercie de m'avoir longuement fait part de ta vie, déclara Morgane. Je crois pouvoir écrire un article sur toi et tes activités sans te poser d'autres questions.

— C'est vrai ? s’étonna-t-il.

— Oui, j'en ai appris bien plus sur ton compte ce soir que je ne l'aurais espéré.

— Et cela t'a-t-il plu ?

Elle éclata à nouveau de rire devant sa question sans détour.

— Franchement, Nicolas, ta famille aussi a un franc-parler ?

— Oui. Tu sais, nous sommes des gens qui aimons bien savoir à qui nous avons affaire.

— Je vois ça ! lâcha-t-elle en lui jetant une œillade.

— Et toi, tu as l'art d'esquiver les questions quand tu ne sais pas quoi répondre.

Elle s'arrêta en plein milieu d'une petite rue pavée et le regarda droit dans les yeux.

— Tu crois vraiment que je ne sais pas quoi répondre ?

— A toi de me le dire, fit-il d'un air faussement décontracté.

— Ce soir, tu m'as laissé entrer dans ta vie. Tu m'as montré ton caractère, ta façon de vivre et de voir les choses. Était-ce purement professionnel ?

Il se passa une main dans ses cheveux dans un geste nerveux.

— Tu as raison, ce n'est pas facile de répondre à des questions directes.

— Aha, que c'est drôle d'inverser les rôles !

— Tu me fais visiter le cœur de la vieille ville ?

— Si tu veux. C'est tellement agréable de se promener la nuit.

Ils marchèrent en silence et Morgane lui montra tous les monuments historiques de la cité : cela allait de la vieille prison aux cathédrales, en passant par des ponts au-dessus d’une petite rivière qui traversait le coin médiéval. Puis elle l'emmena au Château où la vue sur la vieille ville était tout simplement époustouflante. L’enchevêtrement des ruelles pavées, des maisonnettes collées et des arches provisoirement éclairées par de vieux lampadaires leur firent perdre l'espace-temps.

— Beaulac est une ville encore plus belle la nuit, avec ses lumières, son cachet ancestral, son lac et ses montagnes aux sommets enneigés, s'exclama-t-il.

— Oui, c'est une cité féerique, surtout la nuit, et je m'y sens vraiment bien.

— Est-ce que tu as déjà été te promener du côté de la station de sports de La Tuilerie?

— Non, je n'ai jamais eu l'occasion d'y aller, répondit-elle.

— Maintenant, tu en as une, d'occasion.

Elle le regarda et ses lèvres se fendirent en un immense sourire.