Chapitre 3Espionnage
Ambre
Je ne peux pas le laisser partir, même si ma conscience me dicte de rentrer chez moi. J’ai un loyer à payer, un frigo à remplir, des factures qui s’entassent sur le guéridon de mon salon.
J’inspire une bonne fois, comme si cette bouffée d’air humide allait pouvoir me regonfler à bloc, puis, je tourne les talons et décide de le suivre. Il a tourné à gauche. J’en suis certaine.
La Cie Corporations WendyFeelings se situe sur une grande avenue. À droite de l’entreprise, bon nombre d’autres bureaux, à gauche, le centre-ville qui regorge de restaurants et snacks idéaux pour les pauses déjeuner.
J’accélère le pas, repère le trio quelques mètres devant moi, noyé parmi les passants. Ils ont l’air de bien se connaître, de bien s’entendre. Je suppose qu’ils sont collègues mais pas que… Une amitié doit les lier.
Tous les trois entrent dans une brasserie de la ville, à la devanture assez moderne et propre. Je pourrais y entrer, mais je décide de ne pas le faire, de jouer la prudence. Sur le trottoir d’en face se trouve un snack turc aux grandes baies vitrées qui me permettrait de surveiller tout ce petit monde à partir de là-bas.
L’odeur de viande grillée m’ouvre l’appétit. Je jette un rapide coup d’œil au présentoir pour m’assurer de la propreté, puis attends patiemment mon tour pour commander. Par la vitre de la porte, je peux apercevoir le trio attablé dans le restaurant d’en face. Ma cible est seule sur la banquette, ses comparses sont assis face à lui. Il regarde sa montre, son téléphone, participe à la discussion. Je saisis mon portable, fais le zoom et le capture en ayant pris soin d’enlever le flash de l’appareil.
Elle est trop sombre, fait chier…
— Mademoiselle ?
Je me retourne vers le cuistot qui s’impatiente derrière son présentoir, puis lui souris.
— Désolée, j’étais distraite.
Je passe commande : une pita au poulet avec crudités en sauce me conviendra pour aujourd’hui. On m’a invitée à prendre place dans la petite salle du restaurant, et j’ai eu la table tant désirée.
Je ne le quitte pas des yeux. L’étrange sensation ressentie quand ses prunelles étaient rivées aux miennes ne me laisse pas indifférente. Jamais je n’avais ressenti une telle chose lors d’une mission. Même quand je me suis fait prendre en flagrant délit d’espionnage.
Il faut que je sache pourquoi j’ai ce sale pressentiment.
Je devrais rentrer chez moi, je devrais abandonner et rembourser Madame Layers. Je devrais. Parce que cet homme ne présage rien de bon. Le danger qui émane de ses pores me file la frousse, me met la pression.
∞
Il est dix-neuf heures. Je suis dans ma voiture, encore, même si je l’ai changée de place plusieurs fois pour ne pas être repérée. La cible n’est pas encore sortie de son bureau. Je m’ennuie, je trépigne, je prends des notes et j’imagine déjà une future filature parmi les rues de la ville. Son épouse m’a dit qu’il conduisait une BMW de luxe noire, une voiture au moteur puissant, et je ne pense pas que ma cacahuète fasse le poids s’il venait à rouler comme un mariole.
Je décide de sortir de mon auto. Les fourmis dans mes jambes se réveillent m’envoyant des décharges le long des tibias. Je fais un pas, puis deux. Je fais demi-tour, et tourne en rond avant d’attraper la cigarette électronique dans la poche de mon imper. Je l’allume, et tire une bouffée au goût sucré avant de recracher la fumée dans les airs. Avec l’expérience, j’ai appris à être patiente. Je suis obligée d’attendre le gibier, de marcher dans chacun de ses pas pour comprendre sa façon de faire, pour vivre son quotidien.
Mon métier a l’air tellement bête, vu comme ça, mais je le trouve tellement complexe.
Espionner en étant malin est un art.
Ne pas faire de bruit.
Ne pas se faire voir.
Ne pas parler.
Ne jamais échanger avec la cible.
Ne jamais vouloir connaître les tenants et aboutissants de l’histoire.
Disparaître.
Je remonte derrière le volant, ferme les yeux durant une seconde puis les ouvre pour les fixer à la porte de la tour.
Je me fonds dans mon siège comme je me fonds dans la masse de la ville. Je deviens invisible, insignifiante alors que dans mes mains, l’avenir d’un couple a trouvé sa place.
Le voilà. Je retiens mon souffle et suis du regard Monsieur Layers. Longeant les murs de la compagnie pour laquelle il travaille, il ne prend pas attention à ce qui l’entoure, se contente de fixer l’écran de son smartphone, mallette en cuir dans sa seconde main.
Lorsqu’il arrive sous la lumière du lampadaire, il s’arrête, et je prends une photo avant d’enregistrer ma voix.
— Dix-neuf heures vingt et une, Monsieur Layers sort des bureaux de la Cie Corporations WendyFeelings.