Chapitre 4

932 Mots
Chapitre 4Alix Ambre J’ai perdu de vue la cible… Et ça m’énerve. Je roulais à vive allure sur la nationale quand ce que j’avais prévu est arrivé : il a accéléré. Moi aussi. Miss cacahuète avait le volant qui tremblait entre mes deux mains fermement agrippées tellement je tirais dedans, tandis qu’il prenait de plus en plus de distance. J’ai vu le flash du radar briller dans mon rétroviseur, et c’est écœurée que j’ai ralenti. Je suis repassée par la rue où le couple vit, sa voiture n’était pas là. Je me suis alors arrêtée plus loin, et j’ai juré des mots que jamais je n’aurais prononcés si je n’avais pas été fâchée. C’est dégoûtée par cette fin de soirée que je pousse la porte de l’immeuble dans lequel je vis. Je m’arrête devant la porte, frappe trois coups, attends deux secondes puis en redonne deux. C’est une sorte de mot de passe entre Alix et moi, comme ça, ça lui évite d’ouvrir aux démarcheurs. Entre elle et moi, une amitié forte, inattendue et inespérée a vu le jour. Alix a plus de quatre fois mon âge, et pourtant elle représente à elle seule toutes les personnes que j’ai perdues en prenant la fuite. Ses conseils sont les seuls que je suive, sa parole est l’unique que j’écoute. Quelques secondes plus tard, les pas retentissent de l’autre côté de la porte, puis les chaînes qui la verrouillent tombent contre le chambranle. — Te voilà, gamine, dit-elle en ouvrant. J’entre, lui tends le pain acheté au night and day avant de rentrer et referme la porte derrière moi. — J’aurai dû rentrer plus tard encore, maugrée-je. Alix ouvre le sachet, respire l’odeur du pain puis avance jusqu’à la cuisine. — Tu as l’air de mauvaise humeur. — Je le suis. Alors qu’elle dépose le pain dans une boîte de conservation et prend deux tasses dans un placard, je dénoue mon écharpe, enlève ma veste et me mets à l’aise, puis l’observe. Elle a coupé ses cheveux puisque je peux à nouveau déceler la tâche de naissance rouge dans sa nuque. Les lunettes sur le bout du nez, elle sort sa langue sur le côté de ses lèvres pour se concentrer et éviter les tremblements de ses mains. — Ce mec m’a semée. Elle rit. — Ce n’est pas drôle, Alix. Faut que je rende des comptes à sa femme dans une semaine. Tout en versant le café, elle répond : — Justement, t’as une semaine mon p’tit. — S’il commence déjà comme ça, je n’ose pas imaginer la suite. Je boude. Mais j’ai mes raisons. Chaque mission coûte trois mille dollars. Qui tombent dans ma poche directement. Et autant dire que des missions, je n’en ai pas des masses. Je suis sélective, je choisis le client qui ne me posera pas de questions personnelles, qui ne me demandera même pas mon nom. Et ils sont assez rares à l’accepter. « Où puis-je vous joindre ? Nulle part si ce n’est sur le numéro que vous avez déjà. À qui ai-je affaire ? Mon nom ne vous servira à rien ». Je suis froide et méfiante, et je n’ai pas envie de changer la donne. Ma vie en dépend. Alors je n’ai que très peu de clients, je ne gagne pas tellement d’argent, et j’apprends à gérer avec ce que j’ai. Je prends le café qu’elle m’a servi et la cigarette que j’ai posée sur la table, avant de filer dans son salon. La pièce est plongée dans le noir, et je tâte de ma main libre le guéridon à la recherche de l’interrupteur de la lampe. J’allume. Une lumière orangée, tamisée par l’abat-jour en velours bordeaux éclaire la pièce. Je dépose la tasse sur la vieille table basse en chêne, m’assois dans le fauteuil jaune moutarde aux accoudoirs déchirés. Face à moi, Alix prend place dans le fauteuil vert bouteille tout en lâchant quelques jurons quant à ses maux de dos, croise ses jambes et allume l’énième clope de sa journée. — Je pense que tu te mets trop de pression. Je ne réponds rien, je la regarde inhaler sa nicotine tandis que je joue avec le bouton pour allumer ma cigarette. — Des missions, tu en as fait plein, gamine. Et même si des fois tu t’es plantée, t’es quand-même parvenue à tes fins en apportant les preuves à tes clients. Elle se tait, tire une latte sur sa sèche, puis tapote le mégot contre le cendrier pour en faire tomber la cendre. — Il m’a regardée, dis-je platement. Il m’a regardée comme si je ne lui étais pas inconnue. Alix sait l’obsession que j’ai pour le regard des autres. Elle connaît mon histoire, elle sait que c’est important pour moi. — Tu l’avais déjà vu ? Je clos les paupières, me remémore ce mec et ses yeux aussi noirs que le charbon, avant de répondre : — Je ne l’ai jamais vu avant aujourd’hui, non. — Donc tu n’as pas de souci à te faire. J’ouvre les paupières et aspire sur ma e-cigarette avant de secouer la tête. — Alix… Des regards, j’en ai croisé par centaines. Des joyeux, des flatteurs, des louches, des méchants. Mais jamais je n’avais ressenti une telle gêne. Ce mec sait que je le suis, il sait que je le surveille, j’en suis certaine. La vieille femme dodeline de la tête alors qu’elle écrase son mégot noirci de goudron. Elle toussote, saisit sa tasse de café brûlant avant d’en boire une gorgée. — Et s’il avait eu vent du plan de sa femme, hein ? T’es à plus de cinq mille miles de ton passé, personne ne pensera à te chercher ici. ∞ Allongée entre mes draps, je pense et repense aux paroles d’Alix. Je ne sais pas si elle a raison, encore moins si elle a tort. Mais ça m’arrangerait qu’elle ait vu juste et que Layers ait découvert que sa femme le fasse suivre. Parce que je flippe. Inconsciemment j’ai peur qu’il me veuille du mal. Son regard était si pénétrant, si froid, si sévère, que je me suis sentie mal, que j’ai cogité toute le restant de la journée sur ce que je devais faire ou pas, sur le fait de continuer, ou d’abandonner.
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