Chapitre I

2328 Mots
I Le commissaire divisionnaire Lucien Fabien était de retour. Ça me fit vraiment plaisir de l’apprendre lorsqu’en ce lundi de novembre humide et doux, le brigadier Mélennec, un des plus anciens gardiens qui finissait sa nuit, m’interpella à mon arrivée au commissariat : — Capitaine, le patron a demandé après vous. Formulation directement traduite du breton. Mélennec n’était sorti de sa ferme de Briec que pour faire son service militaire et, dans la foulée, il était entré dans la police par le biais des Compagnies Républicaines de Sécurité. J’avais cru voir une étincelle dans les petits yeux bleus du bonhomme qui attendait sa retraite paisiblement en cultivant son jardin, un embonpoint prospère et une trogne fleurie. D’ailleurs, au passage, il m’avait balancé un clin d’œil complice et il avait prononcé « Le Patron » avec une emphase telle qu’on devinait une majuscule à l’article comme on le fait lorsqu’il s’agit d’une divinité. Pendant l’indisponibilité du commissaire Fabien, les « en tenue », comme les officiers, avaient eu à subir un fonctionnaire détaché du ministère. Il avait sévi le temps que le patron se relève d’une délicate intervention chirurgicale. On n’aurait pas aimé le garder, ce commissaire Mervent ! Pendant les deux mois qu’avait duré l’intérim, il s’était montré pointilleux à l’excès pour des détails qui n’en valaient pas la chandelle et incompétent pour les affaires plus sérieuses. Comme aurait dit Talleyrand, « souvent insuffisant mais toujours suffisant ». Une formule qui allait comme un gant à ce technocrate tombé dans la police par les hasards conjugués d’une ambition démesurée et des disponibilités ministérielles. Bref, tout le monde était ravi d’en être débarrassé. Et comme dans ce pays, la peau d’âne prévaut sur l’expérience, Mervent, diplômé de l’ENA s’il vous plaît, avait retrouvé une nouvelle fonction plus digne de ses ambitions au ministère. Il allait pouvoir y grenouiller allègrement avec d’autres arrivistes de son acabit. « Qu’importe où il sera, avait soupiré Fortin en apprenant son départ, du moment que c’est loin de chez nous… » Opinion qui faisait l’unanimité du personnel au grand complet. Je toquai à la porte directoriale et j’entendis avec bonheur sa voix, toujours sèche et brève : — Entrez ! J’obtempérai et considérai avec ravissement le commissaire divisionnaire Lucien Fabien assis derrière son bureau. — Patron ! m’exclamai-je, ce que ça fait plaisir… Il se leva et vint à ma rencontre : — Plaisir partagé, Mary ! Je serrai sa main maigre et nerveuse et nous nous secouâmes le bras pendant une poignée de secondes. — Vous semblez être en pleine forme, mentis-je. — C’est ce que m’ont dit mes médecins, répondit-il avec un sourire en forme de rictus. Et comme ils s’y connaissent beaucoup mieux que moi… Il me présenta une chaise et retourna s’asseoir. Le commissaire Fabien, petit par la taille, n’avait jamais eu de problèmes de surpoids. Cependant je le trouvais amaigri, un peu voûté, comme s’il s’était recroquevillé sur lui-même. Des poches bleuâtres sous les yeux marquaient un visage où l’os saillait sous la peau ; ses doigts, toujours en action, semblaient chercher quelque activité. Les traces jaunes de nicotine qui les tachaient avaient disparu. — Je vois que vous avez renoncé à fumer, bravo ! Il regarda sa main droite, frotta son pouce contre son index et dit d’un air mi-figue mi-raisin : — Rien ne vous échappe, n’est-ce pas ? Il haussa les épaules, fataliste : — Prescription formelle de la faculté, avec madame Fabien pour veiller à leur bonne exécution. — Ça ne rigole pas ! — Comme vous dites. Il balaya son bureau des yeux, s’attardant sur la bibliothèque contenant les ouvrages de droit reliés en cuir, puis des affiches subversives datant de mai 1968 qu’il avait fait mettre sous verre et pendre aux murs, ce qui surprenait toujours le visiteur non averti. Il hocha la tête : — Je ne sais pas si vous êtes si contente que ça de mon retour, mais moi je revis. Si vous saviez ce que j’ai pensé à ce bureau sur mon lit d’hôpital ! — Et si vous saviez ce que tout le monde ici a pensé à vous pendant l’intérim du commissaire Mervent ! — Vous aussi ? demanda-t-il à brûle-pourpoint. — Surtout moi, acquiesçai-je. — Je n’en crois rien, dit Fabien, l’air sceptique. Il paraît qu’au ministère, Mervent ne tarit pas d’éloges à votre sujet. J’en restai muette. Il me considéra, amusé : — Ça semble vous surprendre ! — Ça me surprend tellement que je n’en crois pas un mot. En prononçant ces paroles, je n’étais pas tout à fait honnête ; j’avais fait en sorte de mettre ce Mervent honni de tout le commissariat dans ma poche, car l’expérience m’a prouvé qu’il n’est jamais inutile d’avoir une relation haut placée dans un ministère.1 — Vous avez tort, Mary, vous vous trouveriez bombardée commandant un de ces jours, que ça ne me surprendrait pas. Il me regardait avec, aux lèvres, un mince sourire ironique. — Vous plaisantez, patron ! — Pas du tout, pas du tout ! Mervent a l’oreille du ministre et… Je le coupai : — Et il n’espère tout de même pas que je vais le rejoindre place Beauvau ? — Et pourquoi pas ? Savez-vous combien d’officiers se damneraient pour entrer au ministère ? — Je n’en fais pas partie ! fis-je avec conviction. Et j’ajoutai : — D’ailleurs, je n’aurais aucune compétence pour ce genre de boulot. Je n’ajoutai pas que je n’avais aucune dilection pour la vie parisienne, mais c’était pourtant la vraie raison de mon hostilité à cette idée. À vrai dire - mais ce n’est pas une opinion administrativement recevable -, je trouve que, pour mon goût, Paris est bien trop loin de la mer. — Ce n’est pas rédhibitoire, dit Fabien, l’incompétence pour faire carrière dans les ministères semblerait même être un atout. Je souris à mon tour : — Ça, ce n’est pas politiquement correct, patron ! Fabien eut un geste de main et un mouvement des lèvres explicites. — À mon âge, dit-il d’un ton las, je ne me soucie plus d’être politiquement correct, ni même d’être bien en cour. Je suis au taquet2, Mary, qu’est-ce qu’on peut me faire, me mettre à la retraite ? Tôt ou tard, il faudra que j’y aille. Il me regarda avec un sourire triste : — Je suis une vieille bête fourbue qui a suffisamment tiré sur la charrette pour se permettre de ruer encore une fois ou deux dans les brancards. Oh là, il avait le moral dans les chaussettes, papy, comme aurait dit Fortin. Il était temps de le secouer : — Quel égoïsme, m’exclamai-je ! Et nous alors ? Il fit mine de s’étonner : — Vous ? Qui, vous ? — Eh bien les gars du commissariat ! Voyez pas qu’on nous colle un autre Mervent ? Ah, on serait bien ! Il se mit à rire de bon cœur, comme si mes propos l’enchantaient, ce qui était d’ailleurs probablement le cas. — Votre confiance m’honore, Mary. Et il ajouta, rêveur : — Et comme elle me fait du bien ! Il rêvassa un moment sur son futur qui approchait dangereusement vite. Adopterait-il un petit chien pour aller le promener matin et soir ? Irait-il jouer aux boules avec d’autres retraités ? Je le voyais mal dans cette situation. Peut-être que madame Fabien le pousserait à acheter un camping-car pour mener ses vieux os au soleil d’Andalousie pendant les mois d’hiver. Ils stationneraient sur un parking près d’autres ci-devant importants, occupant leurs loisirs à comparer les avantages respectifs de leurs maisons roulantes avant de sortir le barbecue et les fauteuils de toile pour boire l’anisette. Madame Fabien lui ferait sa petite soupe et lui compterait ses petits granules homéopathiques et ils mangeraient en tête-à-tête en regardant leur petite télévision. Je me retins de sourire, mais ça n’avait rien de drôle. Franchement, je ne voyais pas le patron dans ce rôle-là non plus. Sa place était ici, derrière ce bureau, dans ce commissariat ! Je ne l’imaginais pas ailleurs. Pas plus que moi-même je ne m’imaginais ailleurs. Nous étions restés silencieux quelques instants et il n’était pas difficile de comprendre que nos pensées avaient suivi le même cours. Je finis par m’exclamer : — À chaque jour suffit sa peine, patron ! Que nous réserve celui-ci ? Il descendit de sa rêverie et soupira : — Ah… Ce jour d’aujourd’hui comme disent les imbéciles… Ses yeux se perdirent dans le vague si bien que je me demandai si ce bon commissaire avait totalement évacué les produits anesthésiants qu’on lui avait injectés dans les veines. Il répéta : — Ce jour d’aujourd’hui… Puis il s’esclaffa : — Quelle expression idiote ! Il me regarda alors comme si je venais d’entrer dans la pièce. — On vit une drôle d’époque, Mary ! Je faillis m’exclamer : « À qui le dites-vous ! », mais je me retins. Le commissaire poursuivit : — Des gens puissants semblent penser qu’on peut utiliser la police nationale à des fins personnelles. Je fronçai les sourcils : — Qu’entendez-vous par là ? — Ce que j’entends par là, c’est qu’un foutu épicier en gros, vous savez ces types qui ont des usines à vendre de tout dans la périphérie des villes… — Un propriétaire d’hypermarché ? — Ouais, et pas des moindres ! Un de ces types, qui importe de la camelote chinoise par cargos entiers et qui fait là-dessus des profits indécents, semble avoir des ennuis. — Et alors ? — Alors, il souhaiterait que vous vous penchiez sur ses petits problèmes. — Moi ? demandai-je en ouvrant de grands yeux. Qu’ai-je à faire des ennuis de ce monsieur ? Et comment… — Comment a-t-il eu vent de votre existence ? Vous ne devinez pas ? Un rideau se déchira devant mes yeux. Je m’exclamai : — Mervent ! Il ironisa : — Quelle perspicacité ! Ce bon Mervent a été particulièrement impressionné par votre habileté à retrouver l’assassin du fameux Bouboule.3 Et également par la manière dont vous avez rendu la petite Tristani à sa mère.4 C’est ça ? C’est bien ça ? Tristani ? Je la jouai modeste : — Bof, ce n’était pas un exploit, patron. — Exploit ou pas exploit, vous avez permis à Mervent de briller auprès du préfet, et comme je crois qu’il y avait également un ministre dans le coup… — Le ministre de la mer, en effet, un ami personnel de madame Tristani. — Voilà pourquoi le z****o s’est retrouvé en si bonne place à l’Intérieur. Conseiller particulier du ministre, ce n’est pas rien ! Je regardai le patron en souriant : — Et je parie qu’il ne compte pas s’arrêter en si bon chemin. — Exactement. Les dents lui poussent, à ce petit gars. Il les avait déjà longues, mais un jour, rien qu’en baissant la tête, il va rayer le parquet ! Môssieur se voit déjà Calife à la place du Calife. Je fis remarquer : — Pour ça, il faudrait peut-être qu’il soit élu ! Fabien approuva : — Exactement ! Et c’est là qu’intervient le roi du discount. Il détient le nerf de la guerre, l’argent. — Je vois, dis-je. Donc Mervent, pour avoir accès au trésor, fayotte auprès de l’industriel. Fabien hocha la tête affirmativement : — En gros, c’est ça ! Je m’appuyai à deux mains sur les rebords de ma chaise et me redressai. — Et vous entrez dans ce jeu ? Je croyais que vous étiez « au taquet » - pour reprendre votre expression - et que vous n’en aviez rien à faire du politiquement correct ! Il me regarda droit dans les yeux et répéta pratiquement ma phrase, en l’agrémentant au passage d’un terme que je n’avais pas osé utiliser : — Je suis au taquet, et je n’en ai rien à foutre du politiquement correct, de Mervent et du marchand de nouilles ! — Alors, expliquez-moi ? — J’ai pensé que ça vous amuserait. — Trop aimable ! Vous savez bien, patron, que lorsque la politique se mêle des affaires de police ou de justice, ça ne donne jamais rien de bon. — Sauf quand la policière s’appelle Mary Lester, dit-il avec un sourire sibyllin. Je le regardai sans répondre. Quel rôle voulait-on encore me faire jouer ? J’avais été si bien manipulée par Mère Marie-Madeleine de la Contrition, lors d’une précédente enquête5, que j’étais devenue méfiante. Le sourire de Fabien s’élargit : — Vous vous demandez à quelle sauce vous allez être mangée ? — C’est un peu ça, dis-je. — Le mieux est peut-être d’y aller voir ? Je plissai les yeux, circonspecte : — Je ne peux pas en savoir un peu plus avant d’y aller voir, comme vous dites ? Le commissaire hocha la tête : — Il s’agit d’une vieille histoire dans laquelle s’est trouvé impliqué le fils Pinchard. — Pinchard ! m’exclamai-je, rien que ça ? C’était là le plus gros et le plus redoutable poisson de cette famille de requins qui régente le commerce moderne en Europe. — Rien que ça ! Je vois que ça vous dit quelque chose. — Évidemment ! Comment l’oublier, celui-là ? Ses enseignes brillaient haut et loin dans toutes les cités commerciales de France et d’Europe. Je demandai : — Et quand j’aurai vu, comme vous dites, aurai-je le choix ? — Absolument ! dit le commissaire. Vous accepterez ou vous refuserez. — Si je refuse, vous m’en tiendrez rigueur ? Il leva les mains en un geste de protestation excessivement emphatique : — Moi ? Certes pas ! Après un temps de silence, il ajouta : — Cependant, Mervent sera déçu. — Mervent, Mervent, bougonnai-je, s’il savait… Fabien me coupa : — Chut ! fit-il tendant les mains devant lui d’un air de dire : « Je ne veux pas entendre ça ». Puis il ajouta : — Je vous affecterai simplement à une autre mission. — Une enquête ? demandai-je méfiante. — Tout de suite les grands mots, dit le commissaire. Dans la police il n’y a pas que des enquêtes à faire. Il faut aussi accomplir des besognes administratives. Je soupirai : — Comme les statistiques sur la délinquance… — Oui, ah… ça, c’est tous les mois. Je suis heureux de voir que vous ne les oubliez pas, ces statistiques ! « Vieil hypocrite » pensai-je. Ses yeux bleus riaient, il paraissait assez fier de lui. Son séjour à l’hôpital ne semblait pas avoir affecté son machiavélisme atavique. — D’ailleurs, maintenant que nous disposons d’un petit génie de l’informatique, poursuivit-il, tout ceci devrait être plié en deux temps trois mouvements. — En deux temps trois mouvements, marmonnai-je entre mes dents, c’est ça. Et qui lui fournira les données, au petit génie informatique ? Il articula : — Son supérieur hiérarchique, évidemment ! — Et, comme par hasard, ce supérieur hiérarchique ne peut être que le capitaine Lester. — N’est-ce pas vous qui avez intrigué pour que ce Passepoil Albert soit affecté chez nous ? Je n’allais pas me défausser sur Fortin, qui était le vrai responsable de cette affectation, car Passepoil, dans une enquête précédente6, s’était montré d’une redoutable efficacité. Cependant le mot « intrigué » me défrisait. Franchement, vous qui me connaissez, est-ce dans mes manières d’intriguer ? Encore que… Le patron pressa le mouvement : — Alors, qu’est-ce que vous décidez ? — Il habite où, votre marchand de nouilles au mètre cube ? demandai-je. — Pas très loin, vous ne risquez pas de vous perdre. — Mais encore ? — Landévennec, vous connaissez ? — Chez les moines ? m’exclamai-je, manquait plus que ça ! — Je savais bien que votre mysticisme naturel se réjouirait de cet environnement, jubila-t-il. Mon mysticisme naturel… Que ne fallait-il pas entendre ! — Où est le dossier ? demandai-je agacée. Fabien souriait, ravi de m’avoir bousculée. — Il est déjà sur votre bureau, Mary. Je me levai en secouant la tête, tout était déjà manigancé avant que j’arrive. Je pris un air pincé en me levant : — Merci patron ! — Vous pouvez me remercier, en effet, dit Fabien, il y a une promotion au bout de cette affaire si vous savez la mener avec votre doigté habituel. Je haussai furieusement les épaules et Fabien sourit de plus belle. Il savait le peu de cas que je faisais de cet avancement qui fait courir les fonctionnaires et qui, inexorablement, me mènerait derrière un bureau comme le sien si je n’y prenais garde. 1. Voir Bouboule est mort, même auteur, même collection. 2. Expression courante dans la police indiquant qu’on ne peut plus prétendre à une autre promotion professionnelle. 3. Voir Bouboule est mort, même auteur, même collection. 4. Voir Ça ira mieux demain, même auteur, même collection. 5. Voir Ça ira mieux demain, même auteur, même collection. 6. Voir Ça ira mieux demain, même auteur, même collection.
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