II
En quittant Quimper, il y a deux itinéraires pour aller à Landévennec : la route touristique par le magnifique village de Locronan, Plonévez-Porzay, Sainte-Marie-du-Menez-Hom, Argol et enfin Landévennec. Inutile de vous dire que c’est la voie que je préfère tant elle est belle et, hors la saison touristique, peu fréquentée.
L’autre consiste à emprunter la voie express Quimper-Brest et à tourner au Faou pour suivre le fond de la rade de Brest par la corniche, puis traverser le vieux pont suspendu de Térénez qui enjambe le lit de l’Aulne. C’est la voie la plus rapide et elle ne manque pas de charme non plus. C’est donc celle que je choisis pour aller rencontrer Gaston Pinchard, le célèbre industriel qui avait requis ma présence à Landévennec.
Après avoir franchi le pont suspendu, la route se faufilait dans les bois. Entre les branches des arbres dépouillés de leurs feuilles, j’apercevais le plan d’eau qui scintillait sous le soleil. Je m’arrêtai un instant près d’un petit belvédère aménagé à flanc de colline pour que le promeneur puisse admirer le panorama.
Au milieu de l’eau, comme un grand radeau circulaire, une île couverte de conifères. En contrebas, le cimetière de bateaux. Plusieurs navires de guerre peints en gris M297 flottaient de guingois au bout de leurs chaînes, tels des bêtes harassées et résignées en attente d’abattoir.
À main droite, une route menait au monastère, mais ce n’était pas là que j’allais. Je poursuivis ma descente vers le bourg de Landévennec, passai devant l’église de pierres jaunes et continuai vers le port.
Un grand parking bordait la mer. En retrait, derrière de hauts murs de pierre masqués par des hortensias arborescents, s’élevaient de nobles demeures aux volets clos.
Seule la plus importante d’entre elles, une bâtisse de pierres grises, semblait habitée.
Une colonne de fumée montait d’un tas de feuilles mortes, mêlant son âcre odeur aux fortes senteurs du varech desséché. Dans ce jardin aux allures de parc, quelques beaux spécimens de palmier prospéraient, ainsi que d’autres plantes exotiques que je ne pus identifier, probablement rapportées par un marin passionné d’horticulture au retour d’une lointaine expédition coloniale.
La marée basse découvrait des étendues de vase noire, le haut de la grève était caillouteux. Quelques barques reposaient sur leurs béquilles et un semblant de digue au béton verdi par les algues s’avançait vers la mer.
C’est au pied de cette digue que, quinze ans plus tôt, on avait découvert le cadavre de Jacques Courtois, un jeune homme de vingt-quatre ans, fils d’un commerçant aisé de Châteaulin qui possédait une maison de vacances à Landévennec.
La tête du cadavre portait des ecchymoses suspectes, mais l’enquête avait révélé des traces d’eau salée dans les poumons de la victime, ce qui prouvait que Jacques Courtois avait succombé par noyade.
À l’époque, l’enquête avait conclu à la culpabilité de Matthieu Pinchard, l’inséparable ami de Jacques Courtois, et il avait été condamné à vingt ans de réclusion par la cour d’assises du Finistère.
Peu après Matthieu Pinchard s’était évadé dans des conditions rocambolesques pendant son transfert à la prison de Brest et n’avait jamais été retrouvé jusqu’à ce jour où… Mais n’anticipons pas.
Landévennec est un village paisible comme on en compte plusieurs sur les bords de la rade de Brest. Ce qui lui vaut sa notoriété, c’est le monastère fondé par saint Gwénolé, compagnon du roi Gradlon au cinquième siècle de notre ère.
De nos jours on visite les ruines de l’ancien sanctuaire que guerres et pillages n’ont pas épargné. Il ne subsiste plus de l’édifice que des pans de murailles au granit gagné par les mousses et les embryons de massives colonnes de pierre s’élevant à quelques mètres du sol.
Les moines d’aujourd’hui se sont installés dans des bâtiments neufs au-dessus de ces vestiges et les croyants du monde entier viennent avec ferveur y suivre les célébrations religieuses.
Le bourg s’étend le long d’une rue principale à flanc de coteau coupée par des chemins de traverse qui mènent à la mer. On n’y compte en hiver que quelques douzaines d’habitants.
J’y trouvai un Hôtel des Flots Bleus (fermé pour travaux) dans lequel monsieur Hulot n’aurait pas été dépaysé s’il y était venu en vacances, une épicerie municipale, une crêperie (fermée elle aussi) et deux restaurants dont la spécialité était les moules-frites. L’un d’eux, bien que désert, paraissait ouvert.
Dans le village, certaines maisons portaient plusieurs siècles d’existence sur leurs toitures aux grosses ardoises, creusées par le temps. Les autres, sans grand intérêt architectural, étaient pour la plupart construites en petites pierres appareillées, dans le style des années trente. Gravé dans des plaques de marbre verdi scellées sur les piliers d’entrée, on lisait le nom de ces maisons : Villa sans soucis, Les Mimosas, Ker Angèle… Toute une époque.
L’époque où les « congés payés » venus de Brest ou de Châteaulin en tandem considéraient ces bâtisses de riches avec respect.
La journée tirait à sa fin ; le soleil pâle de novembre déclinait rapidement derrière les bois défeuillés et une brume froide semblait monter du sol. Tout soudain, l’atmosphère se glaçait. Je frissonnai.
Pas folichon, ce lieu, du moins en cette saison. En été ce devait être nettement plus gai.
La mer remontait, poussant des petites vagues crêtées d’écume sale sur la vase et les mouettes s’étaient rassemblées le long de la digue, dans l’attente, sans doute, d’un hypothétique pêcheur qui jetterait des tripailles de poisson à l’eau.
Je craignais fort que cet espoir ne fût déçu, apparemment il n’y avait aucun bateau en vue.
Sur le terre-plein du port, un camping-car s’était installé pour la nuit.
La demeure de monsieur Pinchard n’était autre que celle qui avait les fenêtres ouvertes, celle où la vie transparaissait au travers d’un feu de feuilles mortes. Ker Manech’, ainsi s’appelait cette grande maison austère que son propriétaire aurait voulu faire passer pour un manoir. Mais alors un manoir de création récente, devant dater, comme les autres maisons, de l’entre-deux-guerres. Il y avait un portail fraîchement peint en bleu. Je sonnai, ce qui déclencha l’allumage d’une lampe que je n’avais pas vue. Une voix d’outre-tombe me demanda ce que je voulais. Je me présentai :
— Capitaine Lester, pour monsieur Pinchard.
Il y eut un temps de silence pendant lequel je sentis qu’on me scrutait, puis la voix grésilla dans l’appareil scellé dans le mur : « Un instant ». Ce fut plus qu’un instant, je crus qu’on m’avait oubliée, mais alors que j’allais sonner une nouvelle fois, j’entendis des pas sur le gravier de l’allée. Une clé joua dans la serrure d’une petite porte latérale et je me trouvai en présence d’une femme vêtue d’un sarrau de nylon, paraissant âgée d’une bonne cinquantaine d’années. Elle me détailla longuement des cheveux aux chaussures.
— Bonjour madame, lui dis-je.
Elle hocha la tête sans répondre et me fit signe d’entrer. De nouveau j’entendis la clé dans la serrure, puis la femme me précéda en traînant ses sabots de bois et je la suivis.
L’allée, garnie de cailloux blancs, était admirablement ratissée, les pelouses admirablement tondues, et pas une feuille morte ne traînait sur le gazon, ce qui était un exploit en novembre, surtout dans une propriété entourée de hautes futaies de chênes et de châtaigniers.
Devant la maison, le sol était empierré de pavés de granit probablement arrachés aux ruines de chapelles perdues dans les bois.
La femme ouvrit la porte, peinte en bleu elle aussi, et m’introduisit dans un hall dallé de larges pierres, probablement de la même provenance que celles de la terrasse, puis dans une pièce de séjour où mon petit appartement aurait tenu tout entier. Il y régnait une douce chaleur avec une odeur de fumée à peine perceptible. Ici, le sol était parqueté de chêne et, sous la table monumentale - provenant probablement de quelque monastère tombé en déshérence -, on apercevait un somptueux tapis oriental. Dans la cheminée, monumentale, brûlait un feu de bûches et, devant ce feu, paraissant se chauffer les fesses, se tenait un grand vieillard aux cheveux blancs dont les grandes mains ossues étaient refermées sur le pommeau d’une canne.
— Capitaine Lester ? demanda-t-il d’une voix éraillée, sans me tendre la main.
— Oui. Monsieur Pinchard je suppose ?
Il hocha la tête et me fit signe de m’asseoir dans un fauteuil devant l’âtre. Lui-même se posa avec effort dans un Voltaire et, le dos très droit, garda ses mains jointes sur le pommeau de sa canne.
Si je n’avais su que ce monsieur était l’un des hommes les plus riches de France, je l’aurais pris pour un docker, pour un fermier, pour un type habitué à batailler quotidiennement contre les difficultés de la vie. D’ailleurs il était vêtu d’un pantalon et d’une veste de velours bronze à grosses côtes, comme en portent les paysans.
Ses cheveux blancs étaient soigneusement coiffés avec une raie sur le côté et des sourcils broussailleux protégeaient des yeux d’un gris étrange, un gris clair aux teintes d’alumine qui me fouillaient comme des rayons laser. Sa bouche aux lèvres minces restait pincée, méfiante.
Je me sentis soudain mise à nu sous ce regard inquisiteur.
— Je suis Gaston Pinchard, confirma-t-il d’une voix qui ne tremblait pas. Et voici ma fille, Cathy.
Il s’agissait de la personne qui m’avait ouvert la porte et que j’avais prise pour une dame de compagnie. Elle était venue se placer derrière le fauteuil de son père et elle inclina légèrement la tête, comme pour un salut, lorsqu’il prononça son nom.
De petite taille, trapue, elle ne ressemblait pas du tout à son géniteur : un visage tout en rondeurs, un petit nez épaté, des yeux sombres et mobiles.
Mais elle devait à son père un port de tête et un maintien pleins d’une fierté sourcilleuse frisant l’arrogance, qui semblait être la marque de famille. Il était difficile de lui donner un âge, sa vêture sans aucune recherche était celle d’une femme de la campagne et il y avait du gris dans ses cheveux noirs. Cinquante ? Soixante ans ? Je restai perplexe.
— Je suis veuf, dit Gaston Pinchard, et Cathy tient ma maison depuis le décès de ma femme.
J’avais lu dans le dossier que m’avait confié Fabien que la fille de Pinchard avait été mariée mais que son époux avait pris la tangente avant même d’assurer sa descendance. Vu l’allure de l’héritière, je le comprenais un peu.
— Voulez-vous prendre quelque chose ?
C’était Pinchard qui m’avait fait cette offre, plus par souci des convenances que pour m’être agréable.
— Non, merci monsieur, dis-je.
Cathy, qui ne semblait être restée là que pour prendre une éventuelle commande, partit silencieusement.
— Vous résidez ici toute l’année ? demandai-je histoire de rompre le silence.
— Le plus souvent, oui. Mes affaires m’appellent parfois à Paris où j’ai un pied-à-terre, mais dès que je le peux, je reviens à Landévennec.
Et il ajouta, en guise d’explication :
— Ma femme est enterrée ici…
Je hochai la tête sans mot dire, me demandant s’il vivait seul avec sa fille dans cette imposante demeure. Il répondit à cette question que je n’avais pas posée :
— Il y a un couple de gardiens qui habite le manoir à l’année, Marcel Drennec et sa femme Germaine. Marcel s’occupe de l’entretien de la propriété et Germaine des tâches du ménage.
— Ils ont des enfants ?
— Oui, mais ils sont adultes, et ils ont leur vie ailleurs. Le fils est sous-officier dans la Marine nationale, les deux filles sont mariées et n’habitent plus ici depuis longtemps.
Il secoua la tête impatiemment :
— Mais ceci n’a bien sûr aucune incidence sur ce qui nous préoccupe.
Puisqu’il l’affirmait… Je jugeai qu’il était temps d’en venir aux faits :
— Euh… à propos de votre euh… invitation…
— J’ai demandé le concours de la police à mon ami Mervent…
Il s’arrêta de parler, semblant soudain se demander pour quelle raison il avait requis mes services.
— Je suppose, dit-il enfin, que votre supérieur vous a confié le dossier concernant mon fils.
— En effet…
Et, croyez-moi, c’était un dossier des plus complets que je n’avais fait que feuilleter rapidement avant de venir à Landévennec, mais que je me proposais d’étudier plus à fond si la chose s’avérait nécessaire.
La tête du vieil homme perdu dans ses pensées oscillait. Ses yeux regardaient dans le vague.
— Humm ! fis-je pour attirer son attention.
Il tressaillit et redescendit sur terre.
— Je sais que votre fils a été condamné à vingt ans de réclusion criminelle et qu’à l’issue de ce procès, à la faveur d’un banal accident de la circulation, il a disparu.
Je le fixai lorsque je prononçai ces mots : « un banal accident de la circulation », mais il ne tiqua pas. Je me demandai si cet accident providentiel était aussi banal qu’il y paraissait. Probablement habitué au bluff dans ses affaires, le père Pinchard devait être un formidable joueur de poker.
C’était aussi un homme puissant habitué à ce que choses et gens plient devant sa volonté. Il pouvait fort bien avoir fomenté cette évasion. La presse de l’époque - pour ce que j’en avais lu en survolant le dossier - ne s’était pas privée d’évoquer cette hypothèse car Pinchard, à ses débuts, entretenait une sorte de garde prétorienne de gros bras sélectionnés dans ses chantiers ou dans ses entrepôts, qu’il n’hésitait pas à lancer contre les opposants à ses implantations commerciales.
— Mon fils vient d’être arrêté, dit-il sans me lâcher des yeux.
Je le fixai, interloquée :
— Votre fils ? Je croyais qu’il avait disparu…
Dans le dossier, on en était resté là.
— Oui, mais il a refait surface et la police a mis le grappin dessus.
— Quand ça ?
— Avant-hier.
Je devais faire une drôle de tête, et il y avait de quoi. Ce sacré Lucien (j’appelle mon patron par son prénom - jamais en sa présence, rassurez-vous - quand j’estime qu’il agit un peu cavalièrement avec moi) ! Là, il dépassait les bornes : avoir omis de m’avertir que Matthieu Pinchard avait été retrouvé ! C’était le meilleur moyen de me faire passer pour une imbécile. Oh, mais, il me le paierait !
Négligeant ma surprise, Pinchard ajouta :
— Il a été arrêté par erreur.
Je répétai, incrédule :
— Par erreur ?
— Disons plutôt par un concours de circonstances malheureux.
— Où se cachait-il ? demandai-je.
— Il ne se cachait pas, on pouvait le voir tous les jours.
— Où ça ?
— Ici.
— À Landévennec ?
— Oui.
Je regardai autour de moi :
— Dans cette maison ?
Il secoua la tête négativement :
— Non.
Et, après un temps de silence, il ajouta :
— Au monastère.
Je tombai des nues :
— Vous voulez dire que votre fils…
Il termina ma phrase en articulant chaque mot pour que je m’en pénètre bien :
— Je veux vous dire que mon fils s’est fait moine, voilà ce que je veux dire !
Ce fut à mon tour de laisser filer le temps.
— Vous le saviez ?
— Non, fit-il rageusement. Mon fils était à deux encablures de la maison et je ne le savais pas !
Son dépit était trop visible pour que je puisse douter de sa sincérité.
— Mais comment…
— Comment il s’est fait arrêter ?
— Oui, enfin non…
Je ne savais plus ce que je disais. Je finis par demander :
— Comment a-t-il fait pour se cacher chez les moines ?
— Humph ! fit Pinchard, dès qu’il s’est évadé, juste après le procès, pendant son transfert à la prison, les flics ont bouclé les aéroports, visité les gares, les ports. Ils s’imaginaient que le fils Pinchard, comme on disait, chercherait à gagner quelque pays chaud où il vivrait peinard avec le fric de papa. Jamais ils n’auraient pensé à le chercher dans un monastère.
Il secoua la tête et marmonna :
— Et moi non plus !
Puis il me regarda, la bouche pincée, et précisa :
— Il faut dire qu’à cette époque, Matthieu était un fichu petit c*n !
Il cracha :
— Un gosse de riche ! Il lui fallait toujours la dernière voiture de sport - qu’il cassait régulièrement - et il amenait ici des petits bourges de son acabit pour des parties où l’alcool coulait à flots, et si ça n’avait été que l’alcool…
Il eut un geste évasif.
— Il y avait aussi de la d****e, je suppose, dis-je.
— Si j’en juge par les prélèvements que sa mère faisait pour les caprices de son petit chéri, j’ai tout lieu de le croire.
Il me regarda d’un air de défi :
— Ça vous étonne ?
— Ces histoires de d****e ? Pas du tout. Ce qui m’étonne, en revanche, c’est que vous ayez cautionné ces comportements.
Il s’emporta :
— J’ai cautionné… J’ai cautionné… Je n’ai rien cautionné, ma petite dame ! Seulement je n’étais pas là. Les affaires… Vous ne savez pas ce que c’est !
— Je me doute, dis-je, que diriger un empire comme le vôtre doit laisser peu de place à une vie familiale.
— C’est exactement ça. L’absence du père et une mère faible…
Il leva les bras, fataliste.
— Au bout du compte, tout est de ma faute, ne cherchez pas d’autre coupable que moi, je ne lui ai pas assez botté le c*l !
Il n’était plus temps de lui faire remarquer que sa présence attentive et affectueuse aurait probablement rendu ce châtiment vexatoire tout à fait inutile.
— Où s’est passé l’accident qui a permis à votre fils de s’échapper ?
— À Brest, près du port de commerce.
Je m’étonnai :
— Il est nécessaire de passer par là pour gagner la maison d’arrêt ?
— Non, plus maintenant. Mais à l’époque, il y avait des travaux et la circulation était détournée. Un camion de travaux publics a heurté le fourgon cellulaire et l’a immobilisé. Le chauffeur du camion avait coupé la priorité aux flics et ceux-ci ont voulu le faire souffler dans le ballon. Des dockers qui passaient par là ont pris fait et cause pour le chauffeur et tout est parti en vrille. Les dockers avaient beaucoup bu, ils ont balancé des pavés sur les flics qui ont dû battre en retraite. Du coup, les dockers ont libéré les quatre détenus ; lorsque les renforts de police sont arrivés, il ne restait plus que l’épave du fourgon, vide. Matthieu avait disparu et les flics ne devaient plus le revoir, jusqu’à avant-hier…
J’avais lu le rapport des gendarmes sur cette rocambolesque évasion et je me promis de le relire en détail.
Il émit un petit rire amer :
— Rassurez-vous, il n’a pas commis d’autre délit. Un accident de la circulation en allant à Brest…
Je m’exclamai :
— Encore ?
— Oui, dit Pinchard, c’est à n’y pas croire, hein ? Ce que c’est que la vie, tout de même ! Un accident l’a libéré, un accident le remet en prison. Enfin, quand je dis libéré, je m’entends. Chez les moines aussi on dort en cellule !
— Vous ignoriez donc que votre fils était dans la communauté religieuse ?
— Je vous l’ai dit, il me semble !
— Je ne vous repose la question que parce que ça paraît incroyable.
Il ricana sinistrement :
— C’est incroyable, je vous l’accorde ! Il faut croire que je ne suis pas plus futé que les flics. Compte tenu de la vie que menait Matthieu avant cet…
Il hésita et finit par dire :
— Cet incident…
Tu parles d’un incident ! Il y avait quand même eu un mort !
— Le monastère est le dernier lieu où j’aurais pensé le trouver !
— Vous auriez pu le voir…
— Comment ça ?
— Je ne sais pas… En allant assister à la messe, par exemple.
— Pour tout vous dire, maugréa-t-il, je n’ai jamais été préoccupé par les histoires de religion. Je suis un homme d’action, moi. Alors penser que des types s’enferment pour la vie pour réciter des patenôtres, ça me dépasse.
À propos de patenôtres, il aurait dû lire dans la Bible l’épisode du veau d’or et il aurait alors compris qu’il avait joué le mauvais cheval, pour rester dans les évocations agricolo-bibliques.
— Et votre femme ?
— Marguerite ? Elle avait de la religion et elle assistait régulièrement aux offices.
— Et elle n’a pas reconnu son fils ?
— Pour tout vous dire, elle n’allait pas jusqu’au monastère. L’église paroissiale lui suffisait.
— Votre fille n’y allait pas non plus ?
— Ma fille est comme moi. Physiquement, elle ressemble à sa mère, mais pour le reste c’est mon portrait tout craché.
— Tandis que votre fils…
— À l’inverse, mon fils me ressemble physiquement, mais il avait le caractère faible de Marguerite.
Pinchard prononçait ce prénom avec une nostalgie certaine. Assurément, la mort de son épouse l’avait sérieusement affecté. Il haussa les épaules :
— Ceci explique peut-être qu’il se soit si bien accommodé de la vie monacale.
— Aurait-elle été heureuse de le savoir chez les moines ?
Le visage du vieil homme se rassombrit.
— Je ne sais pas. Peut-être. Cette histoire a tellement secoué Marguerite que lorsque Matthieu a été inculpé dans cette triste affaire, elle a eu une commotion cérébrale. Elle est morte quelques mois plus tard.
— Votre fils n’a donc pas assisté aux obsèques de sa mère…
— Évidemment non !
Il réfléchit et ajouta :
— En tout cas, je ne l’ai pas vu. Il faut dire qu’il y avait tant de monde ! L’église était trop petite, la plupart des gens sont restés dehors. Une délégation de moines a chanté le requiem. Maintenant que j’y pense, peut-être Matthieu était-il parmi eux, mais comme ils se tenaient sous leur capuche, je ne l’ai pas reconnu.
Bien entendu, personne n’aurait eu l’idée de chercher un repris de justice parmi ces saints hommes.
— Votre fils a eu un accident en voiture, il lui arrivait donc de sortir du monastère ?
— Oui, je l’ai appris depuis. Il avait la responsabilité de la boutique. Vous savez, les moines ont une sorte de magasin où ils vendent divers articles. Matthieu se rendait fréquemment à Brest avec la camionnette de la communauté pour effectuer certains achats. À l’entrée de Brest, une voiture volée poursuivie par la police est venue s’écraser contre la camionnette. Il y a eu des blessés, Matthieu fort heureusement n’a été que contusionné et a pu regagner le monastère après être resté en observation à l’hôpital pendant vingt-quatre heures. Je ne sais comment ça s’est fait, peut-être est-ce la procédure normale, toujours est-il que les flics ont relevé les identités de tous les gens impliqués dans cet accident.
— Pourtant votre fils n’y était pour rien ! fis-je remarquer.
— Non, dit Pinchard d’une voix froide, mais l’un des voyous se faisait appeler Grégory.
Il me fixa de son regard froid et articula :
— Mon fils, en religion, est Frère Grégoire.
Il ricana sinistrement et répéta :
— Grégory, Frère Grégoire ! Amusant, non ?
Il n’avait pourtant pas l’air de trouver la coïncidence amusante. Sans attendre mon approbation, il poursuivit :
— Vous savez mieux que moi comment ça se passe, un de vos collègues a introduit toutes ces données dans l’un de ces ordinateurs perfectionnés et puis…
Il eut un geste de la main montrant que la situation s’était alors emballée.
— Et il s’est aperçu, poursuivis-je, que Frère Grégoire n’était autre que Matthieu Pinchard, un condamné de droit commun en cavale depuis quinze ans.
L’industriel hocha la tête affirmativement :
— Voilà. Ils sont venus l’arrêter au monastère voici deux jours.
— Où est-il actuellement ?
— À la maison d’arrêt de Brest.
— Vous l’avez vu ?
— Non, pas encore.
— Vous irez le voir ?
— Certainement.
Je restai silencieuse. Que voulait-il que je fasse ? Son fils avait été condamné par une cour d’assises, il s’était enfui et n’avait plus jamais fait parler de lui. Cependant, sa dette à la société, comme on dit, demeurait et s’il pensait que la machine judiciaire allait l’oublier, il était bien naïf.
Je regardai le vieillard toujours droit sur son siège, les mains serrées sur le pommeau de sa canne.
— Je suppose que vous avez fait appel à un avocat ? demandai-je.
— Ouais, grommela Pinchard.
— Que vous a-t-il conseillé ?
Le vieil homme ricana lugubrement une nouvelle fois :
— Il réfléchit à la question… Comme il y a un fait nouveau, il espère que le procès pourra être repris.
Le fait nouveau était évidemment l’arrestation de Matthieu Pinchard, Frère Grégoire en religion. Inconfortablement posée sur l’extrême bord de ce fauteuil trop grand, trop haut, trop profond, je regardai le vieillard :
— Monsieur Pinchard, qu’attendez-vous exactement de moi ?
7. Référence de la peinture des bateaux de la Marine nationale.