Chapitre III

1818 Mots
III Pinchard se pencha en avant, comme pour me parler de plus près et, s’il n’y avait pas eu cette table basse de vieux chêne sculpté pour nous séparer, j’aurais pu craindre qu’il s’effondre sur mes genoux. — Ce que j’attends de vous, gronda-t-il, c’est que vous apportiez la preuve que mon fils est innocent ! J’en restai comme deux ronds de flan : — Rien que ça ? Ses yeux gris flamboyèrent : — Si vous ne vous en sentez pas capable… Une voix calme s’éleva, sa fille était entrée silencieusement par une porte que je n’avais pas vue : — Voyons, papa, comment veux-tu que le capitaine Lester ait une vue précise de cette affaire ? Peut-être faudrait-il lui expliquer… — Lui expliquer quoi ? demanda le vieil homme en se tournant vers sa fille avec la difficulté d’un homme qui a le dos raide. Lui expliquer que ton frère n’a tué personne ? Nous le savons, non ? Il était temps que j’intervienne, on dérapait dans l’irrationnel : — Avoir une intime conviction est une chose, monsieur Pinchard, mais dans un état de droit, ça ne suffit pas. Il faut aussi apporter des preuves. — Eh bien, trouvez-les ! fit-il avec humeur. C’est votre métier, non ? — Vous souhaitez que je reprenne l’enquête quinze ans après… — Quatorze ans, précisa-t-il. Quatorze ans que je n’ai plus de fils. Il brandit sa canne et balaya l’air au-dessus de ma tête en montrant les tapisseries anciennes pendues aux murs, les tableaux de maître, les statues polychromes blotties dans les recoins, éclairées par des spots savamment dissimulés. — Nous avons l’opportunité d’innocenter mon fils, je ne la laisserai pas filer ! Il y eut un silence, puis il demanda en me fixant de son regard gris : — Savez-vous d’où je viens, mademoiselle ? Si je le savais ! Qui l’ignorait, d’ailleurs ? Les journaux s’étaient complus à conter la success story de Gaston Pinchard, qui, parti de rien, était devenu une des plus grosses fortunes de France sinon d’Europe. Visiblement, il allait me la resservir une fois encore. — Je viens de l’Assistance publique, mademoiselle, je n’ai connu ni mon père, ni ma mère, ils sont morts dans le naufrage du Saint-Philibert en 1932. Évidemment ça ne vous dit rien, le naufrage du Saint-Philibert ! — Si, monsieur, dis-je, pas fâchée de lui en boucher un coin. C’est ce bateau d’excursion qui a coulé dans l’embouchure de la Loire. Cinq cents passagers, vingt-huit rescapés, je crois. Gaston Pinchard en resta silencieux un instant, puis il demanda : — Comment savez-vous cela ? Je répondis, un peu fière de moi : — Dans la police on sait beaucoup de choses, monsieur. Il fronça les sourcils, semblant se demander si je me moquais de lui. Je n’allais pas lui expliquer que, lors d’une enquête dans le Morbihan8, j’avais eu à connaître cette tragique histoire, qu’elle m’avait marquée et que je m’en souvenais parfaitement. — J’avais quelques semaines, dit Pinchard d’une voix sourde, on a retrouvé mon berceau flottant sur la mer démontée parmi les débris du naufrage. J’étais l’un des vingt-huit rescapés. Un miraculé. Mais un miraculé de deux mois qui n’avait plus personne au monde. J’ai grandi à l’Assistance publique où, rebelle, j’ai été puni, battu. Je n’ai jamais cédé, même aux châtiments les plus sévères ; alors j’ai été placé en maison de redressement où le régime était plus dur encore. J’étais voué aux bataillons d’Afrique lorsque je me suis enfui pour me réfugier à Paris où je ne connaissais personne. À quatorze ans, j’en paraissais dix-huit et j’étais porteur aux halles. À dix-huit ans, j’étais fort à ces mêmes halles. À vingt ans, je me suis mis en ménage avec la veuve d’un boucher qui avait deux fois mon âge… Il avait jeté cette dernière information d’un air de défi, comme si elle avait été de nature à troubler ma pudeur. C’était mal me connaître. Il en faut plus pour me choquer. Je connaissais la suite. L’après-guerre venue, tout était à reconstruire. Ayant appris le métier, Gaston Pinchard avait plaqué sa bouchère et créé son premier commerce. En 1954, il possédait une vingtaine de points de vente dans la capitale. En 1960, après un voyage aux États-Unis, il ouvrait sa première grande surface. Dix ans plus tard, ses enseignes couvraient la France entière. Pinchard avait réussi, sa fortune était faite, il avait acheté cette grande maison - baptisée manoir - au pays de sa femme, il avait deux enfants, une fille qu’il avait mariée avec le directeur d’un de ses magasins et un fils qu’il destinait aux hautes études. Un fils qui prendrait sa succession et qui ferait flotter le nom de Pinchard sur la terre entière… C’est beau de rêver, mais ce n’était pas devant le jury de Sciences Po ou de HEC que Matthieu Pinchard s’était retrouvé, mais bien devant celui des assises du Finistère avec une inculpation de meurtre sur la personne de son ami Jacques Courtois. Vingt ans, il en avait pris pour vingt ans ! — Vous ne croyez pas votre fils coupable de la mort de son ami ? demandai-je. — Il ne l’a pas tué ! rugit le vieil homme. Matthieu tuer quelqu’un ? Mais même pour sauver sa vie il en aurait été incapable ! — Pourtant il a avoué, dis-je. J’ai lu les minutes du procès, il a plaidé coupable, si je me souviens bien. — Il a plaidé coupable ! Il a plaidé coupable ! C’est vrai, mais sur les conseils de son avocat ! Un pauvre type qui n’y connaissait rien ! Là, il attigeait un peu, pépère, aurait dit Fortin. J’objectai : — Permettez, monsieur, je veux bien croire que vos débuts dans la vie ont été difficiles, mais il y a vingt ans vous étiez tout de même en mesure de payer un maître du barreau à votre fils ! Il gronda : — C’est ce que j’aurais fait si j’avais été sur place ! Mais j’étais en voyage d’affaires en Extrême-Orient. — On ne vous en a pas averti ? — Si, Philippe Rosay, mon gendre, m’a prévenu que Matthieu avait eu un problème avec la justice, mais il m’a assuré qu’il s’occupait de tout. — Et vous lui avez fait confiance ? — Oui, concéda-t-il à regret. Je lui ai fait confiance. C’était trop énorme pour que ce ne soit pas un malentendu, et puis Philippe était mon meilleur directeur de magasin, je l’avais toujours vu faire face à toutes les difficultés avec sang-froid et détermination. Il avait toujours su trouver la bonne solution. Alors… Il avait levé les bras au ciel, il les laissa tomber avec accablement. — Et puis, il ne se passait pas de mois sans que Matthieu, pour une raison ou pour une autre, ait des démêlés avec les gendarmes : excès de vitesse, tapage nocturne, conduite en état d’ivresse, insulte à agents… J’en passe et des meilleures ! Alors, vous comprenez, je me suis dit : « Ce n’est qu’une connerie de plus ! Qu’il aille un peu en taule, ça lui donnera peut-être à réfléchir. » Philippe Rosay, qui était mon bras droit, avait l’habitude de résoudre les problèmes causés par Matthieu. — Ce monsieur Rosay n’est plus votre gendre, à l’heure actuelle. — Non, ma fille et lui se sont séparés. — Mais il est toujours votre homme de confiance. — Absolument. Comme je me retire peu à peu des affaires, Philippe est devenu directeur général de la holding Pinchard. C’est un travailleur, un type que j’estime. Ses différends avec ma fille sont d’ordre privé. Il ne faut jamais mélanger les affaires et les sentiments. — Pensez-vous que cette malheureuse affaire ait été pour quelque chose dans le divorce des époux Rosay ? Il haussa ses épaules : — Je ne le pense pas, mais il faudrait demander à Cathy. À l’annonce de son nom, Cathy surgit de l’ombre. J’étais sûre que pas une syllabe de notre conversation ne lui avait échappé. — Ça n’a rien à voir, dit-elle d’une voix froide. Comme son père, elle se tenait droite, ne perdant pas un pouce de sa courte taille. Elle ne s’exprimait pas souvent, mais lorsqu’elle le faisait, c’était pour parler haut et clair. Cependant je n’osai pas demander les raisons de la rupture avec son époux. Telle que je la voyais, elle m’aurait envoyée baller, et elle aurait eu raison. Après tout, leurs histoires de famille ne m’intéressaient pas. Leurs histoires de famille ne m’intéressaient pas, et pourtant monsieur Pinchard venait de me prier de fouiller dans le passé pour innocenter son fils… Pff ! Dans quelle histoire de corne c*l m’étais-je encore embringuée ? La voix rauque de Gaston Pinchard vint interrompre ma réflexion : — Mon ami Mervent m’a assuré que vous étiez une enquêtrice très efficace et qui savait aussi être discrète. J’inclinai le chef : — C’est très aimable à lui, dis-je en pensant : « On use de la flatterie, à présent ? » Mais le bonhomme ne resta pas longtemps sur ce registre : — Parlons chiffres, jeta-t-il avec une brutalité d’homme habitué à mener ses affaires à la hussarde. Pour cette enquête, l’argent ne vous sera pas mesuré et si vous réussissez à prouver l’innocence de Matthieu, vous n’aurez pas affaire à un ingrat. La prime sera en conséquence. — Je crois que vous vous méprenez, monsieur Pinchard, répondis-je de ma voix la plus douce. Je vis son sourcil droit se relever. — Je suis ici en tant que fonctionnaire de police, j’ai un patron, le commissaire divisionnaire Fabien. Entendons-nous bien, c’est à lui que je rends compte. Par la suite, si vous souhaitez attribuer une prime, je vous demanderai d’établir le chèque au profit des orphelins de la police. — Mais vous ? bredouilla-t-il. — Moi ? Je me contente de mon salaire de capitaine. Il me regarda comme si j’étais un animal bizarre, et secoua la tête : — Je ne comprends pas, mais si c’est votre choix… Il ne comprenait pas qu’on puisse faire fi du fric, mais si, à terme, c’était pour devenir ce qu’il était devenu, merci ! Je confirmai : — C’est mon choix, en effet. — Bien, soupira-t-il. Comment allez-vous procéder ? J’éludai : — Il faut d’abord que j’en réfère à mon patron, le commissaire Fabien. Rien ne sera entrepris sans son aval. Mais dans l’immédiat, ce qui me serait utile, ce sont les coordonnées de votre avocat. — Maître Brézal, du barreau de Brest, répondit-il sans hésiter. Cathy vous donnera son adresse précise. Sa fille, qui allait et venait comme un fantôme dans la maison, apparut et vint tisonner le feu, faisant monter dans l’âtre obscur une myriade d’étincelles rouges. Puis elle posa deux bûches sur les braises et aussitôt une lueur jaune s’éleva, éclairant la pièce que l’obscurité gagnait. Monsieur Pinchard regardait les flammes sans les voir, ses mains puissantes toujours jointes sur le pommeau de sa canne. Peut-être songeait-il à sa dérisoire grandeur, à son insignifiante opulence ? Peut-être… Je le saluai : — Au revoir, monsieur Pinchard. Il ne me tendit pas la main mais fit un signe de tête qui pouvait être un salut ou signifier mon congé, au choix. Je sortis sur les pas de sa fille par la cuisine. Elle ne disait toujours mot, mais lorsque je fus sur le point de passer la porte, elle me tendit un dossier épais, fermé par une sangle : — Tenez ! me dit-elle. Je la regardai avec surprise. — Qu’est-ce que c’est ? — Ce sont les coupures de presse qui ont paru au sujet de cette affaire. — C’est vous qui les avez collectées ? Elle hocha la tête affirmativement. La dame n’était pas causante. — Votre père est au courant ? Cette fois elle secoua la tête de droite à gauche : — Il n’a jamais vu ce dossier. — Pourquoi ? Elle leva les épaules et soupira : — Ça lui aurait fait trop mal. Je supposai que les journalistes n’avaient pas manqué de faire leurs choux gras de ce drame chez les gosses de riches. — Ça pourra peut-être vous éclairer, dit-elle. Elle ouvrit la porte donnant sur la rue et assura : — Mon frère n’a pas tué Jacques Courtois. Je n’eus pas le temps d’ajouter un mot, dans un claquement sec, la porte s’était refermée sur la citadelle Pinchard, me laissant seule sur le terre-plein du port. Un pâle soleil éclairait faiblement les canots dormant sur leurs corps-morts ; dans le camping-car on regardait la télévision, trois fenêtres étaient éclairées au manoir. La cloche de l’église égrena trois coups sans se presser, laissant au bronze le temps de vibrer longuement. Ma chère vieille Twingo démarra au quart de tour. 8. Voir La régate du Saint-Philibert, même auteur, même collection.
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