Chapitre 4

2948 Mots
La plus divine figure de courtisane amoureuse qui ait jamais été peinte, l’Esther de Balzac, avait tant séduit ses rêves d’autrefois, et chez les natures comme la sienne, en qui les impressions littéraires précèdent les autres, celles de la vie, des rêves pareils ne s’en vont pas tout à fait du cœur… Il aimait Suzanne, et Suzanne l’aimait. Pourquoi n’essaierait-il pas, au nom de ce sentiment sublime, de l’arracher, elle, à l’infamie où elle gisait, de s’arracher, lui, à ce gouffre noir de la mort vers lequel il se sentait attiré ? Pourquoi ne lui apporterait-il pas cette occasion unique de réparer les hideuses misères de sa destinée ?… Mais elle, que répondrait-elle ?… « Je saurai enfin si elle m’aime, » reprenait René. — « Oui, si elle m’aime, avec quelle ardeur elle saisira ce moyen d’échapper au bagne de luxe où elle est enchaînée ! Et si elle dit non ?… » Un frémissement d’épouvante le secoua tout entier à cette pensée… « Il sera temps d’agir alors, » conclut-il. La tempête déchaînée par la subite invasion de ce projet dura près de trois heures. Le jeune homme s’y abandonnait sans comprendre que son parti était pris d’avance, et que ces allées et venues de ses idées ne faisaient que déguiser à ses propres yeux le sentiment qui dominait en lui par-dessus tout : l’appétit, le besoin furieux de ravoir sa maîtresse. Quand ce plan d’une fuite en commun eût été plus insensé, plus impraticable, plus contraire à toute espérance de succès, il s’y serait livré comme au plus raisonnable, au plus facile, au plus assuré, parce que c’était en effet le seul qui conciliât l’ardeur irrésistible de son amour et les exigences de dignité sur lesquelles son honneur encore vierge ne transigerait du moins jamais. — « À l’action… » se dit-il enfin. Il s’assit à sa table, pour écrire à Suzanne un billet, dans lequel il lui demandait d’être chez elle le lendemain, à deux heures de l’après-midi. Il courut lui-même jeter cette lettre à la boîte, et il éprouva, en rentrant, cette détente qui suit les résolutions définitives. Lui qui s’était, durant la semaine et après son premier, son sauvage accès de violence, senti incapable de la plus faible énergie, jusqu’à n’avoir pu rouvrir le manuscrit de son Savonarole, il se mit sur-le-champ à tout préparer, comme si la réponse de Suzanne ne pouvait pas être douteuse. Il compta la somme d’argent enfermée dans son tiroir : un peu plus de cinq mille francs. C’était de quoi suffire aux premiers embarras. Et ensuite ?… Il calcula de quel capital il avait le droit de disposer dans la fortune de la famille, restée indivise entre sa sœur et lui. La grande affaire était de passer les deux premières années, durant lesquelles il terminerait son drame et le ferait jouer. Il publierait, aussitôt après, son roman, que le succès de sa pièce pousserait, comme une vague pousse une vague, puis son recueil de vers. Un horizon de travaux et de triomphes se développait devant lui. De quel effort ne serait-il pas capable, soutenu par cet élixir divin : le bonheur, et par la volonté de rendre à Suzanne ce luxe qu’elle lui aurait sacrifié ? Sa sœur le surprit, quand elle rentra, qui rangeait des papiers, classait des livres, mettait à part des gravures. — « Que fais-tu là ? … » demanda-t-elle. — « Tu vois, » répondit-il, « je me dispose à partir. » — « À partir ?… » — « Oui, » reprit-il, « je compte aller en Italie. » — « Et quand cela ? » fit Émilie stupéfaite. — « Mais sans doute après-demain. » Il était de bonne foi dans sa réponse. Il avait calculé qu’il faudrait à Suzanne environ vingt-quatre heures pour ses préparatifs à elle, si elle se décidait. Si elle se décidait ? Ce seul doute sur l’issue de sa démarche lui faisait maintenant tant de mal qu’il ne le discutait même pas. Depuis la scène de l’Opéra, où il l’avait laissée pâle et comme foudroyée dans l’ombre de l’arrière-loge, il s’était imposé la plus surhumaine contrainte, en endiguant le flot de ses désirs passionnés. Son espérance soudaine était comme une brèche ouverte, par laquelle ce flot se précipitait, furieux, effréné, d’un jet si v*****t qu’il renversait, emportait tout. Sa folie alla, par cette matinée qui précéda l’entrevue, jusqu’à passer chez deux ou trois marchands d’objets de voyage de l’avenue de l’Opéra, pour y examiner des malles. Depuis le départ de Vouziers, personne, dans la famille Vincy, n’avait quitté Paris, même pour vingt-quatre heures. Il n’y avait, rue Coëtlogon, comme instruments d’emballage, que deux vieux coffres mangés aux vers, et trois valises de cuir délabrées de vétusté. Ces soins matériels, qui donnaient comme une réalité concrète aux chimères du jeune homme,trompèrent la fièvre de son attente jusqu’à l’heure du rendez-vous. L’hallucination de son désir avait été si forte que la vue des circonstances réelles ne se produisit en lui qu’au moment où il entra dans le petit salon de la rue Murillo. Tout restait à faire. — « Madame va venir… » avait dit le domestique, en le laissant seul dans cette pièce. Il n’y était pas revenu depuis le jour où il lisait ses vers les plus choisis à celle qu’il considérait alors comme une madone. Était-ce, de la part de cette dernière, une suprême ruse que ces cinq minutes d’abandon, avant leur entretien, dans cet endroit, si rempli pour lui de souvenirs ? Ils se dressèrent en effet devant lui, ces souvenirs, mais pour le remuer d’une tout autre émotion que celle dont se flattait Suzanne. Ce cadre d’élégance, tant admiré jadis, lui faisait horreur maintenant. Il lui semblait qu’une vapeur d’infamie flottait autour de ces objets, dont beaucoup avaient dû être payés par Desforges. Cette horreur accrut encore en lui la volonté d’arracher celle qu’il aimait à ce passé de honte, et, quand elle apparut sur le seuil de la porte, ce n’est pas la tendresse qu’elle rencontra dans ses yeux, mais le fixe, l’implacable éclat de la résolution prise. Quelle résolution ? De tous deux elle était la plus émue à présent, la plus incapable de se maîtriser. La blancheur de sa longue robe de dentelle faisant ressortir les teintes jaunies de son visage, épuisé par l’anxiété de ces derniers jours. Elle n’avait pas eu besoin d’avoir recours au crayon noir pour cerner ses yeux, comme il arrive aux comédiennes du monde aussi bien qu’aux autres ; ni d’étudier le geste par lequel, à la vue du jeune homme, elle mit la main sur son cœur, en s’appuyant au mur, afin de ne pas tomber. Au premier regard, elle avait compris qu’il lui faudrait livrer une rude bataille pour le reconquérir, et tout son être tremblait. Il y eut entre les deux amants un de ces passages de silence où il semble que l’on entende frémir le vol de la destinée, tant ils sont redoutables et solennels. La durée de celui-ci fut intolérable pour la malheureuse, qui le rompit la première en disant d’une voix très basse : — « Mon René, que tu m’as fait souffrir !… » Et, s’avançant vers lui, folle d’émotion, elle lui prit les deux mains et s’abattit sur sa poitrine, cherchant ses lèvres pour un b****r. Il eut l’énergie de la repousser. — « Non, » disait-il, « je ne veux pas… » — « Ah ! » gémit-elle en se tordant les bras, « tu y crois donc toujours, à ces abominables soupçons !… Et tu n’es pas venu, et tu m’as condamnée ainsi sans m’entendre !… Et quelles preuves avais-tu pourtant ?… De m’avoir vue sortir d’une maison !… Et pas un doute en ma faveur, pas une seule des vingt hypothèses qui pouvaient plaider pour moi !… Si je te disais pourtant que dans cette maison habite une amie malade, que j’étais allée voir ce jour-là ?… Si je te disais que la présence de l’autre personne, dont la vue t’a rendu fou, avait la même cause ? Si je te le jurais sur ce que j’ai au monde de plus sacré, sur… » — « Ne jurez pas, » interrompit René durement, « je ne vous croirais pas, je ne vous crois pas… » — « Il ne me croit pas, même maintenant ; mon Dieu ! Que faire ? » Elle marchait, à travers la chambre, en répétant : « Que faire ? Que faire ? » Durant toute cette semaine, elle avait tourné et retourné cette idée qu’il pouvait cependant être assez irrité contre elle pour ne pas la croire. Qu’il lui restât un soupçon, un seul, et elle était perdue. Il la suivrait de nouveau ou la ferait suivre. Il saurait qu’à chaque visite à la maison de la prétendue amie, elle se rencontrait avec Desforges, et ce serait à recommencer ? À quoi bon continuer de mentir, alors ? Et puis, elle en avait assez de tant de tromperies. Maintenant que la plus sincère des passions grondait dans son cœur, elle éprouvait le besoin de dire à son amant la vérité, toute la vérité, mais, en la lui disant, de lui crier aussi cette passion, et, cette fois, il faudrait bien qu’il entendît ce cri suprême, et qu’il y crût. Et, comme hors d’elle : « C’est vrai, » dit-elle, « je te mentais… tu veux tout savoir, tu sauras tout… » Elle s’arrêta une minute, et passa les mains sur son visage, avec égarement… Hé bien ! Non ! Elle se sentait incapable de se confesser ainsi… Il la mépriserait trop, et, imaginant, à mesure qu’elle parlait, une espèce de compromis incohérent entre son besoin de sincérité et l’épouvante que René la prît en dégoût, elle continuait : « C’est une affreuse histoire, vois-tu… Mon père mort… Des lettres à racheter avec lesquelles des misérables pouvaient salir sa mémoire… Il fallait de l’argent, beaucoup… Je n’avais rien… Mon mari me repoussait… Alors, cet homme… J’ai perdu la tête, et puis il m’a tenue, il me tient par ce secret !… Ah ! ne sens-tu pas que je ne t’ai menti que pour t’avoir, que pour te garder ? … » Tandis que ces mots se pressaient au hasard sur sa bouche, René la contemplait. Cette histoire de l’honneur de son père ainsi sauvé n’était qu’un nouveau mensonge ; il le comprenait, il le voyait. Mais ce dernier cri, poussé avec une ardeur presque sauvage, n’en était pas un. Et que lui importait le reste ? Il allait savoir si cet amour, la seule sincérité dont elle se réclamât maintenant, aurait la force de triompher de tout ce qui n’était pas lui. — « Tant mieux ! » répondit-il. « Oui, tant mieux si vous êtes l’esclave d’un infâme passé qui vous accable ! Tant mieux, si cette dépendance à l’égard de cet homme vous fait cette horreur !… Vous me dites que vous m’avez aimé, que vous m’aimez, que vous ne m’avez menti que pour me garder ?… Cet amour, je vous apporte l’occasion de m’en donner une preuve après laquelle je n’aurai plus le droit de douter. Ce passé, je viens vous offrir de l’effacer à jamais, tout entier, d’un coup… Moi aussi, je vous aime, Suzanne, ah ! profondément ! Ce que j’ai ressenti quand j’ai dû apprendre ce que j’ai appris, voir, ce que j’ai vu, ne me le demandez pas. Si je n’en suis pas mort, c’est que l’on ne meurt pas de désespoir. Je suis prêt cependant à tout oublier, à tout pardonner, pourvu que je sache, pourvu que je sente que vraiment vous m’aimez. Je suis libre et vous êtes libre aussi, puisque vous n’avez pas d’enfants. Je suis prêt, moi, à tout quitter pour vous, et je viens vous demander si vous êtes prête à en faire autant. Nous irons ensemble où vous voudrez : en Italie, en Angleterre, dans un pays où nous soyons sûrs de ne rien retrouver de ce qui fut votre vie d’autrefois. Et cet autrefois, je l’abolirai. J’en trouverai la force dans ma croyance en votre cœur, après ce que vous aurez fait. Je me dirai : — Elle ne me connaissait pas, et, du jour où elle m’a connu, rien n’a plus existé pour elle que son amour. — Mais d’accepter cet abject partage, que vous m’arriviez au sortir des bras de cet homme et salie par ses baisers ; ou bien, si vous rompez avec lui, d’être là, misérable, à me défier de cette rupture, à jouer auprès de vous ce rôle avilissant d’espion que j’ai joué une fois déjà ?… Non, Suzanne, ne me le demandez pas. Nous en sommes venus au point où nous devons être l’un pour l’autre ou tout ou rien, des amants qui trouvent dans leur amour de quoi se faire une famille, une patrie, un monde, ou des étrangers qui ne se connaissent plus. — À vous de choisir… » Il avait parlé avec l’énergie concentrée d’un homme qui s’est pris la main et qui s’est fait le serment d’aller jusqu’au bout de sa volonté. Si insensée que fût cette proposition au regard d’une Parisienne habituée à ne rencontrer la passion que sous une forme conciliable avec les exigences et les commodités de la vie sociale, Suzanne n’eut pas une minute de doute. René s’exprimait dans la pleine vérité de son cœur, mais cette vérité comportait un tel excès d’amour qu’elle ne douta pas non plus de son triomphe final sur les révoltes et sur les folies du jeune homme. — « Ah ! » répondit-elle toute frémissante, « que tu es bon de me parler ainsi ! Que tu m’aimes ! Que tu m’aimes ! Oui, que tu m’aimes !… » Elle frissonnait en prononçant ces mots, et penchait un peu sa tête, comme si le bonheur de cette évidence eût été presque impossible à soutenir. « Dieu ! que c’est doux !… » dit-elle encore. Puis, s’avançant vers lui, et lui prenant la main, presque avec timidité cette fois, pour la lui serrer d’une pression lente : « Enfant que tu es, que viens-tu m’offrir ?… S’il ne s’agissait que de moi, comme je te dirais : Prends toute ma vie, et tu ne sais pas comme j’y aurais peu de mérite !… Mais la tienne, est-ce que je peux l’accepter ? Tu as vingt-cinq ans et j’en ai plus de trente. Ferme les yeux et vois-nous dans dix ans… Je suis une vieille femme et tu es encore un jeune homme… Et alors ?… Et puis ton travail, cet art auquel tu es si attaché que j’en ai été jalouse ? — Pourquoi te le cacher maintenant ? — Il te faut Paris pour écrire… Je te verrais triste auprès de moi… Je te verrais m’aimant par devoir, par pitié, malheureux, esclave !… Non, je ne le supporterais pas !… Mon amour, quitte ce projet insensé, dis que tu me pardonnes sans cela, dis-le, mon René, dis-le !… » Elle s’était rapprochée du jeune homme à mesure qu’elle parlait, appuyant sa gorge contre lui, cherchant sa bouche. Il sentit, avec un tressaillement de désir à la fois, et une nausée contre le plan de séduction attesté par ce détail, qu’elle n’avait pas de corset. Il la prit par le poignet, et le lui tordit en la rejetant loin de lui, durement : — « Ainsi tu ne veux pas, » dit-il avec exaltation, « répète-moi que tu ne veux pas… » — « Je t’en supplie, mon René, » reprit-elle avec des larmes dans sa voix et dans ses yeux, « ne me repousse pas… Mais puisque nous nous aimons, ah ! soyons heureux !… Prends-moi comme je suis, avec toutes les misères de ma vie… C’est vrai… J’aime le luxe, j’aime le monde, j’aime ce Paris que tu hais… Non, je n’aurai pas le courage de tout quitter, de tout briser… Prends-moi ainsi, puisque tu sais bien, puisque tu sens que je te dis vrai quand je te jure que je t’aime, comme je n’ai jamais aimé… Ah ! Garde-moi !… Je serai ton esclave, ta chose. Tu m’appelleras, je viendrai. Tu me chasseras, je m’en irai… Ne me regarde pas avec ces yeux, je t’en conjure, laisse fondre ton cœur !… Quand tu es venu à moi, estce que je t’ai demandé si tu avais une autre maîtresse ? Non, je n’ai eu qu’une idée : te rendre heureux. Si je t’ai tout caché des tristesses de mon existence, dis ! comment peux-tu m’en vouloir ? Vois, je suis par terre devant toi, et je te supplie… » Elle s’était jetée à ses pieds, en effet. Que lui importait la prudence maintenant, et la possibilité de l’entrée d’un domestique ? Et elle s’attachait à ses vêtements, en se traînant sur les genoux. Elle était admirable de beauté, les yeux fous, son ardent visage éclairé par tous les feux de la passion, et montrant à plein la sublime courtisane qu’elle avait toujours été, mais voilée. Les sens de René étaient bouleversés, mais un souvenir cruel lui revint tout d’un coup, et il lui jeta, comme une insulte, avec un ricanement : — « Et Desforges ? … » — « Ne m'en parle pas, » gémit-elle, « n’y pense pas ! Si je pouvais le renvoyer, le mettre à la porte, est-ce que tu crois que j’hésiterais ? Ne senstu pas que je suis prise ? Mon Dieu ! mon Dieu ! on ne torture pas une femme ainsi… Non, » ajouta-t-elle d’un air sombre, toujours à genoux, mais immobile et baissant la tête : « Non, je ne peux pas… »
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