Chapitre 5

3037 Mots
— « Et que voulais-tu donc de moi ? » s’écria-t-il avec un accent furieux, « Pourquoi te traînais-tu à mes pieds tout à l’heure ? Un laquais de plaisir, voilà ce que je serais pour toi ?… Un jeune homme chez qui tu irais te débarbouiller des caresses du vieux !… Ah !… » et, la colère l’emportant, à la brutalité du langage il joignit celle du geste, et il marcha sur elle, le poing levé, avec un visage si terrible qu’elle crut qu’il allait la tuer. Elle reculait, livide d’épouvante, les mains tendues. — « Pardon, pardon, » disait-elle éperdue. « Ne me fais pas de mal, ne me fais pas de mal ! » Elle s’abrita ainsi derrière une table sur laquelle se trouvait, parmi d’autres menus objets, une photographie du baron dans un cadre de velours. Les yeux de René s’étaient détournés de Suzanne, il luttait contre la tentation monstrueuse de frapper cette femme sans défense. Il n’eut pas plutôt vu le portrait qu’il eut un rire d’insensé. Il le saisit, et la prenant, elle, par les cheveux, il lui frotta ce portrait sur la bouche, cruellement, au risque de l’ensanglanter, et, continuant de rire comme un fou, il répétait : — « Tiens, voilà ton amant ! voilà ton amant, ton amant, ton amant !… » Puis il jeta le cadre à terre et il le piétina. Il ne se fut pas plutôt livré à cette action de démence qu’il eut honte de lui-même. Il regarda Suzanne, une dernière fois, les cheveux épars, les yeux fixes, écrasée de terreur dans le coin de la chambre. Il ne prononça pas un mot, et il sortit, sans qu’elle eût eu, elle, la force d’articuler une parole. Deux jours après cette scène terrible, et comme le ciel du mois de mai s’était de nouveau fait pimpant, bleu et tiède, Claude Larcher se trouvait, vers les deux heures de l’après-midi, accoudé au balcon de l’appartement de Colette, qui donnait sur le jardin des Tuileries. Il venait de passer plusieurs nuits à la suite chez sa maîtresse. Les deux amants s’étaient repris d’un de ces caprices qui sont d’autant plus fougueux dans les liaisons de ce genre et plus avides, que le souvenir des querelles de la veille s’y mélange à la certitude de la brouille du lendemain. L’homme et la femme se donnent alors sans réserve. Il semble que la longue suite des plaisirs, jadis goûtés en commun, ait comme façonné leurs corps l’un pour l’autre, et auprès de ces renouveaux de possession ardente, presque frénétique, toute autre volupté perd sa saveur. Claude réfléchissait à cette loi singulière des habitudes amoureuses, en achevant un cigare dont la vapeur s’azurait au gai soleil. Il regardait les voitures se croiser dans la rue, et, sous les feuillages légers du jardin, le défilé des promeneurs. Il s’étonnait lui-même de la parfaite béatitude où ces quelques jours d’assouvissement l’avaient plongé. Ses jalousies douloureuses, ses trop légitimes fureurs, le juste sentiment de sa dégradation, tout s’abolissait parce que Colette avait fait ses volontés et consigné à la porte Aline aussi bien que Salvaney. Cela ne durerait pas, il le savait trop ; mais la présence de cette femme lui procurait une félicité si entière qu’elle détruisait ses craintes pour l’avenir, comme ses rancunes pour le passé. Il fumait son cigare avec une lenteur paisible, et par instant il se retournait pour la voir, elle, à travers la fenêtre ouverte, qui, vêtue d’une robe chinoise toute rose et brodée de fleurs d’or, — la sœur de celle de la loge, — se balançait sur un fauteuil canné à bascule. Au bout de ses pieds chaussés de bas d’une soie rose comme celle de la robe, elle remuait, en se balançant, des mules marocaines, garnies, elles aussi, de broderies. Le fumoir, celui-là même où avait eu lieu la scène de la lettre, était rempli de fleurs. Aux murs se voyaient toutes sortes de souvenirs qui se rapportaient à la carrière de l’artiste : des aquarelles représentant des intérieurs de loges, des tambourins de cotillon, des photographies et des couronnes. Un chat très petit, un angora blanc, dont un œil était bleu, l’autre noir, jouait avec une balle, renversé sur le dos, tandis que Colette continuait de se balancer, tantôt souriant à Claude à travers les bouffées d’une cigarette russe, tantôt lisant un journal qu’elle tenait à la main, et elle fredonnait une adorable romance de Richepin, récemment mise en musique par un étrange compositeur du nom de Cabaner : Un mois s’ensauve, un autre arrive. Le temps court comme un lévrier… — « Mon Dieu ! » songeait l’écrivain en écoutant ces couplets d'un des deux poètes de notre âge qui ait su rivaliser de grâce avec les divines chansons populaires, — l'autre est Gabriel Vicaire, — « ces vers sont bien beaux, le ciel est bien bleu, ma maîtresse est bien jolie… Au diable l’analyse !… » La jeune femme interrompit cette calme rêverie d’amant heureux, en jetant un léger cri. Elle s’était levée de son fauteuil, tenant le journal dans sa main qui tremblait. Après avoir examiné, suivant son habitude, la troisième page, celle où se trouvent les nouvelles de théâtre, elle avait passé à la seconde, puis à la première, et ce qu’elle venait d’y lire l’avait bouleversée, car elle balbutiait, en tendant la feuille à Claude : — « C’est trop horrible !… » Claude, épouvanté lui-même par cette agitation fébrile et soudaine, saisit le journal, et il y lut, sous la rubrique : Échos de Paris : « On nous apporte, au moment de mettre sous presse, une nouvelle qui affectera profondément le monde littéraire. M. René Vincy, l’auteur applaudi du Sigisbée, vient d’attenter à ses jours dans son appartement de la rue Coëtlogon. M. René Vincy s’est tiré un coup de pistolet dans la région du cœur. Hâtons-nous de dire, pour rassurer les nombreux admirateurs du jeune poète, que cette tentative n’aura pas de suites fatales. Notre sympathique confrère s’est en effet grièvement blessé, mais la balle a pu être extraite, et les nouvelles sont des plus rassurantes. « On se perd en conjectures sur le mobile de cet acte de désespoir. » — « Ah ! Colette, » s’écria Claude, « c’est toi qui l’as tué ! » — « Non, » gémit l’actrice, hors d’elle-même, « ce n’est pas possible… Il ne mourra pas… Tu vois, le journal assure qu’il va mieux… Ne dis pas cela ! Je ne m’en consolerais pas… Est-ce que je savais, moi ? Je t’en voulais si fort… Tu avais été si dur… J’aurais tout fait pour me venger… Mais vas-y, cours-y… Tiens, ton chapeau, tes gants, ta canne. — Pauvre petit René, je lui enverrai des fleurs. Il les aimait tant… Et tu crois que c’est à cause de cette femme ?… » Tout en parlant, avec cette incohérence où se trahissait à la fois son émotion de bonne fille malgré tout, et son enfantillage de comédienne, elle avait achevé d’habiller son amant, et elle le poussait vers la porte. — « Et où te retrouverai-je ? » demanda-t-il. — « Hé bien ! à six heures ici pour aller dîner au Bois… Mon Dieu ! » ajouta-t-elle, « si je n’avais pas ces deux rendez-vous chez la modiste et chez la couturière, j’irais avec toi. Mais je ne peux pas les manquer… » — « Tu y tiens donc encore, à ce dîner au Bois ?… » reprit Claude. — « Ne sois pas méchant, » répondit-elle dans un b****r, « il fait si joli et j’ai trop envie de t’aimer à la campagne… » Sur cette phrase qui finissait de la peindre tout entière, avec ses passages subits des attendrissements les plus sincères au goût passionné du plaisir, Larcher rendit son b****r à sa maîtresse, saisi d’un vague mépris pour lui-même, tant il se trouvait faible devant ses moindres caprices, même à cette heure où il venait d’apprendre une catastrophe qui le touchait d’aussi près. Il s’élança dans l’escalier ; il descendit les trois étages, quatre marches par quatre marches ; il se jeta dans une voiture, et un quart d’heure plus tard il en ouvrait la portière devant cette grille de la rue Coëtlogon qu’il avait franchie, de même, quelques mois plus tôt, lorsqu’il venait chercher René pour le conduire à la soirée de l’hôtel Komof… Brusquement, toutes les pensées qu’il avait eues à cette place lui revinrent à la mémoire, et le ciel sinistre de ce soir-là, et la froide lune qui courait parmi les nuages mobiles, et l’étrange pressentiment qui lui avait serré le cœur. Maintenant le jour délicieux de mai remplissait le ciel de lumière, les feuilles verdoyaient dans la b***e étroite du jardinet, devant les fenêtres du rez-de-chaussée de Fresneau. Ce printanier décor d’une vie si paisible représentait trop bien ce qu’avait été longtemps le destin de René, ce qu’il fût demeuré s’il n’avait jamais rencontré Suzanne. Et cette fatale rencontre, qui en avait été l’auteur indirect ? Claude essaya vainement de secouer ce remords en se disant : « Pouvais-je prévoir ce malheur ?… » Il l’avait prévu, cependant. Il ne pouvait résulter que du mal de cette transplantation subite du poète dans un milieu de luxe, où sa vanité et sa sensualité s’étaient épanouies aussitôt. Le pire était arrivé. Par un affreux hasard, soit. Mais qui avait provoqué ce hasard ? La réponse à cette question était cruelle pour un ami véritable, et ce fut le cœur serré que Claude sonna à la porte de cette maison où régnaient jadis la simplicité, le noble et pur amour, avec le travail. Que de mortels miasmes y avaient pénétré à sa suite et que de tristesses ! Il put le constater une fois de plus au visage décomposé de Françoise, qui vint lui ouvrir, et qui fut prise, à sa vue, d’une crise de sanglots. Elle essuyait ses yeux avec le coin de son tablier bleu, tout en disant dans son langage mêlé de mots de patois : — « Ah ! l’la ! Faut-i !… Mon bon monsieur. Vouloir se périr ainsi, un enfant que j’ai connu tout cheti et minaud comme une fille !… Jésus, Marie, Joseph ! — Entrez, monsieur Claude, vous trouverez Mme Fresneau et mademoiselle Rosalie… M. l’abbé Taconet est avec lui qui le console… » Émilie se tenait avec la petite Offarel dans cette salle à manger où Claude avait été accueilli si souvent par un bienfaisant tableau d’intimité. Le docteur venait sans doute de sortir, car une odeur d’acide phénique remplissait la chambre, comme après un pansement. Une fiole de cette substance, marquée d’une étiquette rouge, traînait sur la table à côté d’une potion, près d’une soucoupe, et parmi des morceaux de coton coupés en carré. Des b****s de linge enroulées, du taffetas, un pot de pommade, étiqueté de rouge comme la fiole et couvert d’un papier métallique, des épingles de nourrice, une ordonnance timbrée achevaient de donner à cette pièce une physionomie de chambre d’hôpital. La pâleur d’Émilie révélait assez les émotions qu’elle avait traversées depuis quarante-huit heures. La vue de l’écrivain produisit sur elle le même effet que sur Françoise. Il lui rappelait trop, par sa seule présence, les journées anciennes où elle avait été si orgueilleuse de son René. Elle fondit en larmes, et, en lui tendant la main, elle lui dit : — « Comme vous aviez raison !… » Rosalie, elle, avait jeté au visiteur un regard aussi explicite que si elle l’eût accusé de vive voix du suicide de René. Il y avait dans ces yeux de jeune fille une telle rancune, l’arrêt exprimé par eux s’accordait si bien avec les secrets remords de Claude, qu’il détourna ses yeux, à lui, et après un silence, il demanda : — « Est-ce que je peux le voir ? … » — « Pas aujourd’hui, » répondit Émilie, « il est si faible. Le docteur craint pour lui les émotions. » Et elle ajouta : « Mon oncle va vous dire comment il se trouve… » — « Et quand est arrivé ce malheur ? Je n’ai rien su que par les journaux. » — « Les journaux en ont parlé, » fit Émilie, « moi qui avais pris tant de précautions ! » — « Une petite note de rien… » repartit Claude qui devina la vérité à la subite rougeur de Rosalie. Le vieil Offarel avait, sous ses ordres dans son bureau, à la Guerre, un jeune homme qui s’occupait de littérature et que l’écrivain connaissait un peu. Le sous-chef avait dû parler, et sa fille le savait déjà. Il tenta de s’attirer un regard plus aimable, en égarant les soupçons de Mme Fresneau : « Les reporters furettent partout, » disait-il ; « pour peu qu’on soit connu, on ne leur échappe pas… » Et il continua : « Mais les détails ? » — « Il est rentré avant-hier, » dit Émilie, « vers les quatre heures, et tout de suite j’ai deviné à sa figure qu’il avait quelque chose… Mais quoi ! J’étais si habituée à le voir triste depuis quelque temps !… Il m’avait annoncé un grand voyage en Italie. Je l’ai interrogé : — Tu pars toujours demain ?…— Non, m’a-t-il dit, et il m’a prise contre lui et il m’a embrassée longtemps, longtemps avec des sanglots. Je lui ai demandé : — Qu’astu ?… — Rien, m’a-t-il répondu, où est Constant ? — Cette question m’a étonnée. Il savait bien que le petit ne revient pas de la pension avant six heures. — Et Fresneau ? a-t-il dit encore. Puis il a poussé un grand soupir et il a passé dans sa chambre. Je suis restée cinq minutes à me tâter : je ne devais peut-être pas le laisser seul. Puis j’avais peur. Dans ses passages de désespoir, il est si facile à s’emporter… Et voilà que j’entends une détonation. — Ah ! je l’entendrai toute ma vie !… » Elle s’arrêta, trop émue pour continuer, et après une nouvelle crise de larmes : — « Et que dit le docteur ? » reprit Claude. — « Qu’il est hors de danger, sauf une complication impossible à prévoir , » répondit Émilie. « Il nous a expliqué que ce malheureux pistolet — c’est moi qui le lui ai donné ! — était un peu dur de détente. L’effort par lequel il a dû presser sur la gâchette a fait dévier la balle… Elle a traversé le poumon sans toucher le cœur, et elle est ressortie de l’autre côté… À vingt-cinq ans !… Mon Dieu ! mon Dieu ! quelle misère ! Non ! il ne nous aime pas, il ne nous a jamais aimés !… » Comme elle se lamentait ainsi, montrant à nu la plaie de son âme, cette souffrance de la tendresse prodiguée en vain que connaissent surtout les mères, l’abbé Taconet parut sur le seuil de la porte de la chambre du malade. Il serra la main à Claude, auquel il avait pardonné d’avoir jadis quitté l’école Saint-André sans crier gare, et il répondit au double regard inquisiteur de sa nièce et de Rosalie : — « Il va reposer, et moi, il faut que je regagne mon école. » — « Me permettez-vous de vous accompagner ? » fit Claude. — « J’allais vous le demander, » dit le prêtre. Les premières minutes durant lesquelles les deux hommes marchèrent ensemble furent silencieuses. L’abbé Taconet en avait toujours imposé à Larcher par un de ces caractères irréprochables qui contrastent trop avec la bassesse des mœurs courante pour que leur seule existence ne constitue pas un blâme constant au regard d’un enfant du siècle, comme était l’écrivain, perdu de vices et affamé d’idéal. Encore maintenant et tandis que l’abbé allait auprès de lui de son pas un peu lourd, il le regardait, en songeant aux abîmes moraux qui le séparaient de ce prêtre. Le directeur de l’école Saint-André était un homme grand et fort, de cinquante ans environ. À première vue, rien, dans sa robuste corpulence, n’annonçait l’ascétisme de sa vie. La grosseur de ses joues et la coloration de son teint lui auraient même donné un air poupin, si le pli sérieux de sa bouche et surtout la beauté de son regard n’eussent corrigé cette première apparence. La sorte d’imagination propre aux artistes, qui, élaborée par l’hérédité, avait produit la mélancolie morbide de la mère de René, le talent du poète et son attrait pour toutes les choses brillantes, comme la tendresse désordonnée d’Émilie à l’égard de son frère ; cette imagination qui empêche l’esprit de s’arrêter au fait présent et positif, mais qui teinte sans cesse les objets de couleurs trop brillantes ou trop sombres ; cette dangereuse, cette toute puissante faculté allumait aussi ses éclairs dans les yeux bleus du prêtre. Seulement la discipline catholique en avait corrigé l’excès, comme la foi profonde en avait sanctifié l’emploi. Il y avait une sérénité dans cet ardent regard, celle de l’homme qui s’est endormi chaque soir et réveillé chaque matin, durant des années, sur une idée de dévouement. Cette idée à laquelle la conversation avec l’abbé Taconet revenait toujours, Claude en connaissait la formule si précise et si définie : reconstituer l’âme française par le Christianisme. Telle était, d’après ce robuste ouvrier de la vie morale, la tâche réservée dans notre époque à tous les hommes de bonne volonté. Claude n’ignorait pas non plus quelles espérances ce prêtre, vraiment supérieur, avait placées sur son neveu. Que de fois il l’avait entendu qui disait : « La France a besoin de talents chrétiens … » Aussi le regardait-il avec une curiosité singulière, étudiant sur ce visage si calme d’habitude un passage d’anxiété, — il aurait presque voulu de doute. Ils marchaient sur le trottoir de la rue d’Assas, et ils allaient franchir la rue de Rennes, quand l’abbé s’arrêta pour interroger son compagnon : — « Ma nièce m’a dit que vous connaissiez cette femme qui a poussé mon neveu à cet acte de désespoir. Dieu n’a pas permis que ce pauvre enfant disparût ainsi. Le corps guérira, mais il ne faut pas que l’esprit retombe… Qui est-elle ? »
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