— « Ce que sont toutes les femmes, » répondit l’écrivain qui ne put résister au plaisir d’étaler devant le prêtre sa prétendue connaissance du cœur humain. — « Si vous aviez confessé, vous ne diriez pas toutes les femmes, » interrompit le prêtre. « Vous ne savez pas ce que c’est que la Chrétienne et jusqu’où elle peut aller dans le sacrifice… » — « Ce que sont presque toutes les femmes, soit, » reprit Claude avec une nuance d’ironie, et il commença de raconter ce qu’il savait de l’histoire de René, puis il esquissa de Suzanne un portrait assez exact, à grand renfort d’expressions psychologiques, parlant de la multiplicité de sa personne, d’une condition première de son moi et d’une condition seconde : « Il y a en elle », disait-il, « une femme qui veut jouir du luxe, et elle garde un amant qui la paie ; il y a une femme qui veut jouir de l’amour, et elle a pris un amant tout jeune ; une femme assoiffée de considération, et elle vit avec un mari qu’elle ménage. Et l’amant d’argent, l’amant d’amour, le mari de décor, je parierais qu’elle les aime tous les trois, — d’une manière différente. Certaines natures sont ainsi, comme ces boîtes chinoises qui en contiennent six ou sept autres… C’est un animal très compliqué !… » — « Compliqué ? » fit l’abbé en hochant la tête. « Je sais : vous avez de ces mots, pour n’en pas prononcer d’autres bien simples. C’est tout simplement une malheureuse qui vit à la merci de ses sensations… Tout cela, c’est de grandes saletés. » Son noble visage exprima un dégoût profond, tandis qu’il prononçait cette phrase brutale. Il était visible que l’idée des choses de la chair lui causait l’espèce de répugnance irritée qu’elle donne aux prêtres qui ont dû lutter contre l’énergie d’un tempérament fait pour l’amour. Ce dégoût céda aussitôt la place à une tristesse profonde et l’abbé continua : « Ce qui m’épouvante pour René, ce n’est pas cette femme. D’après ce que vous m’en dites, son caprice assouvi, elle l’aurait laissé. Malade, elle n’y pensera plus. C’est l’état moral dont cette aventure témoigne chez ce pauvre garçon… Avoir vingt-cinq ans, avoir été élevé comme il l’a été, se sentir si nécessaire à la meilleure des sœurs, posséder en soi ce don incomparable que l’on appelle le talent, ce qui peut, mis au service de convictions fortes, produire de si grandes choses, l’avoir reçu, ce don divin, à un moment tragique de l’histoire de son pays, savoir que demain ce pays peut sombrer à jamais dans une tempête nouvelle, oui, savoir que son salut, c’est notre œuvre à tous, à vous, à lui, à moi, à ces passants… » il montrait devant eux quelques gens sur le trottoir, « et que tout cela ne pèse pas dans la balance contre le chagrin d’être trompé pas une coquine ! Mais… » et il insista, comme si son discours s’adressait à Claude autant qu’au blessé qu’il venait de quitter « qu’espérez-vous donc rencontrer dans cette redoutable région des sens où vous vous engagez, sous prétexte d’aimer, sinon le péché avec son infinie tristesse ?… Vous parlez de complication. Elle est bien simple la vie humaine. Elle tient tout entière dans les dix commandements de Dieu. Trouvez-moi un cas, je dis un seul, auquel ils n’aient pas répondu d’avance ?… Y a-t-il donc un aveuglement sur les hommes de cet âge, qu’un enfant, que j’ai connu pur, en soit arrivé là en si peu de temps, pour avoir seulement respiré la vapeur du siècle ?… Ah ! monsieur, » ajouta-t-il avec l’accent déchirant d’un père trahi par son fils, « j’étais si fier de lui ! J’en espérais tant !… » — « Vous en parlez comme s’il était mort, » interrompit Claude, qui se sentait tout ensemble attendri et irrité à l’égard de son interlocuteur. D’une part, il le plaignait de sa visible souffrance, de l’autre, il ne pouvait supporter les idées que venait d’énoncer le prêtre, quoiqu’elles fussent aussi les siennes dans ses crises de remords. Comme beaucoup de sceptiques de nos jours, il soupirait sans cesse vers la simplicité de la foi, seul principe de la suite dans le vouloir, et sans cesse le goût des complexités intellectuelles ou sentimentales lui montrait dans une foi, quelle qu’elle fût, une mutilation, il n’osait ajouter : une bêtise. Il éprouva subitement le besoin irrésistible de contredire l’abbé Taconet et de défendre ce René sur lequel, en arrivant rue Coëtlogon, il se lamentait lui-même : « Et pensez-vous, » continua-t-il, « que cet enfant ne sortira pas de cette épreuve plus fort, plus capable d’exercer et de développer ce talent d’écrire auquel vous croyez, vous, du moins, monsieur l’abbé ?… Ah ! écrire, si ce n’était que découvrir des idées en chambre, comme un géomètre devant son tableau noir, pour les énoncer, là, posément, tranquillement, en termes bien choisis, bien nets, mais le premier venu pourrait s’établir écrivain, comme on s’établit ingénieur ou notaire. Il n’y faudrait que de la patience, de la méthode et du loisir !… Écrire, c’est bien autre chose… » Et, s’exaltant à mesure qu’il parlait : « C’est vivre d’abord, et avoir de la vie un goût à soi, une saveur unique, une sensation, là, dans la gorge… C’est se transformer soi-même en champ d’expériences, en sujet auquel inoculer la passion. Ce que Claude Bernard faisait avec ses chiens, ce que Pasteur fait avec ses lapins, nous devons le faire, nous, avec notre cœur, et lui injecter tous les virus de l’âme humaine. Nous devons avoir éprouvé, ne fût-ce qu’une heure, les mille émotions dont peut vibrer l’homme, notre semblable, — et tout cela pour qu’un inconnu, dans dix ans, dans cent ans, dans deux cents, lise de nous un livre, un chapitre, une phrase peut-être, qu’il s’arrête et qu’il dise : Voilà qui est vrai, et qu’il reconnaisse le mal dont il souffre… Oui, c’est un jeu terrible que celui-là, et l’on court le risque d’y rester. Avec cela que le médecin qui dissèque ne court pas le risque de se couper avec son scalpel, et, quand il visite un hôpital de cholériques, de tomber foudroyé… C’est vrai, René a failli disparaître, mais quand il écrira sur l’amour maintenant, sur la jalousie, sur la trahison de la femme, il y aura un peu de son sang sur ses phrases, du sang rouge et qui a battu dans une artère, et non pas de l’encre prise dans l’encrier des autres. Et voilà une belle page de plus à joindre au patrimoine littéraire de cette France que vous nous accusez d’oublier. Nous la servons à notre manière. Ce n’est pas la vôtre, mais elle a sa grandeur. Savez-vous que c’est un martyre aussi que de souffrir ce qu’il faut souffrir pour s’arracher des entrailles Adolphe ou Manon ?… » — « Quia cognovi litteraturam, non introibo in regnum Domini… » répondit le prêtre, « je crois bien avoir entendu soutenir quelque chose d’approchant à l’École normale, il y a quelque trente ans, quand je me promenais dans le préau avec des camarades qui ont fait du bruit dans le monde. Ils avaient moins de métaphores et plus d’abstraction que vous, ils appelaient cela l’antinomie de l’art et de la morale… Les mots sont des mots, et les faits sont des faits… Puisque vous parlez de science, que diriez-vous d’un médecin qui, sous le prétexte d’étudier sur lui-même une maladie contagieuse, se la donnerait et avec lui à toute une ville ? Ces grands écrivains que vous enviez, songez-vous quelquefois à la tragique responsabilité qu’ils ont prise en propageant leur misère intime ? Je n’ai pas lu ces deux romans que vous avez nommés, mais le Werther de Gœthe, mais le Rolla de Musset, je me les rappelle. Croyez-vous que dans le coup de pistolet que vient de se tirer René, il n’y ait pas un peu de l’influence de ces deux apologies du suicide ? Savez-vous que c’est une chose effrayante de penser que Gœthe est mort, que Musset est mort, et que leur œuvre peut encore mettre une arme à la main d’un enfant qui souffre ?… Non ! les maladies de l’âme veulent qu’on ne les touche que pour les soulager, et cette espèce de dilettantisme de la misère humaine, sans pitié, sans bienfaisance, que je connais bien, me fait horreur… Croyez-moi, » conclut-il en montrant à l’écrivain la croix dressée au-dessus de la porte de l’église du couvent des Carmes, « personne n’en dira plus que celui-là sur la souffrance et sur les passions, et vous ne trouverez pas le remède ailleurs. » — « Il trompe comme le reste, » dit Claude, que la certitude du prêtre achevait d’irriter : « c’est en son nom que vous avez élevé René, et vous avouez vous-même que votre espérance a été déçue. » — « Les voies de Dieu sont impénétrables, » répondit l’abbé Taconet, dans le regard duquel passa un muet reproche qui fit rougir Claude. Il avait cédé à un vilain mouvement, dont il eut honte, en cherchant à toucher l’oncle de René à une place douloureuse, parce que la discussion tournait contre lui. Les deux hommes dépassèrent sans parler le coin de la rue de Vaugirard et de la rue Cassette, et ils arrivèrent devant la porte de l’école Saint-André au moment où une division d’enfants y rentrait, venant du lycée. C’étaient des garçons de quinze à seize ans, au nombre de quarante environ, tous bien tenus, tous l’air heureux, avec cette physionomie franche et pure de l’adolescence que de précoces désordres ne flétrissent pas. Leur salut, lorsqu’ils passèrent devant le directeur, trahissait une telle déférence, une telle affection personnelle, que l’influence profonde de ce rare éducateur aurait été reconnaissable à ce seul signe ; mais Claude savait, par expérience, avec quelle minutie l’abbé Taconet s’acquittait de sa noble tâche ; il savait que tous ces enfants étaient suivis, par ces yeux vigilants et doux, de journées en journées, presque d’heure en heure, et, prenant la main du prêtre avec une soudaine émotion, il lui dit : — « Vous êtes un juste, monsieur l’abbé, c’est encore là le plus beau talent et le plus sûr !… » — « Il sauvera René… » songeait-il après avoir vu la soutane du grand Chrétien disparaître derrière la porte du collège, qu’il avait si souvent franchie lui-même autrefois, dans les années mauvaises. Sa rêverie devint alors singulièrement sérieuse et mélancolique. Il marchait, presque machinalement, du côté de sa maison de la rue de Varenne, où il n’avait pas reparu depuis ces quelques jours, et il laissait son esprit flotter autour des idées que la conversation, et plus encore la seule existence du prêtre, avaient éveillées en lui. C’en était fini de la félicité physique éprouvée deux heures auparavant sur le balcon de Colette. Toutes les misères de la vie sans dignité qu’il menait depuis deux ans refluaient à la fois dans sa mémoire, rendues plus misérables par la comparaison avec les magnificences cachées de la vie du devoir dont il venait de contempler un exemplaire accompli. Cette impression amère du mépris de soi augmenta, quand il se retrouva, dans son appartement, rempli du souvenir de tant d’heures coupables et douloureuses. Vingt images se présentèrent dans lesquelles se résumait tout le drame dont il avait été un des acteurs : René lui lisant le manuscrit de Sigisbée, la première représentation aux Français, la soirée chez Mme Komof et l’apparition de Suzanne en robe rouge, Colette sur le canapé du souffroir au lendemain de cette soirée, puis René de nouveau lui racontant sa visite chez Mme Moraines, son départ à lui pour Venise, son retour, les scènes qui avaient suivi, les deux passions parallèles qui s’étaient développées dans son cœur et dans celui de son ami pour finir par le suicide de l’un et l’avilissement de l’autre. « L’abbé a raison, » songea-t-il, « tout cela, c’est de grandes saletés… » Il se dit ensuite : « Oui, l’abbé sauvera René, il le forcera de partir, une fois guéri, de voyager six mois, un an ; il reviendra, délivré de cette horrible histoire. Il est jeune… Une âme de vingt-cinq ans, c’est une plante si vigoureuse, si verte ! Qui sait ? Il se laissera peut-être toucher par Rosalie, il l’épousera… Enfin, il triomphera. Il a souffert, il ne s’est pas avili… Mais moi ? » En quelques minutes, il dressa le tableau de sa situation actuelle : trente-cinq ans bien passés, pas une raison sérieuse de vivre, désordre en dedans et désordre au dehors, dans sa santé et dans sa pensée, dans ses affaires d’argent et dans ses affaires de cœur, un sentiment définitif du néant de la littérature et des hontes de la passion, avec une incapacité absolue d’abdiquer le métier d’homme de lettres et de quitter le libertinage… « Est-il vraiment trop tard ?… » se demanda-t-il en marchant dans sa chambre de long en large. Il aperçut, comme un port lointain, la maison de sa vieille parente, de cette sœur de son père, isolée en province, à laquelle il écrivait deux ou trois fois chaque hiver, et presque toujours, depuis des années, pour lui demander de l’argent. La petite chambre qui l’attendait se peignit dans sa pensée, avec sa fenêtre ouverte sur une prairie. Un coteau fermait cette prairie, que traversait une rivière bordée de saules. Pourquoi ne pas faire là une retraite, où il essaierait de se reprendre ? Pourquoi ne pas tenter une dernière fois de s’arracher aux vilenies d’une existence sur laquelle il n’avait plus une illusion ? Que ne partait-il tout de suite, et sans même revoir cette femme qui lui avait été plus funeste que Suzanne à René ?… L’agitation où le jeta cette vue subite d’un salut encore possible le chassa de son appartement, non sans qu’il eût dit à Ferdinand de préparer sa malle. Il sortit, et il se laissa conduire au hasard de ses pas jusqu’à l’entrée des Champs-Élysées. Par cette claire soirée de la fin de mai, les équipages passaient, passaient, innombrables. L’antithèse entre ce décor mouvant du Paris des fêtes, tant aimé autrefois, et le décor immobile qu’il rêvait maintenant à une conversion suprême séduisit l’artiste. Il s’assit sur une chaise, et il regarda ce défilé, reconnaissant celui-ci, celle-là, et se rappelant les histoires, ou vraies ou fausses, qu’il savait sur chacun ou chacune… Une voiture tout à coup attira son attention parmi les autres. Il ne se trompait pas… Un élégant visà-vis approchait, emportant Mme Moraines avec Desforges assis à son côté et Paul Moraines en face. Suzanne souriait au baron qui, évidemment, emmenait sa maîtresse et le mari au Bois, — sans doute pour y dîner. Elle n’aperçut pas l’ami de René qui, après avoir suivi des yeux longtemps la jolie tête blonde tournée à demi vers le protecteur, se mit à rire et dit tout haut : — « Quelle comédie que la vie et quelle sottise d’en faire un drame ! » puis il tira sa montre et se leva précipitamment : — « Six heures et demie, je serai en retard chez Colette… » Et il héla un fiacre qui passait à vide, pour arriver rue de Rivoli — cinq minutes plus tôt !
Paris-Douvres. Février-Octobre 1887.